21 — Dans les ténèbres (3/4)
Combien de temps ma tête avait-elle mis pour se rétablir ? Je n’en avais aucune idée. J’étais resté assis à contempler un miracle. Aucun autre mot ne convenait : le rocher qui se dressait entre moi et le tunnel s’était volatilisé dans une nuée de particules lumineuses. Ce n’était pas possible, je devais rêver. J’avais, sans le vouloir, ratiboisé une plante hallucinogène, et je délirais. Les parois montagneuses, ça ne peut pas disparaître ainsi.
Quelque chose frappa mon esprit. Durant leur visite dans la supposée ville, Hernandez m’avait parlé d’une animation en trois dimensions dépeignant une femme qui déroulait une sorte de présentation. Elle était apparue dans un nuage de poussière lumineuse et se serait évaporée de la même manière. Venais-je d’assister à une démonstration similaire ?
Mais pourquoi prendre de telles mesures pour simplement bloquer un putain de tunnel ! C’est quoi ces gens qui font tout compliqué, merde !
Je frottai plusieurs fois mon visage et tentai de me ressaisir. Le désespoir était passé, remplacé par de la colère. J’aurais pu ressentir de l’euphorie à l’idée d’avoir franchi cet obstacle, me mettre à courir torse nu dans les bois en hurlant ma joie. Au contraire, j’observais minutieusement d’un regard maussade ce trou dans la montagne qui s’enfonçait en profondeur.
On se foutait de ma gueule.
C’était ma seule conclusion.
Quelqu’un ou quelque chose s’amusait avec moi, avec mes nerfs, et tentait de me faire passer pour un débile. Le hasard et les coïncidences, ça va bien cinq minutes !
Je parvins finalement à retrouver un semblant de calme et de lucidité et me décidai à lancer l’exploration. J’étais venu ici pour ça, j’avais chialé à l’idée de ne pas pouvoir y procéder, je ne devais pas gâcher cette chance.
— Tu parles, soliloquai-je.
Je m’approchai doucement du tunnel, comme un chien apeuré, et tendis mon bras. La « fausse roche » avait bien disparu ; elle ne se cachait pas. Au point où j’en étais, je pouvais admettre n’importe quelle théorie bonne à me faire enfermer chez les dingos. La petite tranchée creusée durant la journée d’hier et la matinée à mes pieds. J’éclairai le souterrain avec ma torche. Le faisceau s’évanouissait dans les ténèbres. Pas de doute, il s’enfonçait très profondément. J’eus l’idée saugrenue de garer le vélo le long de la paroi, comme si je voulais bloquer une porte d’ascenseur. Au fond de moi, j’avais peur que cette roche revienne et m’enferme derrière si jamais je m’y trouvais. Cette idée me terrifia, qu’allais-je devenir si c’était le cas ? Aurais-je réussi à creuser pour m’en extirper ?
Voilà que je me stressais tout seul. J’inspirai et expirai lentement pour reprendre mon calme.
— OK, Alex, tu poses un pied dedans, tu regardes, tu notes des trucs, et tu sors, m’ordonnai-je.
L’éclairage de ma torche me fit remarquer un détail au sol. Mon cœur s’emballa et je me retrouvai en apnée tout en sentant un grand sourire fendre mon visage. Des traces de pas ! Elles étaient restées, faute de vent ou de pluie. Étaient-ce celles de l’expédition de Nigel ? Je ne le saurais probablement jamais, mais je pris tout de même une photo. On avait dû condamner le tunnel très peu de temps après leur passage. Cela venait prouver les propos de Hernandez.
Je fis un premier pas, puis un second à l’intérieur. Je marchais sur des œufs et scrutais chaque centimètre carré de la zone.
Je me trouvais bien à cet endroit décrit par mon principal témoin. Et quelques kilomètres plus loin, une ville planquée sous la Brume. Une ville construite par une civilisation inconnue.
— Une ville dans laquelle une terrible guerre aurait eu lieu… Une ville pleine de morts, ajoutai-je d’un ton grave.
Cette dernière pensée me glaça le sang. Je secouai la tête pour tenter de me reconcentrer sur l’exploration de l’entrée. J’avais d’emblée écarté l’idée d’aller plus loin, c’était trop risqué. Même avec le vélo.
