14 — Ma-Pa (1/2)

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J’avais pris quelques jours de repos, sur les conseils de ma chérie. Une semaine, en réalité.

C’était long et je m’étais emmerdé plus d’une fois. J’étais incapable de rester inactif, ma tête devait toujours trouver un truc pour s’occuper. J’avais rouvert quelques dossiers réalisés durant l’écriture de mon livre sur l’histoire du transport ferroviaire. Même s’il n’avait pas aussi bien marché que je l’espérais, j’étais quand même satisfait du boulot accompli. Et j’avais appris beaucoup de choses.

J’ignorais si c’était un pur hasard ou bien un alignement mystique, mais je reçus la visite de Franck, mon agent, alors que je réfléchissais devant la carte du monde. Il ne s’agissait pas des cartes délirantes obtenues auprès de Hernandez, non. Elle ne mentionnait pas l’existence d’une ville dans une tornade au milieu d’un océan. Elle représentait notre monde bien réel, tel qu’on le connaissait, avec une ligne continue reliant les sept continents au travers des océans.

C’était le trajet du train, cette machine formidable qui effectuait le tour du monde tous les mois. J’avais beau me persuader qu’il n’y avait rien à raconter sur un transport ferroviaire vieux comme le monde et, pourtant, des questions me taraudaient à son sujet. Qui l’a construit ? Pourquoi fait-il le tour du monde ? Comment assure-t-il une telle ponctualité exemplaire ?

Et pourquoi cette foutue carte devant mes yeux a-t-elle été réalisée à partir de déductions et d’observations de ce train et non fournie par la compagnie derrière ? Même chose pour la table d’horaires.

J’étais monté plusieurs fois dedans et j’avais noté l’absence de plan de son circuit affiché dedans. Si j’avais été à la tête de l’entreprise derrière, j’aurais crâné comme pas permis en démontrant la supériorité technologique et logistique de ce transport. Ils avaient visiblement l’air plus raisonnables que moi.

— Je croyais que tu bossais sur les derniers travaux de Van Enhoorte ? s’étonna Franck.

— J’avais besoin de me changer les idées. L’enquête s’avère plus éprouvante que je ne l’aurais imaginé.

Comment s’appelle l’entreprise qui fait tourner le train, déjà ?

Je notais rapidement cette dernière question. J’avais rencontré durant mon dernier projet de nombreuses compagnies ferroviaires, mais je me rendis compte que j’étais infoutu de citer celle qui opérait le train.

— Et ça avance ?

— Quelque chose me dit que tu n’es pas venu me faire une simple visite de courtoisie, dis-je d’un ton méfiant en posant mon crayon.

— Allons, Alex, depuis le temps qu’on se connaît.

Treize ans que je travaillais avec cette tête de con. J’avais maintes fois songé à changer d’agent tellement sa condescendance m’énervait. Malheureusement, Franck était aussi très bon dans son domaine. Il m’avait donné ma chance quand j’avais écrit mon premier bouquin sur les ruines antiques de Iunis, puis il me permit de gagner en confiance pour abandonner mon boulot dans le musée qui m’employait à l’époque. Étiqueter et cataloguer des vieilleries n’était clairement pas ma vocation. Mes premiers ouvrages m’avaient ouvert les portes des conférences devant des étudiants en Histoire, je pouvais partager ma passion auprès des jeunes. Et il avait quand même réussi à rattraper le foirage du dernier livre tant bien que mal, tout comme il avait aussi défendu mon projet sur Van Enhoorte.

Je n’ai jamais trop su s’il se comportait ainsi avec les autres auteurs dans son portefeuille ou si c’était simplement avec moi.

La bienséance voulut que je lui propose un café, ce qu’il accepta avec plaisir. J’en avais besoin moi aussi.

— La maison d’édition râle parce que je n’avance pas au rythme qu’ils espéraient ? Ils savent que ce genre d’enquête peut prendre des années, rassure-moi ?

Franck haussa des épaules et tournait la cuillère dans la tasse plus par automatisme que nécessité. Il ne prenait pas de sucre, tout comme moi.

— Bah, ils ont misé sur ton projet et avancé quelques frais. Donc, ils attendent forcément un peu de résultats, dit-il en prenant une gorgée. Le nouveau responsable éditorial est un de ces trous-du-cul arrivistes à peine sortis de l’école qui pensent pouvoir changer le monde.

— Je n’ai même pas retenu son nom.

— Le même que le patron de la maison, il a pistonné son fils.

— Ah. Et donc, le fiston fait un caprice ? ironisai-je.

— Il est encore plus tête à claques que toi, donc je te laisse imaginer.

Je poussai un éclat de rire puis repris mon sérieux.

— C’est donc de là que venait le courrier désagréable que j’avais reçu il y a quelques semaines ?

— Quel courrier ? demanda Franck en posant la tasse sur ma table basse.

