16 – La lettre (3/3)

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La porte du restaurant tinta au rythme du carillon installé au-dessus. Je balayai l’intérieur du regard. L’endroit était plutôt classe, mais avec un côté porté sur le rural rappelant un estaminet. Les bougies sur des tables espacées aux nappes de velours rouge complétaient l’éclairage chaud tamisé. Le personnel parcourait la salle pour s’occuper de chaque convive avec une rapidité et une élégance remarquables. Je cherchais ma chérie, mais la pénombre ne m’aidait pas. Je finis par accourir vers elle lorsqu’elle m’adressa un grand signe tout en jetant un coup d’œil furtif dans l’assiette des autres clients pour voir la tronche des plats. L’un d’eux ressemblait à une soupe de toutes les couleurs, ça donnait envie. C’était Nath qui avait réservé ce restaurant appelé « Chez la vieille », le nom m’avait fait rire. Je n’étais jamais venu, mais d’après elle, on y mange bien. Elle se leva et nous nous embrassâmes, puis elle se réinstalla pendant que j’enlevais ma veste.

— Tu as eu des soucis de transport ? demanda-t-elle.

— Hein ? Ah, non, pas du tout, bafouillai-je. Je suis parti à la bourre, désolé.

— Ton enquête avance bien ?

— Oui, plutôt. C’est justement à cause de ça que je suis en retard, je n’ai pas vu le temps passer.

— T’inquiète, je m’en doutais, pouffa-t-elle.

Je me sentis rougir.

— Et toi, les mouflets à l’école sont sages ?

— Ils sont en vacances, donc moi aussi !

— Ah, c’est vrai !

Une serveuse interrompit notre début de conversation en arrivant à notre table. Elle nous demanda avec ce ton typique du personnel de restauration si nous voulions des boissons. Ma chérie prit un cocktail dont le nom sonnait la plage et les cocotiers, tandis que j’optais pour une bière, restons simples. Nous avions également choisi nos repas, elle commanda une sorte de ragoût et moi un drôle de plat au fromage que je ne connaissais pas dénommé « caws-wedi-pobi ».

Nous discutâmes de tout et de rien pendant le dîner. Nathalie me partagea encore quelques anecdotes de ses élèves, notamment les fois où l’un d’eux l’avait appelée « maman ». Je m’étonnai de découvrir que cela arrivait souvent. Je n’avais pas souvenir de l’avoir fait pendant mon enfance, et je pense que ça aurait été la honte. En ce qui me concernait, mon projet de partir en expédition à Ughvaere tournait en boucle dans ma tête. Je cherchais un moyen de pouvoir glisser le sujet dans la conversation pour lui annoncer ma détermination d’y aller. Même si cela restait un bien grand mot, j’appréhendais tellement l'idée. Et la lettre d’intimidation reçue ce jour m’avait bien chamboulé.

— J’ai l’impression que tu as quelque chose à me dire, embraya-t-elle sans préambule.

Mes yeux s’ouvrirent en grand et je plongeai mon regard dans l’assiette de mon dessert tout en tournant la cuillère dedans sans but. Je finis par arrêter mon petit manège pour me jeter à l’eau.

— Nath, je… enfin…, balbutiai-je.

— Tu commences à me faire peur, Alex.

— Non, rassure-toi, ce n’est pas par rapport à nous. J’adore quand on est ensemble. C’est au sujet de mon travail en cours. J’ai des pistes à étudier, et l’une d’elles me demande de partir en voyage assez loin.

— Où ça ? fit-elle avec une pointe d’inquiétude.

— Dans une ville au sud des Karpaty. Le trajet est long, donc je devrai m’absenter pendant plusieurs semaines.

Elle ne répondit pas et se contenta de me regarder droit dans les yeux. Elle m’intimidait.

— Tu comptes y aller seul ?

— Oui.

— Et tu as peur que je te dissuade ? Que je t’engueule ?

