15 — Le puzzle (2/2)
Le financement du projet fut validé le 16 juin 2020. Contre toute attente, l’Université contribua plus que prévu. Nigel avait certainement encore activé quelques discrets leviers. L’explorateur se rendit plusieurs fois à Ughvaere entre juin et sol 2020, pour évaluer le terrain et cadrer un peu plus en détail le matériel nécessaire, supposai-je.
Les deux équipes furent constituées et approuvées le 3 sol 2020. La composition ne différait pas du manifeste trouvé dans les papiers de Hernandez. Le document de l’Université mentionnait les noms des aides locaux employés : Pavel Rodmarov, Maksim Menski, Gerda Leskeviciute, Ana Strasinskaite, Reili Kallaste, et Kobir Gadaba. Les quatre premiers étaient assignés au groupe de Van Enhoorte, tandis que les deux autres restèrent avec le second. Je me demandais si j’avais une chance de rencontrer l’une de ces personnes. D’après Hernandez, deux étaient morts durant la fuite.
L’ordre de mission signé par Rafael Hernandez se trouvait dans ses fichiers. Je pus comparer les jours et cela coïncidait. Il l’avait accepté le 10 sol 2020. Marie fit de même la veille. Malheureusement, je ne parvins pas à dégoter le reste.
Un autre compte-rendu de réunion du 2 juillet 2020 me laissa perplexe. Nigel aurait avancé la date de démarrage de l’expédition, initialement prévue le 9 septembre 2020. Celle du 8 août 2020 fut retenue et actée. Je n’avais pas réussi à trouver d’indices pouvant expliquer la raison de ce changement de plan.
L’agenda indiquait qu’ils devaient partir pour Ughvaere ce jour-là en prenant un train d’Augusta pour l’est, en direction de Maia. Cela représentait cinq jours de voyage en raison des nombreuses escales, et correspondances. Je comparai avec la carte du monde pour mieux me rendre compte du trajet. Et dire que j’avais envisagé de faire le même avant mes vacances sans même avoir pris le temps de vérifier la durée de l’itinéraire. Nathalie avait bien fait de me forcer à m’arrêter, j’aurais été bien crevé là-bas. Rien que le parcours Augusta vers Maia comptait trois mille kilomètres. Maia se trouvait au nord-ouest de la région de la Brume. L’expédition évoquait du matériel à récupérer au centre de recherches volcanologique. Il était plutôt bien situé, proche de la chaîne de l’Héral, en activité depuis la nuit des temps. Cela me rappela que j’avais une vieille copine de lycée qui y travaillait. Je devrais penser à aller la voir.
Je levai le nez de mes documents et reconsidérai ma dernière idée. Ça y est, j’étais reparti pour vouloir aller à Ughvaere. Je me mis quelques claques au visage pour évacuer ce parasite de ma tête.
— Finis le plan de l’expédition ! m’ordonnai-je à voix haute.
Je repris ma comparaison entre le projet et la carte du monde. Le trajet pour se rendre de Maia à Ughvaere, localisée au sud dans les Karpaty, me sembla horrible. À vol d’oiseau, les deux points étaient à moins de deux mille kilomètres l’un de l’autre. Sauf qu’entre les deux régions se trouvait celle de la Brume, qu’il fallait donc contourner. Les routes ou voies ferrées empruntaient le même tracé, contournant le flanc ouest et longeant le sud de celle-ci. Par chance, la frontière inférieure de la Brume s’arrêtait une centaine de kilomètres avant le bord de mer. Cela provoquait un détour de quatre mille kilomètres quand même. Je compris mieux les cinq autres jours de voyage. Leur plan prévoyait de faire une partie du retour avec le train qui serait en escale à Maia à leur retour d’Ughvaere. C’est sûr que passer de cinq à une journée de déplacement aurait été préférable, j’y avais moi-même songé pour repartir de là-bas.
Je lâchai un soupir puis m’envoyai une nouvelle claque. Cette idée était aussi risquée qu’idiote, je devais arrêter avec ça.
L’expédition arriva donc à Ughvaere le 20 août 2020. Je tenais cette information du carnet de notes de Nigel Van Enhoorte. La lecture de ce document fut passionnante, car elle montrait à la fois les préparatifs, les questions qu’il se posait, ses inquiétudes qu’il y consignait en secret, mais aussi sa méthode de travail. Chaque ligne était précisément horodatée, c’était comme suivre la transcription de l’événement heure par heure.
Nigel pestait dedans et insultait la compagnie ferroviaire pour son « incompétence » et « amateurisme ». Elle aurait refusé de les laisser monter avec le matériel d’exploration en terrain volcanique sous prétexte que leur billet n’incluait pas ce bagage supplémentaire. Au vu du tempérament du vieux, je n’osais pas imaginer la scène. Elle parvint finalement à embarquer dans le train suivant.