Je compris rapidement qu’il ne feignait pas l’ignorance, ce n’était pas son genre. Sa franchise et son ton direct faisaient partie des éléments que j’appréciais chez lui.

— Il mentionnait des plaintes sur ma méthode de travail, comme quoi je ne respectais pas mes témoins, énonçai-je. Cela m’avait tellement énervé que je l’ai déchiré et jeté.

— Et as-tu été désagréable avec les personnes que tu as rencontrées ? m’envoya-t-il d’un ton inquisiteur. Je pense en particulier avec les Van Enhoorte, on s’est donné du mal pour avoir ce rendez-vous.

— Bien sûr que non ! m’exclamai-je. J’éprouve un grand respect pour cette femme et sa famille, c’était un honneur de les rencontrer !

— Alex, je n’ai pas souvenir d’avoir entendu des plaintes à ton sujet. À mon grand étonnement.

Il rehaussa ses grosses lunettes, puis continua.

— Et même si on a souvent été en désaccord, qu’on s’est engueulés plus de fois qu’on a pris un verre ensemble, je sais que tu fais du bon boulot. Ce n’est pas normal que tu reçoives ce genre de connerie. Je prends le point.

La vache, je n’avais pas souvenir d’avoir reçu autant de compliments de sa part lors d’une discussion.

— Ne perds pas ton temps avec ça, tentai-je pour éviter de faire des vagues. Je te préviendrai si ça se reproduit.

— Comme tu veux.

Une pause ponctua notre discussion. Franck balayait du regard les dizaines de documents que j’avais accrochés aux murs, ainsi que les cartes du monde sur lesquelles j’avais dessiné des points. Il regarda avec intérêt celle où j’avais noté la présence hypothétique de la ville décrite par Hernandez.

— C’est quoi ce point dans la région de la Brume ? demanda-t-il avec une forme de curiosité que je ne lui connaissais pas.

— Ah, ça, euh… bafouillai-je.

J’avais un peu peur de devoir abattre mes cartes si tôt.

— Ça me vient de mon dernier témoin, repris-je. C’était la seule personne à avoir travaillé avec Van Enhoorte encore en vie que j’avais pu retrouver jusqu’ici. Mais il a fait un séjour en psychiatrie et il m’a raconté des trucs parfois délirants. Selon lui, le point que tu vois est une ville sous la Brume que la dernière expédition de Van Enhoorte aurait découverte.

— Sérieux ? s’étonna-t-il en levant un sourcil.

— J’essaye justement de découvrir des preuves pour l’étayer. J’ai surtout peur qu’il m’ait raconté des bobards.

Franck se retourna vers moi et me dévisagea.

— Tu te rends compte de la bombe que tu tiens si c’est vrai ?

— Oui, mais je ne préfère rien dire avant d’obtenir assez de preuves.

Je préférais garder sous silence le fait que je détenais le document que Hernandez m’avait présenté comme le carnet de notes de Nigel Van Enhoorte.

— Tu as raison. Et la ligne sur le plan ? continua-t-il en la suivant du doigt.

— Le tunnel qu’aurait pris l’expédition pour arriver sous la Brume. Là aussi, les preuves de son existence réelle manquent.

— Tu comptes le vérifier ?

— Je songe à aller sur place, oui, répondis-je un peu embarrassé.

Franck resta pensif devant mes documents. Je ne savais pas trop déchiffrer s’il me prenait pour un timbré ou bien s’il flairait quelque chose. Ce type avait beau être un connard quand il s’y mettait, il savait aussi trouver un bon filon. Le calme de mon appartement me permit d’entendre du bruit sur le palier. Des voix fortes accompagnées de frottements. Probablement des voisins qui déménageaient quelque chose.

— Bon, j’ai de quoi rassurer la maison, m’annonça-t-il. Tu as l’air de bien avancer et tu as plusieurs pistes à suivre. Si tu as besoin de quoi que ce soit, passe me voir.

— Ça marche, merci, Franck.

Je l’ai accompagné jusqu’à l’entrée de mon immeuble et j'ai attendu qu’il s’éloigne dans la rue opposée. J’éprouvais une certaine euphorie, car ce n’était pas tout le temps qu’une entrevue avec mon agent se passait aussi bien. Je m’attendais donc à ce que, lors de la prochaine, nous nous engueulions comme à notre habitude.

Je profitai du passage dans le hall d’entrée pour vérifier mon courrier. Un étrange document se trouvait dans ma boîte. C’était une affiche présentant une exposition artistique avec un tableau aux traits hachurés, sombres et torturés. Je le pris d’abord pour une publicité, mais la date située trente ans dans le passé m’intrigua.

Galerie des Beaux-Arts de la Nouvelle Yoark

Du 6 au 16 décembre 2024

À ne pas manquer !

Exposition Ma-Pa

La mélancolie au service de l’art

— Tiens donc, soliloquai-je.

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