14 — Ma-Pa (2/2)
J’avais contemplé ce prospectus assis dans mon fauteuil pendant de longues minutes. Le coup de crayon me rappelait quelque chose, tout comme la signature de l’artiste.
« Ma-Pa »
Le dessin représentait une personne aux traits féminins, même si cela restait plutôt abstrait. Contrairement à l’annonce du slogan, je ne voyais pas de mélancolie dans ce visage esquissé. C’était de la peur, de la terreur même. La subtilité du contraste de son expression m’impressionna. Quelques traits autour de ses yeux et sur son visage m’évoquaient ce sentiment, et non de la tristesse. Le buste dénudé du portrait contrastait avec la tête. Celle-ci se distinguait mieux, tout en gardant un certain flou. Le corps était quant à lui dévasté. Des déchirures, comme si l’épiderme s’était fendu, le parsemaient. Le tracé se dispersait comme si cette personne explosait en une multitude de traînées noires et rouges. C’était vraiment malaisant.
— Ah ! Mais oui, bordel ! m’exclamai-je tout seul en me relevant brusquement.
Je me rendis compte que j’avais laissé entrouverte la porte de mon appartement. Un voisin de passage me regarda bizarrement avant que je ne la referme d’un coup de pied. J’ouvris avec précipitation le dossier contenant les documents hérités de Hernandez. J’avais pris soin de mettre sous pochette plastique les plus fragiles, notamment ceux auxquels je venais de penser. Je tirai l’une d’entre elles et la posai délicatement sur la table.
C’était un crayonné représentant un bois avec un large tunnel au fond. Le style était très beau, précis, mais aussi très hachuré, comme l’affiche arrivée dans ma boîte aux lettres. Il portait la même signature en bas à droite : « Ma-Pa », suivie de l’année 2020. Un éclair de génie frappa mon cerveau : Marie Parella ! Son nom d’artiste, bien sûr ! Les autres dessins portaient tous la même griffe. Cette femme devait donc bien avoir existé, même si les photographies issues des dossiers étaient déjà des preuves solides. Je tenais entre mes mains les représentations qu’elle devait avoir croquées durant l’expédition.
Je constituai un rapide dossier en mettant sous pochette l’affichette, l’une des photos de Marie Parella, et un dessin signé Ma-Pa. J’enfournai tout ça dans mon sac à dos et je me mis en route en coup de vent vers les archives. Tant pis pour les vacances.
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Je m’installai sans grande conviction devant l’un des terminaux des archives universitaires d’Augusta, puis pianotai quelques requêtes. Très vite, la machine me retourna une série d’articles au sujet d’une artiste peintre qui travaillait sous le pseudonyme Ma-Pa. Une rapide biographie commença à s’assembler.
Ma-Pa exposait principalement son œuvre à la Nouvelle Yoark, l’une des plus grandes cités de l’Amerigus Septentrional. C’était une artiste plutôt discrète qui se montrait rarement en public. Les quelques photographies retrouvées la montraient systématiquement vêtue d’une robe noire aux manches déchirées. Ce surprenant assemblage de lambeaux de tissu donnait l’impression qu’elle se liquéfiait. Ce style vestimentaire faisait écho à son art. Je mis du temps avant de trouver un cliché de son visage, probablement pris à la sauvette par un paparazzi au vu du flou de mouvement. Ma-Pa portait constamment un voile noir cachant sa tête durant ses apparitions publiques, telle une veuve dans l’incapacité de traverser son deuil. Je comparais tant bien que mal l’agrandissement que l’ordinateur parvint à réaliser. Aucun doute, c’était bien Marie Parella.
— Wow, m’étonnai-je à demi-ton.
Sur la photo tenue entre mes deux doigts, je voyais la bouille charmante et souriante d’une jeune femme pleine d’entrain. Son regard transpirait la motivation et la volonté de découvrir le monde. Son sourire donnait envie de l’étreindre dans ses bras. Elle portait un petit chapeau incliné vers l’arrière et de larges lunettes rondes aux bords fins. C’était un savant contraste d’étudiante studieuse et de frivolité.
Mes yeux retournèrent sur l’écran de l’ordinateur.
