18 — Les curieux (2/2)
Je compris pourquoi Erika avait choisi ce restaurant en particulier pour notre déjeuner. J’aurais au début cru à une simple habitude, à une bonne adresse chez qui on ne serait jamais déçu. La surprise fut tout autre. Le Volosk proposait une décoration s’inspirant du passé industriel de Maia, avec une lumière tamisée et des murs en béton nu traversés de poutres en métal. Tout ceci me rappelait la gare, même les éclairages. Elle me confirma que le Volosk avait installé d’authentiques lampadaires provenant de la station. Une gigantesque maquette de locomotive ancienne avec un éclaté de son moteur électrique trônait fièrement au milieu de la salle. Les tables étaient réparties de façon individuelle, comme n’importe quel restaurant, mais aussi dans des cabines fermées. C’était similaire aux parties privatives d’un véritable train. Erika n’avait manifestement pas oublié mon attrait pour le transport ferroviaire. Peut-être qu’elle avait voulu me faire plaisir.
Nous entrâmes dans notre voiture et les portes coulissèrent pour nous isoler du bruit ambiant. Le silence fut salutaire, les habitués parlaient et riaient fort.
— Nous pourrons discuter sans craindre les oreilles indiscrètes, m’annonça-t-elle.
— Que de précautions, dis-moi ! Est-ce que tu as peur de la concurrence ? m’étonnai-je.
— Eh bien… plutôt des freins.
— Comment ça ?
— Certains soutiens financiers du centre de recherche sont opposés à mon projet. Leurs représentants estiment que c’est du gaspillage et qu’on n’a rien à découvrir, à part une montagne qui crache de la lave en boucle.
— C’est marrant, mais ça me rappelle quelque chose.
— Quoi donc ?
Le ton intrigué de sa question me démontra une nouvelle fois qu’elle n’avait rien perdu de sa curiosité.
— Comme je te l’avais rapidement indiqué, j’enquête sur les derniers travaux de Nigel Van Enhoorte.
Elle acquiesça d’un son de gorge.
— Et j’ai eu l’occasion de rencontrer un de ses anciens collaborateurs. Une personne dont j’ai peiné à croire une partie de son témoignage, car elle avait fini par faire une dépression nerveuse et se retrouver internée à l’asile.
— C’est terrible !
— Oui, le type a morflé, ajoutai-je. Néanmoins, il me confirma que Van Enhoorte avait monté une dernière expédition. Là où les documentations officielles à son sujet ne parlaient que de celle où il avait échoué dans la Brume. J’avais eu un début d’information de la part de sa fille, Isabelle, mais elle avait dit que le projet n’avait pas abouti. L’autre témoin m’a appris que si. Et plusieurs décisionnaires de l’Université d’Augusta se seraient opposés aussi. Au même titre que des représentants du conseil d’administration, d’après elle, auraient insisté pour qu’il abandonne la précédente.
— Ça me semble dingue ton truc, Alex.
— Oui, ça ressemble à un délire. Et le type avec qui je me suis entretenu partait dans une espèce de théorie de complot avec des gens qui disparaissaient. J’avais du mal à y croire.
Je m’arrêtai une seconde, pris par un frisson d’inquiétude. Je résumai après une longue inspiration et expiration.
— Et le mois dernier j’ai reçu une lettre d’intimidation, ou de menace, appelle ça comme tu veux, qui m’invitait à abandonner mon enquête.
— Tu plaisantes ?
— Non, et ma petite-amie aussi.
Erika colla ses mains jointes devant sa bouche et s’affaissa sur le dossier de la banquette en soupirant.
— Putain, Alex, dans quoi t’es-tu fourré ?
— Je ne sais pas. Et quand tu me dis que le centre aurait tenté de te dissuader, je n’ai pas pu m’empêcher de voir un parallèle.
— Sauf que personne ne m’a menacé, balaya-t-elle sans s’inquiéter. Je pense que, dans mon cas, c’est plutôt de vieux financiers frileux. La recherche scientifique n’est pas la meilleure façon de tirer des profits.
— Dans ce cas, pourquoi subventionnent-ils l’organisme en temps normal ? Et à quelle hauteur ?
— J’avoue que tu me poses une colle.
— S’ils peuvent s’opposer à ton projet, c’est qu’ils ont un certain poids dans la balance, supposai-je.
— Ce ne sont pas vraiment les affaires qui m’intéressent, mais je me renseignerai.
Un serveur frappa à la porte de notre cabine pour prendre nos commandes. Je n’avais même pas encore ouvert le menu, absorbé par notre discussion. Erika me conseilla un plat traditionnel de la région, je décidai de lui faire confiance.
— Assez parlé de mon projet, Alex. Raconte-moi tout !
— C’est assez simple, en fait, dis-je en sortant de mon manteau une petite carte.
Je la dépliai sur la table et la présentai à Erika.
— Tu vois, le type qui m’a relaté comment s’est déroulée la dernière expédition a dit qu’ils avaient découvert un tunnel ici.
Je pointai du doigt la montagne proche d’Ughvaere.
— À l’époque, ils s’étaient équipés de protection parce qu’ils craignaient tomber dans une zone voisine de l’activité de l’Héral. On est au sud des Karpaty.
— Oui, ça, je le vois bien.