Je hochai la tête comme un de ses élèves pris sur le vif en pleine connerie à l’école. Elle se reposa sur le dossier de sa chaise.

— Je n’aime pas l’idée que tu partes ainsi à l’aventure aussi loin en solitaire. Je crains que quelque chose t’arrive.

Elle enveloppa ma main dans la sienne.

— Si je ne t’avais pas demandé de prendre un congé, tu aurais fini à l’hôpital ou pire tellement tu étais fatigué et stressé.

— Je sais…

— Et qu’est-ce que tu penses trouver là-bas ?

— Des preuves pour appuyer les éléments que j’ai déjà collectés dans mon enquête. Ou rien du tout et perdre mon temps.

— Ça vaut le coup ?

Je sentais sa main trembler sur la mienne.

— J’ai encore le loisir d’y réfléchir. Pour le moment, je planifie, mais je n’ai rien décidé, me dérobai-je. J’hésite. Mais je pense que oui.

Je remarquai que son regard était à la fois inquiet et énervé. Elle fouilla dans son sac et sortit une enveloppe qu’elle me tendit. Je reconnus quelque chose qui m’alarma en constatant la seule présence de ses initiales dessus. J’eus l’impression que ma poitrine venait d'imploser.

— Tu sais ce que c’est, n’est-ce pas, Alex ? demanda-t-elle comme si elle m’envoyait un reproche. Je n’ai pas voulu en parler pour ne pas gâcher la soirée, mais le moment s’y prêtait finalement.

Je ne disais rien. Elle m’invita d’un geste à lire le courrier. Je dépliai le papier et pris connaissance du message.

Pour votre sécurité, empêchez Alexandre de partir.

Sept mots qui ne laissaient pas beaucoup de place à l’interprétation. Une lettre d’intimidation lui avait été adressée aussi. Je la remis dans l’enveloppe et je lui rendis. Ma main tremblait comme une feuille. Je frottai mon visage pour essayer de me reprendre puis inspirai un grand coup avant de lui révéler :

— J’ai reçu la même chose aujourd’hui.

— As-tu croisé des gens peu recommandables pendant ton enquête ? On dirait que tu comptes infiltrer je ne sais quel groupe de trafiquants ! s’alarma-t-elle.

— Bien sûr que non ! me défendis-je. Je n’ai fait que de consulter des témoins qui ont connu Nigel Van Enhoorte et pouvaient m’en apprendre plus. Tout le reste, je l’ai eu en passant des heures dans les archives de la ville ou de la fac.

Nathalie m’invita à baisser d’un ton. Contrairement à moi, elle parvenait à garder un semblant de calme. Je n’y croyais pas. Quelqu’un s’en prenait à mon entourage, à ma chérie, si je poursuivais mes travaux.

— As-tu reçu la visite de quelqu’un d’inconnu dernièrement ? demandai-je. Quelqu’un qui aurait une apparence un peu bizarre ?

— Tu entends quoi par « bizarre » ? Pas que je me souvienne, en tous cas.

— Un de mes témoins m’a parlé d’un groupe de personnes qui semblait intervenir en cachette pour taire certains détails de la mort de Van Enhoorte.

Je me mis à rigoler doucement.

— Ce type m’a contaminé avec ses conneries.

— Et tu penses que ces gens t’en veulent parce que tu enquêtes sur un explorateur ?

Le calme avec lequel elle traitait cette menace me laissa pantois. J’enviais cet aspect de sa personnalité là où, moi, j’avais l’impression de céder à la panique.

— Je ne sais pas, mais ces mises en garde sont bien réelles.

— Que comptes-tu faire ? Demander l’aide de la police ?

Je ne répondis rien. L’idée m’avait traversé l’esprit, mais je m’étais ravisé par crainte qu’ils ne me prennent pas au sérieux. Une partie de moi voulait tout abandonner, anéantir ces documents et oublier cette affaire.