L’équipe se reposa du voyage pendant une journée et en profita pour se préparer. Nigel et Rafael avaient effectué un tour de reconnaissance à la caverne, accompagnés par les aides locaux. J’avais retrouvé un passage où il évoquait les craintes que Hernandez lui avait partagées. Visiblement, l’expression « consigner dans son carnet » pour dire qu’il s’en foutait était sans fondement. Nigel avait bien noté dedans les propos de son assistant.
« 20 août 2020, 14 h 30. Raf m’a fait part de ses inquiétudes et d’un mauvais pressentiment. Je pense que le voyage l’a simplement fatigué, et une bonne nuit de sommeil le remettra d’aplomb. Mais je reconnais éprouver moi aussi une certaine appréhension. J’ai visité plusieurs fois l’entrée de ce tunnel et j’ai observé des choses inhabituelles pour une grotte. Elle est trop parfaite pour être naturelle, elle est obligatoirement artificielle. Des habitants y vivr ...? »
Nigel semblait avoir été interrompu pendant qu’il écrivait et n’avait pas fini cette entrée. J’avais constaté plusieurs passages incomplets de ce genre, comme si ses textes reflétaient le fil de sa pensée. Il ne revenait jamais sur une note inachevée et se contentait de la finaliser plus tard.
L’expédition commença le 21 août à 9 heures tapantes. Les comptes-rendus de Van Enhoorte corroboraient les propos d’Hernandez au sujet du tunnel. Lui et son mentor avaient fait des observations identiques, et parfois je découvris quelques compliments adressés à son assistant.
Rafael avait-il lu ce carnet ? me demandai-je.
Ils mirent trois heures pour traverser la caverne et arriver dans ce que Van Enhoorte décrivit comme « une incongruité historique ». Le reste des notes retraçait peu ou prou le même récit que celui raconté par Hernandez. Il ne m’avait pas pipeauté, ou alors il avait aussi créé ce document de toutes pièces. Mais je n’y croyais pas. Les papiers de l’Université démontraient que ce projet avait eu lieu et les périodes coïncidaient toutes. Pareil pour les dessins réalisés par Marie Parella qui portaient la date du 21 août 2020.
L’exploration de la ville dura plusieurs heures. Ils étaient arrivés vers 15 heures dans le grand bâtiment dont Hernandez m’avait parlé. Puis ils en sortirent au bout de trois. Nigel s’étonnait dans ses notes en voyant que le temps ne changeait pas, tout comme la luminosité. La Brume était connue pour émettre constamment une lueur éclairante, mais pas suffisante pour illuminer toute une cité. Le professeur se posait beaucoup de questions quant à la nature du ciel au-dessus de leurs têtes. Il pensait bien être sous la Brume, mais il était incapable de l’affirmer. Il projetait de revenir plusieurs fois pour étudier cet endroit.
La dernière note datait du 21 août à 18 heures 23. Pendant que les autres s’extasiaient devant un « tas de ferraille accroché à un immeuble », dixit les propos de l’explorateur, lui se demandait qui avait bien pu construire tout ceci. Son ultime interrogation fut : « Une civilisation humaine plus avancée que la nôtre a-t-elle existé dans le passé ? ». Même lui avait eu cette idée délirante en tête.
Le carnet s’arrêtait là.
Je supposais que c’était à cet instant qu’ils prirent la fuite avec les hurlements et les machines haineuses qui se réveillaient. Rien que d’y penser, je recommençais à frissonner.
J’avais bien fait de mettre de côté la lecture du journal de Van Enhoorte pour rechercher en priorité des documents permettant d’évaluer son contenu. Le découvrir à tête reposée, et non à chaud après le témoignage de Hernandez, fut la meilleure des choses à faire. Grâce à cela, je pus résoudre le mystère entourant les derniers instants de Nigel Van Enhoorte, et j’ai pu dater sa mort. Tous les ouvrages parlaient de l’année 2020 sans jamais dire le jour, ni même le mois. Désormais, je sais qu’il est mort le 21 août 2020, probablement vers 20 heures, dans cette caverne. Robert Worthstram l’avait précédé de peu.
Je posai le carnet sur la table, puis m’affalai dans mon fauteuil. Je réfléchissais devant la carte du monde. Mon regard reconstruisait le trajet effectué par l’expédition pour se rendre à Ughvaere. Je sautais de grande ville en grande ville pour m'arrêter sur ce patelin des Karpaty.
Je m’enfonçai un peu plus sur mon siège, massai mes tempes, puis pinçai mes yeux avec mon pouce et mon index. Je lâchai un râle typique de ces moments où j’étais en contradiction avec moi-même.
Je n’avais plus le choix, je devais y aller. Je devais découvrir ce tunnel pour prouver que tout ceci n’était pas une invention sournoise destinée à me faire passer pour un con.
— Nath va me tuer, soupirai-je de nouveau.
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