Je n’allais pas apprendre la géographie des massifs de la région à une personne qui a passé une partie de sa vie à les étudier.
— Et ils auraient traversé ce tunnel et découvert des ruines d’une cité ancienne sous la Brume.
— Tu veux chercher ce souterrain et l’explorer ?
— Oui. Est-ce que tu penses que ça serait dangereux ?
Elle glissa le plan de son côté.
— Non, pas du tout, confirma Erika. Tu vois, l’Héral s’arrête ici. Et les Karpaty sont là.
Mon amie pointait avec sa fourchette le milieu de la carte pour indiquer la jonction entre les deux chaînes montagneuses. Elle traça une ligne imaginaire au sud de l’Héral.
— En fait, les Karpaty ne sont pas du tout éruptifs. Ce sont des massifs tout ce qu’il y a de plus banal. C’est comme si elles formaient un mur au sud des volcans.
— Aucun ne risque de vapeurs, ou je ne sais quoi d’autre ?
Elle réfléchit quelques instants.
— Logiquement non. Mais tu devrais prendre un masque de visage et une bonbonne d’air par précaution.
— Visage complet ? m’étonnai-je. Pas seulement le nez et la bouche ?
— Si des émanations se dégagent, elles peuvent te brûler les yeux.
Je grimaçai.
— Je peux te fournir ce matériel. Une bouteille te permettra de tenir au moins deux heures.
— C’est lourd ?
Je m’imaginais partir à l’aventure avec deux réservoirs dans le dos, comme un plongeur.
— Ce sont des petits modèles, rassure-toi, juste cinq kilos. Ce sont les scaphandres complets qui pèsent des tonnes. On ne s’en sert que lorsqu’on approche les puits de soufre pendant une longue période.
— Ah, d’accord.
— Tu espères trouver quoi là-bas ? La ville dont tu m’as parlé ?
— Au moins le tunnel ! S’il existe, ça sera une preuve que mon témoin ne délirait pas. Mais je ne compte pas m’aventurer trop profondément dedans. Si j’en crois ma lecture des cartes avec les propos recueillis, il ferait plusieurs kilomètres de long. Ce serait trop dangereux d’y aller seul.
— Sage décision, confirma Erika.
Telle une minuterie parfaitement réglée, nos repas arrivèrent à la fin de notre conversation. Je découvris le glaviosk, une composition de légumes régionaux de saison. Je reconnus dedans de la courgette, des poireaux, des navets, un peu de chou, le tout dans une sauce plutôt épaisse.
— C’est un plat qu’on fait mariner et cuire au four à basse température pendant des heures, m’expliqua Erika.
J’observai mon assiette avec une certaine appréhension, peu habitué de ce genre de présentation. J’avais l’impression qu’on avait balancé une pelletée de terre dessus. Je goûtai timidement et fut agréablement surpris par la douceur du mélange de saveurs.
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Je quittai Erika en fin d’après-midi. Elle m’avait donné deux bouteilles légères d’air ainsi que le masque de protection promis. J’eus l’occasion de discuter seul à seul avec son fils pendant qu’il prenait sa pause. Un bon garçon à la tête bien faite qui comptait suivre les pas de sa mère dans le domaine de la géologie. Il partageait la même curiosité qu’elle et moi dans l’envie d’en apprendre plus sur notre monde. Constater que la jeune génération possédait encore cette envie m’avait fait plaisir.
Je rentrai à pied à mon hôtel après avoir effectué la moitié du trajet en métro. La nuit tombait, et j’en profitais pour faire le tri dans mes pensées. Néanmoins, les derniers propos d’Erika tournaient en boucle dans un recoin de ma tête.
Tu sais, Alex, parfois j’ai l’impression que nous sommes étrangers à ce monde. Nous arrivons à trouver de nouvelles choses, à développer notre technologie et notre expertise. Pourtant, il y a ces choses qui nous dépassent autant que la majorité de la population les ignore. Comme si on venait de débarquer ici et qu’on découvrait notre maison.
Je voyais très bien de quoi elle voulait parler, car je me posais les mêmes questions. Comment un train qui existe « depuis toujours » pouvait-il faire le tour du monde alors que les autres ne parcourent pas plus d’un millier de kilomètres ? Pourquoi ne sommes-nous pas dérangés par notre ignorance à son sujet ? Pourquoi ne sommes-nous pas foutus de concevoir un moyen de rejoindre les continents séparés par les mers quand ce train le fait si bien ? Comment une tornade au milieu de l’océan Pacifica parvient-elle à persister depuis des siècles ? Qu’est-ce que la Brume ? Pourquoi ne trouve-t-on pas plus d’intérêt aux artefacts dénichés par Van Enhoorte qui diffèrent tellement des babioles en terre cuite ?
Je m’arrêtai de marcher et contemplai soudainement la Lune qui avait fait son entrée sur la scène des étoiles.
Pourquoi ce vieux déglingué de Hernandez croit-il avoir vu un plan reliant une ville sur Terre jusque là-haut ? Pourquoi inventer une pareille idée ?
J’arrivai à mon hôtel puis montai dans ma chambre. Un nouveau périple parsemé de correspondances à travers les montagnes et les longues plaines m’attendait pour atteindre Ughvaere.
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