17 — Maia

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— Oh, bordel, ça roule encore, ce truc-là ? m’exclamai-je.

J’attendais sur le quai de la gare de Praha et une antique locomotive de classe Milieu-115 tractant sa dizaine de wagons passa devant moi. Ce modèle était âgé d’une soixantaine d’années, et les différentes compagnies ferroviaires d’Iunis l’avaient arrêté depuis longtemps. À l’exception de celle-ci, c’était le train que j’allais prendre.

Mon voyage à destination d’Ughvaere avait commencé deux jours auparavant, après un mois de préparation. Je ne comptais plus les escales pour atteindre Maia, ma principale étape. Les lignes directes comme la Transcontinentale étaient fermées en cette période de l’année, je devais donc me farcir tout un tas de saut de puces.

J’avais calqué mon trajet par rapport à celui réalisé par l’équipe de Van Enhoorte lors de la dernière expédition. Ils mirent cinq jours pour se rendre d’Augusta à Maia. Les transports avaient un peu évolué en trente ans ; ils ne nécessitaient plus que trois désormais. La vieille casserole de couleur rouge et noir s’arrêta dans un crissement de freins. L’esthétique de cette machine m’amusait. Malgré son moteur électrique très silencieux, elle présentait un style qui paraissait ancien. Elle semblait provenir du précédent millénaire avec ses grosses roues et ses larges cheminées d’aération plantées sur son toit.

Je me rappelais avoir vu quelques croquis lors de mes recherches pour mon livre sur l’histoire du ferroviaire montrant des concepts à l’apparence similaire, mais à la technologie bien plus primitive. D’après les ingénieurs interrogés, ces dessins techniques supposaient que les machines fonctionnaient à la vapeur ! Les trains ont toujours utilisé des moteurs électriques. Je n’avais pas réussi à trouver d’hypothèse plausible pour une telle idée. Cela fit partie du chapitre dédié aux incongruités du domaine.

Je relisais mon billet une dernière fois. Voiture quatre, place vingt-sept. Les portes de celle-ci s’écartèrent dans un silence dont je ne pus profiter, couvert par le brouhaha du quai. L’escalier se déploya marche par marche avec des lumières qui s’allumèrent. Une lueur autour dessina une arche qui invitait les voyageurs à monter. Une hôtesse saluait les passagers avec le même sourire qu’une pub pour du dentifrice.

Je hissai ma valise pour la ranger sur un porte-bagage à l’entrée, puis rejoignis mon fauteuil accompagné de mon sac de randonnée. Malgré l’apparence vétuste du wagon, une agréable senteur boisée parfumait l’intérieur. Je sanglai mon fatras sur l’étagère au-dessus de moi et m’installai dans le siège. Bon sang, qu’il était confortable. Nathalie avait bien fait de me persuader de prendre la première classe dès que disponible. Le précédent train ne proposait pas cette option, et j’avais eu l’impression de voyager comme si mon cul reposait sur un tronc d’arbre pendant six heures. Et le type à côté de moi ronflait tellement que ça couvrait le bruit de la tempête que nous traversâmes. C’était un trajet de nuit, j’avais espéré dormir un peu. Échec.

Je regardai par la fenêtre un couple de jeunes qui se bécotaient et semblaient incapables de se séparer. Ils étaient mignons avec les larmes aux yeux, la fille qui essayait de se libérer de son copain pour monter dans le train, lui qui tenait sa main avec un air de chien battu. Cela me fit légèrement rire.

Tu te fous de leur gueule, mais t’as fait pareil avec Nath à ton départ.

Un soupir s’échappa malgré moi et je me sentis rougir. J’espérais qu’elle allait bien. Nous n’avions pas reçu de nouvelle lettre d’intimidation depuis. Elle avait gardé un flegme face à cette situation qui m’avait impressionné, comme si rien ne pouvait l’atteindre. Moi, j’avais flippé et failli laisser tomber l’idée de partir. Ma volonté de vouloir en savoir plus triompha finalement de ma couardise. J’en avais quand même parlé à Franck, mon agent.

