15 — Le puzzle (1/2)
Les quinze jours de vacances pris pour me déconnecter de l’enquête Van Enhoorte me firent du bien. En dehors des rapides recherches sur Marie Parella, j’avais bien respecté mon engagement de penser à autre chose. Ce fut aussi l’occasion de passer un peu plus de temps avec Nathalie. Elle était venue chez moi pour la première fois depuis un mois et avait découvert avec stupeur le bordel avec tous les documents exposés au mur.
« Ah oui, t’en es à ce point là », remarqua-t-elle sèchement et sans filtre. J’avais tellement rougi d’embarras que je mis de longues minutes pour me calmer. Pour Franck, mon agent, c’était juste le travail en cours d’un bosseur qui ne savait pas s’arrêter. Pour Nath, c’était le signal d’alarme pour dire : stoppe, sinon tu finiras mal.
Elle m’avait proposé un cinéma pour me changer les idées.
J’aime pas le cinéma, mais je devais faire des concessions. C’est ça la vie de couple, paraît-il.
Elle me força donc à poser mon cul sur un fauteuil pendant deux heures et rester inactif devant un écran. C’était la pire torture qui soit pour moi, mais je mis de côté mes petits caprices pour lui faire plaisir. Le film en question appartenait au genre des « fictions historiques ». Rien de mieux pour hérisser le poil de l’historien en moi. L’Histoire, c’est enquêter sur notre passé en cherchant des preuves et des sources, pas inventer une jolie fiction, merde !
Il racontait celle d’une famille rurale dans un village pauvre qui travaillait d’arrache-pied pour extraire du minerai. Les plus vieux, les moins vieux et même les enfants devaient creuser dans les mines dès qu’ils atteignaient l’âge. Le long métrage insistait sur leur condition déplorable, leur vie misérable, les mineurs qui se tuaient à la tâche, littéralement, on les traitait comme des outils jetables, et ils ne gagnaient presque rien. Un mélodrame pour faire chialer, en résumé. Je n’avais pas trop saisi d’où provenait cette idée, les livres de l’histoire industrielle ne mentionnaient pas de telles choses. En fait, toute cette notion de pauvreté et de souffrance n’avait jamais réellement existé dans les deux millénaires de notre histoire. L’outillage et l’automatisation avaient toujours aidé à rendre moins pénible ce genre d’entreprise. Peut-être s’étaient-ils inspirés de théories de l’Antiquité où les gens ne disposaient que de pioches et de baluchons pour miner.
À quel moment étions-nous passés de ça aux machines-outils qui creusent, trient et raffinent le minerai pour nous, déjà ?
Nathalie avait dû remarquer que ce film me faisait plus cogiter qu’il ne me détendait. Elle prit ma main dans la sienne, puis la caressa. C’était très agréable et cela m’apaisa. Nous finîmes par nous bécoter comme deux ados pendant la deuxième moitié de la séance.
Finalement, ça valait le coup.
---
Mon premier objectif à la reprise de mes travaux fut d’établir une chronologie des événements de la dernière expédition. Les documents de Hernandez étaient une véritable mine d’or, plus intéressante à explorer que celle du film au ciné l’autre fois. J’avais d’ailleurs fini par m’excuser auprès de ma chérie pour avoir ronchonné là-bas. Elle m’avait répondu que c’était la raison pour laquelle elle m’appelait souvent son « nounours ». Ce n’était donc pas une question de poils, juste de caractère de cochon.
J’avais déniché dans le bordel de papiers des copies de dossiers internes provenant de l’Université d’Augusta. La note de cadrage du projet, le budget associé, ou encore la planification, tout ceci prouvait l’existence de la dernière expédition. Grâce aux références mentionnées sur les documents, et beaucoup d’insistance sur mes requêtes, je parvins à faire cracher aux ordinateurs de la fac des exemplaires qu’ils conservaient en mémoire. Je m’étonnais d’avoir pu les récupérer au vu du secret qui entourait ce sujet. Étais-je si agaçant que même une machine en avait marre de me subir ?
