22 — Laisse-moi te raconter une histoire (3/3)
L’un des héritages de la Deuxième Guerre livrée à l’échelle mondiale, c’était l’automatisation du traitement de l’information. L’humain avait créé des machines qui calculaient plus vite que lui et pouvaient analyser une très grande quantité de données en peu de temps. En combinant cette technologie avec ses moyens de communication à distance, l’humanité développa les réseaux informatiques. Ses appareils étaient interconnectés, les gens l’étaient aussi, et désormais, une info pouvait faire le tour du monde en quelques minutes.
Cette nouvelle ère permit également l’instauration d’un champ de bataille d’une tout autre nature. Moins visibles, plus insidieux, les combats se menaient dorénavant sur les réseaux. On attaquait les infrastructures de ses ennemis, on volait leurs données, on protégeait les siennes, et on tentait de retourner tout ceci contre eux.
Et le peuple dans tout ça ? Lui aussi subissait une forme de contrôle moderne. Avant, on lui faisait peur avec une colère divine. Cette crainte se transforma en passivité. Grâce à ces technologies de l’information, il était surveillé en permanence. Ses moindres faits et gestes étaient traqués, analysés, décodés, et les systèmes prévoyaient comment maintenir les gens dans un état d’endormissement. On créait des polémiques pour détourner l’attention. On produisait tellement d’heures de divertissement en une journée qu’une vie ne suffirait pas à tout consulter. On orientait les opinions avec toutes ces analyses de comportement. Le peuple consommait ce qu’on lui demandait de consommer pendant que les dirigeants se faisaient la guerre sur les réseaux. Et parfois encore sur le terrain.
Malgré cela, l’expansion de l’humanité au-delà de sa planète se poursuivait. La curiosité et l’envie de se surpasser restaient un moteur pour notre espèce. Elle avait désormais construit des dizaines d’habitations dans le voisinage proche de son monde et vivait là-haut.
C’était à ce moment-là que l’Histoire de l’humanité allait se répéter.
Comme à l’époque de la colonisation des terres par les anciennes civilisations, celle de l’espace se ponctua de conflits. Le premier qui éclata au grand jour avait une particularité : il fut totalement artificiel. Cette étude, menée après coup, fut fascinante pour démontrer l’impact du contrôle de l’information et de sa fabrication. Cette accumulation de factice arriva au stade où des populations se haïssaient sans savoir pour quelle raison.
Cette troisième guerre mondiale fut également la Première Guerre planétaire. Elle ne dura qu’un an. La débauche de moyens pour s’entre-tuer fut telle que le nombre de morts s’éleva à deux milliards. L’une des cicatrices de ce conflit est encore visible de nos jours avec le cratère au sud du désert Mugulu, formé par la chute d’une colonie spatiale et l’explosion de ses réacteurs nucléaires.
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— C’est une météorite qui a formé le cratère, imbécile. Inutile d'inventer des mots pour faire croire à autre chose.
Mon jumeau arrêta de nouveau sa mélodie et me regarda en souriant.
— Tu te rends compte, Alex, qu’en me traitant d’imbécile tu t’insultes toi-même ?
— Je le fais bien assez souvent pour le savoir, oui.
Il éclata de rire, moi aussi.
— Donc, si je résume, tu veux me faire croire que des colonies existaient dans l’espace et qu’elles ont fini par se foutre sur la gueule avec la Terre, et pour de fausses raisons ?
— Oui.
— Et nous aurions eu un moyen de communiquer de manière presque instantanée dans le monde ? Ça me serait quand même bien pratique plutôt que les courriers et les déplacements, tu ne trouves pas ?
— Ça l’était, en effet.
Il énonçait ces faits comme s’ils étaient réels. Je ne comprenais pas comment mon esprit pouvait inventer de telles choses.
— Pourquoi aucun livre d’Histoire n’en parle, dans ce cas ? renchéris-je. Je commence à me demander si je ne suis pas en train de mourir et que mon cerveau part en plein délire.
Mon jumeau regarda en l’air quelques instants et revint dans la conversation.
— La bonne nouvelle, c’est que tu ne meurs pas, Alex.
— Et la mauvaise ?
— C’est que tu es dans le déni.
— Explique-toi.
— Tu te raccroches à des convictions dont tu ignores les origines. En fait, tu es comme les anciens humains qui utilisaient la volonté de leurs divinités imaginaires pour justifier leurs actes.
Je sentis mon visage se décomposer.
— Attends, tu n’es quand même pas en train de me dire que j’ai fait de l’Histoire une religion ?