« T’es sérieux ? C’est génial ! Ça veut dire que tu tiens un truc énorme ! Lâche rien ! », m’avait-il répondu.

J’étais sur le cul ! À croire que repêcher mon cadavre affublé de bottes en ciment dans la Sequana ne l’inquiétait pas plus que ça du moment que je sortais le livre et pétais les scores de vente.

Une voix féminine annonça le départ imminent. C’était le quatrième train que je pris durant ce voyage, et pourtant j’avais l’impression d’entendre toujours la même personne et toujours le même ton. Le convoi démarra doucement, d’une façon parfaitement imperceptible. La locomotive était vieille, mais les voitures me semblaient plus récentes, ou alors rénovées. L’éclairage tamisé de couleur chaude accompagné d’une petite brise fraîche provenant des ventilations au-dessus de ma tête m’apaisait.

Le décor défilait et je quittai Praha, direction Maia. Le jour tirait sa révérence et je pus admirer cette belle ville avec les premières lumières artificielles. Elle possédait des bâtiments à l’architecture raffinée et ancienne, tout en étant très moderne. En fin de compte, cette motrice du siècle dernier collait parfaitement à l’atmosphère. Je ne sentais pas les mouvements sur les rails, les suspensions étaient au top, un véritable tapis volant comme dans les contes.

Je finis par m’endormir, bercé par la douceur et le silence du véhicule.

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Je somnolais à moitié quand la petite musique précédant l’annonce d’arrivée à Maia retentit. Je frottai le filet de bave séchée qui avait coulé le long de mon menton et m’étirai en lâchant un grognement primal. Le fauteuil se redressa automatiquement de sa position inclinée. Il était si moelleux, j’avais envie de le démonter et le garder pour chez moi. La compagnie n’aurait certainement pas été d’accord.

J’admirai la ville qui se dévoilait doucement à travers une brume matinale. Les impressionnants volcans de l’Héral se distinguaient au loin par leur sommet fumant et la lueur rougeâtre qu’ils émettaient. Je les avais déjà vus plusieurs fois. Le plus près fut pendant un voyage avec le train. Celui-ci passe à côté sans se soucier des projections de roche, et c’était toujours aussi incroyable.

Comment fait-il ça ?

Les autres volcans dans le monde pétaient une fois tous les vingt ou trente ans. Ces montagnes de feu, non, elles grondaient sans interruption et déversaient en continu de lentes coulées de lave entre deux éternuements de cailloux. Les volcanologues ne parvenaient pas à expliquer la raison de cette suractivité malgré des décennies d’études. Je supposais que l’impossibilité de les approcher de top près devait contribuer à cette méconnaissance.

Maia était une très grande ville, étalée sur de nombreux kilomètres au passé industriel marqué. Les voies ferrées longeaient une large route séparée en de multiples artères sur lesquelles une circulation rapide semblait sans fin. J’admirai plusieurs monuments chargés d’histoire, tels que des tours fines surplombées de statues à l’allure majestueuse, ou encore des bâtiments arrondis et imposants. Il s’agissait d’anciens lieux de cultes remis au jour par les archéologues au fil des fouilles. La ville avait beau être millénaire, ces édifices à l’architecture singulière paraissaient plus âgés. Les chercheurs n’avaient jamais identifié quelle civilisation antique les aurait érigés. La construction de pierre était très vieille, mais aussi plus moderne que les ruines généralement découvertes. Leur façade, qui avait nécessité de longs travaux de restauration, révélait la présence d’une iconographie riche assimilant sa fonction à celle de temples. Maia possédait une histoire que l’on supposait chargée et il nous restait beaucoup à apprendre encore.