Je sortis mon carnet de notes et y consignai mes premières observations. Le tunnel s’avérait bel et bien artificiel. La voûte partiellement effondrée était composée d’une sorte de béton, et non de roche montagneuse. La présence de câbles au plafond venait confirmer cette idée. Ce devait être des branchements électriques pour l’éclairage. Je remarquai un gros boîtier rectangulaire surmonté de deux larges lentilles. C’était un détail partagé par Hernandez durant son témoignage où l’un d’eux était tombé. Cet instrument semblait bien trop complexe pour être un simple luminaire, et il ressemblait à un projecteur. Je pris plusieurs photos sous différentes coutures en notant de les faire étudier par des connaissances ingénieures.
Merci encore, Nath, pensai-je. Cet appareil, c’était un cadeau d’anniversaire qu’elle m’avait offert. « Pour toi qui aimes vadrouiller et explorer un peu partout », avait-elle marqué sur la boîte. Elle avait rendu obsolète mon ancien modèle avec celui-ci, doté d’un objectif large, lumineux, et capable d’excellents gros plans. Ma chérie me manquait. Je me promettais de lui proposer un petit voyage lors de ses prochaines vacances.
Je balayai le mur de ma lampe de poche et j’y vis un autre indice. Le mur gris présentait des bandes jaunes détériorées par le temps, certainement. Je reconnus une forme d’écriture similaire à celle vue sur les curieux artefacts de Joakim Holm. J’ajoutai de nouvelles photos à la liste et reproduisis à la main ces étranges inscriptions. J’aurais ainsi le moyen de les étudier pendant le voyage de retour sans avoir à attendre que mes clichés soient développés.
Certains symboles me parurent plus intuitifs que d’autres. Je discernai des flèches pointant je ne savais quelle indication. L’écriture cryptique accompagnait celles-ci et devait sûrement désigner une direction. Certains caractères me firent penser à des chiffres. Une distance, sans doute. La bande jaune servait à autre chose que de décoration. C’était une structure intégrée au reste de la paroi. On voyait souvent des passages de câbles dans les tunnels de voitures ou de trains. Je supposai donc que les bâtisseurs de celui-ci avaient eu la même idée.
— Ou qu’on leur a piqué ? me demandai-je à voix haute.
Des pictogrammes se trouvaient au-dessus de la flèche. Je ne comprenais pas vraiment leur signification. Le premier s’apparentait à une tête portant une casquette avec des formes arrondies et des tracés dessus. Cela ressemblait à un vêtement, mais c’était plutôt le cas du second en réalité. Le dessin représentait un triangle avec deux grandes lignes qui descendaient du haut. Une veste ? Tenue correcte exigée ? Le suivant reproduisait des bottes. Le quatrième se montrait plus parlant : un éclair. Peut-être pour signaler un danger, je ne savais pas trop comment l’interpréter. Le dernier me laissa pantois. La petite image exposait une tige longue et fine qui s’attachait à un rond s’apparentant à une goutte d’eau éclatée. Les pointes partaient de chaque côté, un peu comme un rayonnement.
— Là-bas, mettez votre casquette, votre veste et vos bottes, et soyez prudents face aux éclaboussures de flotte éclatantes. Putain, c’est quoi ce rébus à la con !
Je pris en photo ces symboles bizarres dans l’espoir de trouver un spécialiste qui saurait me les expliquer. Les signalétiques de sécurité étaient pourtant connues et on les voyait partout. Si celles-ci en étaient, elles ne voulaient rien dire.
Le vent s’engouffra dans le tunnel. Un écho sinistre résonna tout du long, accompagné de poussière et de feuilles mortes. On aurait dit le cri agonisant d’une bête malade. Les passages les plus violents du témoignage de Hernandez ressurgirent dans mon esprit. Un frisson parcourut mon échine et je me mis à trembler. Les ténèbres qui s’étendaient face à moi me terrifiaient. Tout comme une autre idée traversa mon cerveau.
Les corps de Nigel Van Enhoorte et Robert Worthstram se trouveraient-ils plus loin ? Hernandez resta très évasif sur le temps qu’ils ont mis pour revenir. Worthstram était mort assez vite dans mes souvenirs, tandis que Nigel avait longuement marché avec eux avant de s’éteindre.
