19 — Un simple voyageur (2/3)

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Malgré un voyage désagréable, la découverte de Rolatir me surprit. C’était une belle ville, rustique, des maisons de pierres aux charpentes noires apparentes, de grandes fenêtres, des toits en ardoise avec des cheminées à l’ancienne. On aurait pu croire à une carte postale vivante. J’aurais bien apprécié visiter un peu plus ce patelin, mais ma correspondance ne me l’aurait pas permis. La gare était petite, avec un hall peu éclairé qui comptait avant tout sur un auvent décoré de verrières. Ça devait être joli en plein soleil.

Mon prochain train était déjà annoncé, et je décidai de m’installer sur un banc du quai le temps qu’il arrive. Il faisait tout aussi froid à l'intérieur qu'à extérieur. Je m’assis et frottais mes mains gantées avant de les joindre et souffler dedans. Le bonnet n’avait pas quitté ma tête depuis l’autre poubelle roulante. Ce climat glacial me conforta dans le choix de mon manteau épais.

— Non, mais, je rêve ? m’exclamai-je.

Je vis sur le quai en face un homme qui portait une simple chemise à fleurs à moitié déboutonnée laissant apparaître son torse velu. Sa tenue s’accompagnait d’un bermuda, et d’un petit chapeau posé à l’arrière de son crâne. C’était un vacancier qui devait s’être violemment trompé de destination : la plage, ce n’était pas ici !

Sa dégaine me rappelait quelqu’un. Je me surpris à l’observer d’une façon plus attentive que je ne l’aurais imaginée. Un grand gaillard, plutôt baraqué, les mains dans les poches de son short, cheveux noirs avec de curieux reflets, barbe courte, et des lunettes de soleil. Le froid n’avait pas l’air de le déranger. Je détournai mon regard au moment où son visage s’orienta dans ma direction. Il se mit en mouvement et je le suivis du coin de l’œil. L’homme disparut dans l’escalier souterrain. Des pas accompagnés d’un bruit de plastique émergeaient de l’accès proche de moi. Il finit par arriver devant moi et je fis mine de l’ignorer. Ce type portait des claquettes, voilà qui achevait bien sa tenue en parfaite inadéquation avec son environnement.

— Alex ? demanda une voix grave profonde.

Je levai le menton et reconnus l’homme que j’avais croisé dans la boutique de Joakim Holm au début de mon enquête. Le même que j’avais bousculé en quittant la maison des Van Enhoorte. Et celui dont Hernandez m’avait fait la description pendant son séjour à l’hôpital il y a trente ans. Alors que ce mec semblait aussi âgé que moi.

— Excusez-moi, on se connaît ? répondis-je d’un ton neutre.

L’homme s’assit à côté, passa son bras derrière moi et posa sa main sur mon épaule. Je l'enlevai aussitôt.

— Ça avance ton enquête ?

Maintenant on se tutoie ?

— De quoi me parlez-vous ? Vous devez me confondre avec quelqu’un d’autre…

— Bah, écoute, je ne connais qu’un seul écrivain et historien du nom d’Alexandre Carezzo qui rédige un bouquin sur les derniers travaux de Nigel Van Enhoorte, et il se trouve ici.

Le délire conspirationniste d’Hernandez avec les agents qui enlèvent des personnes revint subitement dans ma tête. Je sentis mon cœur s’accélérer et une bouffée de chaleur humidifia mon dos. Merde, si jamais c’était vrai, ces conneries. Allais-je me faire « effacer » ? Est-ce ce type qui a envoyé cette lettre de menace à Nathalie et moi ?

— Je ne vais pas te manger, continua-t-il d’un air moqueur. Et ta copine est en sécurité, console-toi.

— Comment savez-vous tout ça ?

— Parce que je m’en suis assuré. Et tu peux me tutoyer aussi, pas de chichi entre nous.

— D’accord. Qui se trouve derrière ces menaces ? C’est toi ? Un groupe d’agents secrets ?

L’homme éclata de rire méprisant.

— T’as trop écouté le délire d’Hernandez, mon pauvre, dit-il en s’essuyant des larmes. Il ne possède pas les clés pour comprendre sa propre situation, alors il a inventé une jolie histoire. C’est fou ce que le cerveau humain peut concevoir quand il perd les pédales.

— Et donc ? demandai-je d’un ton sec.

— C’est un peu plus terre-à-terre et moins romantique. Van Enhoorte avait fini par découvrir un truc que des types aimeraient bien garder pour eux. Ils considéraient l’assistant comme un timbré, donc ils ne l’ont pas plus emmerdé que ça. Les héritiers du vieux, ils sont sous protection. Tout comme les autres personnes dans leur situation.

— Des trucs qu’ils aimeraient garder pour eux, répétai-je. Comme l’idée qu’une ville d’une civilisation plus avancée que la nôtre existerait sous la Brume ?

— S’il n’y avait que ça.

— Qui sont-ils ?

— Le bordel anonyme habituel. Des industriels, des financiers, des politiciens partageant des intérêts communs. Le genre de trou du cul qui pense qu’avoir un pouvoir imaginaire lui donnera une grosse quéquette.

— Et ces trous du cul nous menacent.

— Pose-toi une simple question, Alex. Admettons que tu es un gros gourmand. On te file un énorme gâteau, ton préféré, et tu es un sale égoïste.

— Hé !

— C’est pour l’exemple ! Bref, on te donne tout ça et tu désires le garder pour toi. Maintenant, des petits rigolos découvrent que ton gâteau est super bon et souhaitent y goûter. Que ferais-tu dans cette situation ?

— Je suppose que je ne voudrais pas le partager, si je suis avide.

— Tu vois les bidules que Holm collectionne ?