Mon train termina sa course en douceur dans une immense gare au toit voûté. Ma vue s’assombrit légèrement à cause du changement de luminosité et mes yeux mirent quelques secondes pour s’habituer. Ça grouillait de monde qui allait et venait sur les quais, une véritable fourmilière. Je détachai la sangle de mon sac à dos, le hissai sur mes épaules, puis je partis chercher ma valise. Les portes de la voiture s’ouvrirent en douceur avec le même manège accueillant qu’au départ. Les marches se déplièrent tout aussi délicatement avec des petits bruits suggérant une étrange mélodie mécanique. Un arc lumineux de couleur chaude et apaisante accompagné par le souffle d’une ventilation m’invita à quitter mon transport.

Je posai le pied pour la première fois sur les quais de la gare de Maia depuis des années. La vache, cela faisait une éternité que je n’étais pas retourné ici. Quinze ans au bas mot, voilà qui ne me rajeunissait pas. De nombreux voyageurs se précipitaient pour attraper leur correspondance, tirant leurs valises à roulettes comme un chien attaché à sa laisse qui n’aurait pas envie de coopérer. Un sourire presque satisfait décora mon visage pendant quelques secondes quand je vis l’un de ces pressés manquer de se ratatiner dans l’escalier automatique.

L’immensité de ce bâtiment m’impressionnait toujours autant. Le toit reposait sur un ingénieux montage de poutres métalliques assemblées par des triangles qui parvenaient à soutenir le poids de cette imposante construction. Sa particularité la plus fascinante résidait dans sa capacité à se déployer pour renouveler l’air intérieur, même lors des épisodes de pluie. Grâce à un astucieux agencement de plaques enchevêtrées qui se chevauchaient, la gare pouvait proposer un ciel ouvert tout en protégeant ses occupants des averses. Je ne pus en profiter ce jour-là, le toit était entièrement fermé et l’endroit plus sombre à cause de ça.

Je traversai la marée humaine en prenant soin d’esquiver les gens qui déboulaient de partout. J’arrivai dans le grand hall dont les piliers devaient aussi supporter les nuages tellement ils s’étiraient en hauteur. Un troupeau de voyageurs s’était agglutiné au centre du bâtiment et contemplait le panneau des horaires avec toute la ferveur du monde. On aurait dit qu’ils espéraient l’accomplissement d’une prophétie. Je regardai rapidement cet écran et compris leur inquiétude. Une chute de ligne sur les voies avait entrainé le retard de quelques trains. Pas de bol, pensai-je.

Une fois les immenses portes automatiques de la gare passées, je redécouvrais Maia. C’était une vielle bruyante, plus que dans mes souvenirs. La faute à une activité automobile bien plus importante ici qu’à Augusta. Les moteurs électriques des voitures avaient beau être silencieux, le ronflement des roues et des mouvements d’air donnait néanmoins l’impression de me trouver au bord d’un océan de métal roulant. Cette immense cité conservait un héritage industriel bien plus fort et cela se voyait dans les méthodes de vie de ses habitants. Quelques frissons me confirmèrent la raison pour laquelle j’avais dû prendre un bonnet. Je l’enfilai de suite ainsi qu’une paire de gants. Il faisait un froid de canard. Un ami météorologue m’avait déjà dit que, dans leur jargon scientifique, ils appelaient ça « se geler les miches ».

J’admirai cet incessant ballet de véhicules qui filaient dans tous les sens tout en sautillant légèrement pour me réchauffer. Des petits nuages de condensation s’échappaient de ma bouche en rythme. Je finis par héler un taxi et lui demandai de me déposer à l’hôtel Kholod. J’avais prévu de rester deux jours sur place avant de prendre le train pour Ughvaere. Le conducteur, un quinquagénaire sympathique au sourire figé, la tête chauve sous une casquette plate et la moustache fournie, chargea ma valise dans le coffre, puis lança sa monture mécanique.

— Plaisir ? Affaires ?

— Un peu des deux, répondis-je hésitant. Je suis de passage ici pour le boulot, mais je souhaite en profiter pour visiter un peu et revoir de vieilles connaissances.