Une constante demeurait dans cette enquête : à chaque fois que je dénichais des fichiers intéressants, les ordinateurs refusaient de les copier sur un autre support. J’avais beau ne rien y connaître dans l’informatique, je me disais qu’un verrou devait se trouver quelque part. Peut-être que je tombais dans des embranchements qui n’étaient pas prévus par leur arbre de décision à force de creuser un sujet précis.
J’avais retranscrit à la main tout ce que je pouvais. L’un des papiers me donna même la liste des membres de l’expédition. L’équipe « A » se composait donc de Nigel, Isabelle et Francis Van Enhoorte, ainsi que de Robert Worthstram, Marie Parella et Rafael Hernandez. Gari Reimson, certainement resté en retrait à l’entrée de la caverne, dirigeait l’équipe « B », accompagné de Gabyelle Tolsen, et Carolina Comelles. Le texte faisait également état de l’embauche de six guides locaux, dont quatre pour l’équipe de Van Enhoorte.
Je fis quelques recherches sur les trois membres de la seconde et ne trouvai rien de spécial. Il s’agissait d’employés de l’Université qui travaillaient dans des entreprises du même genre. Reimson était un intendant qui gérait avant tout la logistique, tandis que Tolsen était médecin et Comelles conductrice de poids lourds et véhicules tout-terrain. J’avais espéré retrouver une trace d’eux pour tenter une rencontre, mais ils avaient fini par s’évaporer des archives. J’avais décidé de ne pas cramer du temps sur leur recherche, leur profil ne me semblait pas correspondre à mes attentes.
Après deux jours d’analyse, de crises de nerfs, de remise en question de mes choix de vie, et de croisement des nombreux documents récupérés, je parvins à dresser une chronologie de la dernière expédition lancée il y a maintenant trente-neuf ans.
Le projet fut soumis le 3 juin 2020 au comité de direction de l’Université. Je m’étonnais encore d’avoir pu mettre la main sur le compte-rendu de la réunion. Ce fut plutôt véhément et j’imaginais bien la scène.
Nigel y présenta les différents jalons de la nouvelle entreprise. Il proposait une date de démarrage en septembre 2020, une fois l’équipe constituée et le financement validés. L’un des membres du comité freinait des quatre fers avec des arguments prévisibles. J’avais noté « gouffre économique », « intérêt scientifique médiocre », et « gloire personnelle » comme principales objections. Celle émise par un autre individu devait avoir fait bondir le professeur Van Enhoorte : « Vous êtes trop vieux pour ça ». Hélas, le rapport n’avait pas enregistré sa réaction. Il manquait quelques minutes de la réunion. Je supposais que la discussion fut si houleuse, avec certainement des noms d’oiseaux dégainés, que le greffier arrêta de prendre note.
Le compte-rendu repartit lorsque Nigel évoquait « l’entreprise Van Enhoorte prendra en charge soixante-treize pour cent du budget ». Je n’avais pas retrouvé la note budgétaire complète, seulement une estimation grosse maille, mais les explications consignées de l’explorateur me donnèrent une petite idée. D’après lui, la part de l’Université s’élevait à « deux nuits d’hôtel à Ughvaere pour l’ensemble de l’équipe ». Le centre de recherche volcanologique de Maia leur prêtait le matériel de protection à titre gracieux, le transport avait un coût dérisoire, et les aides locaux seraient payés à peu près aussi cher que « les putes favorites de Conrad ». Le nouveau blanc dans l’horodatage des propos avec les suivants me fit comprendre que Nigel avait dû sortir du dossier pour appuyer quelques arguments. Je reconnus le « vieil escroc » décrit par Hernandez. Quand ce type voulait quelque chose, il l’avait. Et j’en eus encore une fois la démonstration.
Annotations
Versions