Si le désarroi et l’effroi devaient avoir un visage, ça aurait été celui de Ma-Pa. Tous ses traits partaient vers le bas, comme si elle subissait une forme d’attraction permanente, aspirée par les limbes ou les abîmes de je ne sais quel désespoir. Ses pupilles noires ne reflétaient aucune émotion, elles étaient vides de cette lueur de vie qu’on pouvait distinguer inconsciemment dans le regard de chacun. Son expression faciale formait une grimace tendue qui s’additionnait à une peau tellement pâle que cela interrogeait sur sa santé. Les rides de son front trahissaient une mélancolie dont elle ne pouvait sortir. Des traces noires remontaient depuis son cou et s’affinaient pour s’arrêter à son menton. Cela ne ressemblait pas à un tatouage, le relief des marques était bien trop prononcé. Ou alors c’était encore pire que je pouvais l’imaginer.
Je consultai d’autres articles écrits par des critiques d’art. Ils vantaient son œuvre en l’appelant « d’exquise oppression », capturant avec une « précision frappante » la détresse morbide dans sa forme la plus poignante. Tout un programme. L’un de ses tableaux représentait un homme allongé, les traits décharnés. Il semblait baigner dans son propre sang qui s’écoulait depuis des fissures qui lacéraient son corps. J’étais à la fois impressionné et mal à l’aise. Elle parvenait à représenter avec seulement des traits noirs, rouges et bleus une forme d’angoisse primaire percutante. Le personnage allongé soulevait lentement sa main vers l’observateur, la désignant avec un doigt maigre dont la chair venait de s’écrouler. Je ne savais pas s’il demandait de l’aide ou émettait une mise en garde. Le noir prédominant se teintait de gris estompé et de liserés rouges, suggérant des fissures dans le corps qui se décomposait en morceaux. La précision de son dessin me faisait ressentir les spasmes des muscles qui se mouvaient au rythme où ils se détachaient des os. Mes membres contractèrent comme si un étrange réflexe les avait saisis.
Je réprimai un haut-le-cœur et réduisis la fenêtre des œuvres de Ma-Pa.
Cette image me rappela le témoignage de Rafael Hernandez. Il avait dit que Nigel Van Enhoorte était mort dans une atroce agonie. La peau se détachait du corps, le sang coulait de tous les orifices, un véritable empoisonnement sournois qui rongeait de l’intérieur. Je pensai avoir assisté à la représentation visuelle et horrifique de ses propos. J’étais incapable d’imaginer quels cauchemars devaient hanter les nuits de Marie pour qu’elle produise de telles scènes d’horreur. Pouvait-elle de dormir sans se gaver de médocs ?
Mes recherches me permirent de retrouver quelques autres articles au sujet de l’artiste, mais cela restait bien évasif. Elle était si discrète en dehors des expositions que très peu d’information transparaissait. Jusqu’à ce que je tombe sur la dernière de la série.
Ma-Pa s’était donné la mort en 2035. Quinze années après l’expédition dans la Brume, la supposée découverte de cette ville, et la mort de Van Enhoorte.
Quelques connexions se formèrent dans ma tête à la suite de ces nouvelles découvertes. Hernandez devait probablement avoir halluciné une partie de son histoire sur les « agents ». Marie Parella n’avait pas été « effacée », elle avait simplement disparu de la circulation et s’était réfugiée sur un autre continent. Cela ne semblait pas avoir suffi pour qu’elle se remette de l’expédition. Je n’étais pas en mesure d’expliquer pourquoi Hernandez l’aurait subitement oubliée, mais j’avais déjà entendu parler d’une notion « d’amnésie traumatique ». Cela restait donc une explication plausible.
J’éprouvai une certaine fierté pour avoir résolu un des mystères de cette enquête. Le premier, pensai-je. Je fermai la session sur l’ordinateur, rangeai mes affaires, me levai et quittai l’université d’Augusta en traînant des savates. J’avais fait des progrès dans mon enquête, j’aurais dû être content. Mais, en réalité, j’avais le cafard.
Les vacances pour me changer les idées retrouvèrent de leur pertinence.
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