J’avais oublié cet accent traînant que les habitants de cette région possédaient. Cela leur donnait un côté charmant qui tranchait avec leur habitude de rester brefs. À croire qu’ils décomptaient inconsciemment la quantité d’air qu’ils devaient utiliser pour parler et l’économiser.

— Combien d’temps ?

— Deux jours.

Da, da !

Je pensai que ça signifiait « bien », ou un terme similaire, en argot local.

Myark ! pesta mon chauffeur en martelant son avertisseur sonore.

Cette fois, je présumai qu’il venait de dire « connard » ou un truc du même acabit. La voiture à gauche devait lui avoir grillé la priorité. Cela me rappela que prendre un taxi ici était une mauvaise idée, les habitants de Maia étaient réputés pour être de piètres conducteurs. J’en eus la confirmation lorsque je sentis un éléphant me plaquer dans mon siège au moment où il accéléra pour dépasser une camionnette en double file.

— Le trajet va être long… murmurai-je en me frottant le visage.

Nous suivîmes le large fleuve qui serpentait et divisait en deux Maia. Mon taxi traversa l’un des cinq ponts reliant les deux rives de la cité. De magnifiques structures de métal qui, là aussi, témoignaient l’héritage industriel de la région. Le chauffeur continua de faire la conversation à sa manière.

— Déjà v’nu ?

— Ici ? Oui, il y a longtemps. C’est une belle ville, j’aime beaucoup le style des bâtiments.

Da, da ! L’père en a construit ! dit-il fièrement.

— Maçon ?

Voilà que je commençais à parler comme eux.

Si !

Il tourna si brutalement que je me retrouvai plaqué contre la portière. Je me redressai péniblement.

Ekpaheu !

J’ai supposé qu’il adressait encore une fois un qualificatif fort désagréable à destination de ce piéton qui marchait à moitié sur la route. Lequel répondit par un signe de la main que je reconnus aisément pour le pratiquer moi-même à maintes reprises. C’était fou de constater combien le langage des insultes s’avérait universel malgré les patois des régions du globe.

Mon taxi arriva finalement devant l’hôtel Kholod. Je récupérai ma valise et laissai un billet pour payer la course, accompagné d’un petit extra pour le remercier de m’avoir acheminé en vie. Il partit en trombe en quête d’un prochain client et je regardai sa voiture disparaître dans la nuée d’autres montures de métal roulant, ponctué par plusieurs coups d’avertisseur sonore.

Les portes coulissantes de l’hôtel s’ouvrirent face à moi et je me présentai à la réception. C’était un hébergement plutôt chic et étonnement bon marché. Les dorures un peu partout sur le bureau d’entrée renforçaient l’aspect raffiné. J’admirai du coin de l’œil une maquette dépeignant l’un des bâtiments antiques découverts par les fouilles archéologiques. Les tours qui l’entouraient se terminaient toutes par des toits arrondis qui finissaient en pointe comme des flammes. Les couleurs vives des murs lui conféraient une certaine prestance. J’attrapai au passage un plan des transports en commun de la ville disponible sur le présentoir. L’expérience du taxi ici m’avait convaincu que je n’étais pas taillé pour ce genre de sensation forte.

Je validai ma réservation avec la réceptionniste, récupérai la clé de ma chambre puis me rendis vers l’ascenseur. Une silhouette reflétée par la devanture en métal poli attira mon attention. C’était la tête d’un rouquin qui me laissa une impression de déjà-vu. Je me retournai par réflexe, mais ne vis personne derrière.

Je dois être fatigué…

J’ouvris ma piaule, entrai, claquai la porte et abandonnai la valise sur une table prévue à cet effet. Un petit sifflement admiratif m’échappa en la visitant. Grande douche, vaste pièce éclairée, large canapé avec, en arrière-plan, un lit double. J’en étais presque jaloux en comparaison avec mon propre appartement ! Je plongeai sur le matelas et sentis mon corps s’enfoncer peu à peu dedans. Enfin, je finis par m’endormir, comme si le peu d’énergie qui me restait venait de se disperser dans le plumard.

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