Enfin, avant de se décomposer sous leurs yeux.
Je n’avais pas envie d’aller le savoir, en réalité et retournai à l’exploration de l’entrée.
Plus de débris d’éboulement que d’autre chose s’y trouvaient. J’avançai doucement dans le tunnel et me fixai une frontière imaginaire. La terre qui recouvrait la route s’amenuisait quelques mètres plus loin. J’y décrétai ma limite. De toute façon, je ne repèrerais pas grand-chose d’autre. Le décor se répétait, ce qui n’avait rien d’étonnant, et tout le reste n’était que gravats et équipements délabrés. Je pris le maximum de photographies possible. La deuxième pellicule y passa, j’avais même entamé la dernière. J’aurais dû en prévoir plus.
Le faisceau de ma torche rebondit sur quelque chose de très brillant un peu plus loin. Je balayai plusieurs fois pour m’en assurer. C’était bien quelque chose au sol qui reflétait la lumière, comme du verre. Peut-être l’un de ces éclairages ou projecteurs tombés ? Un frisson d’excitation remua mes tripes. Je devais emporter une preuve matérielle, un souvenir. Si je parvenais à faire expertiser ces machines par des ingénieurs, peut-être pourraient-ils me dire leur utilité.
Ou botter en touche comme avec les babioles du musée de curiosités Holm.
Cette chose se trouvait un peu plus loin, derrière ma frontière arbitraire. Je tentai d’observer avec le zoom de mon appareil photo. Ce n’étaient pas un objet, mais deux qui traînaient là-bas, et cela m’intrigua au plus haut point. Le premier était bien une de ces lentilles régulièrement accrochées aux murs. Le second ressemblait à un casque intégral.
Je transgressai ma règle pour aller en savoir plus. Alex le téméraire tremblait comme une feuille à l’idée de faire la connerie de sa vie. Et peut-être même la dernière. La lumière du jour faiblissait déjà, et les ténèbres du tunnel m’entouraient de plus en plus. J’avançais de quelques pas timides pour me rapprocher de ces artefacts. La deuxième torche me fut d’une grande utilité, son faisceau plus dispersé éclaira mes environs. J’étais mort de trouille à me retrouver ainsi dans le noir.
Le premier vestige provenait bel et bien de l’un de ces trucs tombés du plafond. Je le touchai délicatement du bout des doigts, ça ne m’avait pas l’air trop lourd et suffisamment petit pour rentrer dans mon sac. C’était décidé, je l’enfournai dedans.
Le deuxième objet correspondait effectivement à un casque et semblait provenir d’ailleurs. Je lus sur l’un des côtés : « Centre de recherche volcanologique de Maia ». La visière était fendue et les traces marron m’inquiétaient. Je tenais certainement entre mes mains le heaume d’un des membres de l’expédition Van Enhoorte. L’excitation dépassa la peur pendant un instant. Je le saisis et le rangeai également dans mon sac à dos.
Mon ventre se creusa et trembla de nouveau lorsque j’observai les ténèbres. Je devais faire demi-tour, sinon j’allais finir par me chier dessus.
Je sortis du tunnel et retrouvai la forêt le long des Karpaty. Une brise continuait de s’engouffrer dans la caverne. J’éprouvais autant de bonheur que d’inquiétude. J’avais découvert la preuve matérielle de la dernière expédition. J’avais marché dans les pas de Nigel Van Enhoorte quarante ans après. Et j’avais trouvé des artefacts à faire étudier. Mais j’appréhendais toujours les circonstances de ce miracle. L’idée de lâcher un remerciement dans le vide me traversa l’esprit. Je l’oubliai aussitôt.
Je rangeai mes affaires et m’assurai de n’avoir rien omis. En particulier le machin ramassé dans le tunnel ainsi que le casque. Comme j’allais forcément repasser par Maia au retour, je notai d’aller voir Erika et lui demander si cet équipement appartient bien à leur institut.
Alors que je me préparais à partir, le vélo à mes côtés, je sentis que le vent se calmait. Je me retournai une dernière fois et découvris avec stupeur que la roche était revenue. Le tunnel venait d’être condamné, à nouveau. Comment, par qui, par quoi, je n’en avais aucune idée.
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