— Les appareils dont on ignore l’utilité ? Je suis sûr que tu en sais plus à leur sujet que quiconque.

— Bof, sans aucun réseau de télécommunication, un terminal portable, ça ne sert à rien. Et je présume que Hernandez t’as parlé de grosses machines, d’ordinateurs qui discutent, de fantômes qui apparaissent dans un nuage de particules lumineuses, et d’installations dans le ciel ?

Réseau de télécommunication ? Qu’est-ce que c’est ?

— Il m’a aussi évoqué une personne qui te ressemblait beaucoup. Tu ne fais pas tes soixante-dix ans.

— Ce n’est pas mon âge, mais merci quand même.

Mon regard balaya son improbable tenue vestimentaire.

— Tu n’as pas froid habillé ainsi ?

— Ça va. Ah, d'ailleurs, Hernandez a cité l’ascenseur orbital ?

Une poussée de colère manqua de m'étouffer.

— Le quoi ? Viens-en au fait, bordel ! T’as vraiment rien d’autre à foutre à part raconter des conneries ?

— Ces conneries, c’est le gâteau.

Je restai interdit à cette dernière information. Une question se formula dans ma tête, mais ma bouche refusa de la laisser sortir.

— Et là, tu te demandes si ces gens qui t’en veulent ne chercheraient pas à conserver des jouets anciens fabriqués par une civilisation un peu plus avancée, et belliqueuse, que la vôtre ?

La vôtre ?

Je me raclai la gorge.

— En effet. C’est vrai, tout ce cinéma ?

— N’as-tu pas entrepris ce voyage pour le découvrir ?

— Si.

— Alors, continue et fais-toi ta propre conviction.

— Est-ce que tu me protègeras si je tombe sur eux ?

— Moi, non, répondit le type d’un air nonchalant. Les basses besognes ne sont pas ma came. Je suis plutôt là pour pointer les trucs intéressants. Mais les trois quarts du temps, les gens regardent mon doigt.

Il releva ses lunettes de soleil pour les poser sur le haut de son crâne, puis observa son index de près en louchant légèrement. J’eus un petit rire moqueur. Ce type était un vrai clown.

— Il a quoi de si fascinant, ce doigt ? Merde, à la fin !

— Peut-être que si tu t’exprimais d’une façon plus claire, sans tourner autour du pot ou prendre les autres pour des abrutis.

— Déformation professionnelle. Et c’est assez drôle, aussi.

Un soupir s’échappa de moi, accompagné d’une obscénité à l’égard de mon interlocuteur.

— Oui, mon petit frère préféré m’appelle souvent ainsi, s’amusa-t-il.

— Donc, si je devais résumer. J’ai des types égoïstes qui veulent garder un trésor pour eux aux fesses. Je peux potentiellement écrire au sujet d’un délire qui fera de moi la risée de tous les historiens de la planète. Et avec de la chance, on repêchera mon cadavre quand j’aurai fini mon enquête.

— C’est ça !

— Et vous n'agissez pas contre ces personnes ? Tu m'as l'air pourtant bien informé.

— En ce qui me concerne, j’évite d’intervenir dans les petites querelles de voisinage. Sauf quand ça menace tout le boulot effectué pour vous ramener.

Vous ramener ?

— Je suis donc livré à moi-même.

— Tu te débrouilles plutôt bien.

Un instant de silence ponctua notre conversation à sens unique. Je me souvenais de sa manière de se dérober lors de notre précédente rencontre chez Holm.

— En passant… euh… désolé, mais je ne connais pas ton nom, bredouillai-je.

— Je sens que tu as une interrogation un peu plus intéressante que le nom d'un simple voyageur, n'est-ce pas ?

— Qu’est-ce qu’un « ascenseur orbital », demandai-je, perplexe. Je sais bien ce qu’est un ascenseur, évidemment, mais je ne parviens pas à visualiser cette idée.

Le gars restait les bras croisés derrière la tête et lorgnait en l’air.

— C’est normal, vous n’êtes plus câblés pour ça. C’est un vieux concept perdu, ne t’en fais pas.

Vous ?

Il se tourna vers moi et poursuivit en me fixant droit dans les yeux. Son regard azuré perçant mariait gentillesse, charme, et fermeté. Cela m’intimidait. Ce sentiment s’accompagnait d’une drôle de chaleur apaisante dans ma poitrine, comme si je discutais avec quelqu’un à qui je pouvais confier ma propre vie.

— Si, à l’occasion, tu te rends plus au sud, par exemple à 0° 23′ 24″ nord, 9° 27′ 15″ est, trouve-toi un télescope et observe certains nuages. Cela devrait te donner des idées.

— Des nuages ? À quoi correspondent ces coordonnées ? Et c’est quoi un télescope ?

Je me sentais confus et idiot et mon cerveau n’arrivait pas à faire autre chose que de répéter ses propos sous forme de questions.

— Ah, oui, c’est vrai, ça aussi, vous n’en avez plus, répondit-il en se frappant le front avec la paume. C’est comme le téléobjectif d’un appareil photo, mais ça permet d'observer beaucoup plus loin.

Encore ce « vous »…

— Qu’est-ce qu’on peut voir dans le ciel ? Personne n’a jamais rien trouvé d’intéressant là-dedans.

Le type soupira d’un air dépité et se contenta de m’adresser deux tapes amicales sur l’épaule. Ce geste me parut condescendant.

Le haut-parleur annonçant l’arrivée imminente de mon train détourna mon attention. J’écoutai celui-ci en regardant le panneau d’affichage. Une fois le message terminé, je tournai de nouveau la tête vers mon voisin pour constater que j’étais seul sur le banc. Je me levai et scrutai les alentours, mais ne vis personne.

— Euh… d’accord, soliloquai-je d’un air inquiet.

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