Une autre voix intérieure me poussait à persévérer. Ces individus s’évertuaient manifestement à nous faire peur, ce qui ne pouvait être une coïncidence. Il y avait donc quelque chose de plus grand que je n’avais pas envisagé.

C’était quitte ou double, en résumé.

— Je veux continuer mon enquête, affirmai-je d’un ton déterminé. Mais ça m’angoisse que tu te retrouves toi aussi menacée.

— Ton témoin, est-ce qu’il t’a dit comment ces gens agissaient ?

— En fait… non, avouai-je. Il m’avait dit qu’ils « effaçaient » des personnes. C’est le seul point de son discours que je n’ai pas réussi à confirmer justement. J’avais toujours fini par trouver des preuves le contredisant.

— Et ça fait depuis combien de temps qu’ils l’auraient visé ?

— Depuis l’expédition de Van Enhoorte, trente ans donc.

Nathalie me regarda de nouveau dans les yeux pendant quelques longues secondes.

— Ils ne m’ont pas l’air bien menaçants si le gars est encore là depuis toutes ces années et que tu as pu le rencontrer.

Mon visage s’illumina. Elle n’avait pas tort ! Je considérai la situation sous une tout autre perspective. Si les personnes que j’avais assimilées à ces « agents » au cours de mon enquête me voulaient vraiment du mal et cherchaient à me barrer la route, pourquoi les aurais-je croisées aussi facilement ? Et pourquoi m’auraient-elles aidé ? La blonde, le type bizarre chez Holm, les employés des Van Enhoorte, et même le gamin dans le tram l’autre fois, ils répondaient tous à ce signalement spécifique.

— Merci, Nath, de m’avoir permis de remettre de l’ordre dans mes idées. Cependant, j’ai quand même peur qu’on s’en prenne à toi.

— Il est clair que tu n’as jamais assisté à une réunion de parents d’élèves, rétorqua-t-elle avec un sourire malicieux.

J’éclatai de rire tout en me demandant comment elle pouvait considérer une telle situation à la légère. Je remarquai malgré moi qu’elle jetait plusieurs fois un coup d’œil par-dessus mon épaule. Je finis par tourner la tête et n’aperçus rien de spécial. Peut-être qu’elle cherchait à appeler un serveur.

---

Nous venions de nous séparer avec Nathalie sur le quai du tramway. Elle avait embarqué dans celui qui la reconduirait près de chez elle, tandis que moi, j’attendais le mien. Notre dernière embrassade n’en finissait plus, comme si elle cherchait à me réconforter. Cette situation me stressait toujours autant.

Un mouvement d’air prédit l’arrivée du transport, suivi d’une annonce enregistrée. La voiture s’arrêta doucement et en silence avant d’ouvrir les portes. C’était la nuit et les rames étaient presque vides. Deux personnes se dressaient devant moi, s’apprêtant à débarquer. Je me plaçai sur le côté pour les laisser passer.

Je ne pus m’empêcher de m’étonner de leur allure. Elle ne me rappela pas les fameux « agents », pourtant, ces deux hommes étaient bien ordinaires. La mine patibulaire du premier m’inquiéta tout de même, et le regard qu’il me jeta fit dévier le mien.

Le second me mit encore plus mal à l’aise. C’était un grand roux d’environ vingt-cinq ou trente ans, j’aurais dit. Son visage était impassible, voire froid. Ses yeux me semblèrent dépourvus de vie. Il portait un costume étrange, une sorte d’uniforme bleu assorti d’un long manteau avec un col fourré sur lequel des symboles me rappelaient une drôle d’écriture. Ils s’accompagnaient d’écussons dont j’ignorais la signification. Je pensai voir un déguisement inspiré des militaires de l’Antiquité. La notion d’armée avait complètement disparu de notre société depuis des siècles.

Depuis combien de temps, déjà ?

Peut-être un fan de ce genre de chose.

Je m’installai sur un siège du tramway et soupirai longuement.

Tu deviens vraiment parano, mec.

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