Mon double leva les bras en signe d’apaisement.
— Non, pas à ce point-là. Disons que tu as parfois trop de certitudes et qu’il serait bien que tu écoutes un peu plus ton instinct, ces petites questions qui vont et viennent dans ta tête.
— Quel genre ?
— Rappelle-toi que l’Histoire, c’est enquêter sur le passé. Et qu’elle peut changer si l’investigation découvre de nouveaux éléments.
— Tu devrais m’expliquer comment on a loupé des tours qui partent jusqu’au ciel.
Il ignora encore une fois ma pique pour se remettre à déblatérer ses conneries.
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Notre histoire n’a pas encore raconté un élément. L’humain n’a jamais été seul pour construire ses tours orbitales et ses habitations dans l’espace. Ses enfants l’aidaient.
Ce n’était pas des êtres biologiques. Ils se composaient de métal, de circuits électroniques, et de programmes informatiques. Ils se déclinaient sous différentes formes : simples esprits désincarnés sur les réseaux et machines capables de réaliser des tâches plus ou moins complexes ou dangereuses.
Ses héritiers étaient les bâtisseurs de sa civilisation. Les robots et les intelligences artificielles, comme l’humanité les appelait, fournissaient la main-d’œuvre et l’aide à la recherche pour continuer de se surpasser. Ces machines travaillaient sans relâche. Elles n’avaient pas besoin de boire, manger ou dormir. Par contre, à l’inverse de leurs créateurs, elles n’avaient ni imagination ni curiosité. Elles se contentaient de reproduire ce qu’elles avaient appris à faire et développer selon les plans qu’on leur donnait. L’humain restait au cœur du processus décisionnel et inventif, tandis que l’artificiel exécutait, et parfois corrigeait les erreurs avant qu’elles n’arrivent. L’autre différence fondamentale des machines, c’était leur absence de volonté et de désirs. Les êtres humains avaient pendant longtemps imaginé des dieux qui symbolisaient leurs qualités et leurs défauts. Les robots n’en avaient pas besoin et se contentaient de réaliser leurs travaux.
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— Je suppose que tu as extrapolé l’idée de notre rencontre avec Hernandez, quand il nous a parlé de ses « intelligences artificielles ».
Je m’étonnais que mon double ne s’énerve pas de toutes mes interruptions et attaques comme je l’aurais fait en temps normal.
— Et d’où viendrait celle sur les robots, selon toi ?
— Un assemblage de nos machines modernes et de cette idée de pensée synthétique ? suggérai-je en me grattant la barbe.
— Tu as de l’imagination, Alex. Tu es sûr que tu ne voudrais pas écrire de la fiction un jour ?
— Je me disais bien que je serais assez connard pour me foutre moi-même de ma propre gueule.
Mon jumeau s’esclaffa, je l’accompagnai dans son rire. Il redevint plus sérieux.
— Alex, repense à certaines des questions que tu t’es déjà posées. Depuis combien de temps le train existe-t-il ? À quel moment les machines sont-elles apparues pour s’occuper de creuser dans les mines ou des cultures ? Pourquoi certains nuages dans le ciel ont-ils toujours la même forme et ne semblent-ils pas bouger ?
Je restai silencieux et dubitatif. La question qui me taraudait en ce moment, c’était comment mon esprit parvenait à inventer de telles salades. Même si mon jumeau avait raison : ces interrogations me hantaient.
Le barde leva le menton comme si on venait de l’appeler.
— Ah, dommage, je vais devoir te laisser. J’aurais aimé te raconter la suite de l’histoire avec la découverte de l’instrument divin.
— De la surenchère et de l’aguichage, une approche classique pour tenter de susciter de l’attention, j’imagine.
— Elle est un peu moins joyeuse, en réalité, déplora mon double. Mais tu le sais déjà. Après tout, tu as lu le carnet de Van Enhoorte sur sa dernière expédition, et Hernandez t’a donné un aperçu de ce que le monde a traversé comme crise.
— Une scène de guerre épouvantable, si j’en crois son histoire. Mais l’humanité semble s’en être remise si nous sommes là pour en discuter.
— Non, elle ne s’est pas rétablie.
— C’est-à-dire ?
Il resta silencieux.
— Pourras-tu me raconter la suite la prochaine fois ?
— Je pensais que mon récit était débile ? répliqua mon jumeau d’une façon aussi cinglante que je l’aurais faite.
— Elle l’est, mais elle m’intéresse quand même.
Il sourit.
— Dans ce cas, continue d’enquêter sur le passé. Et la prochaine fois que tu te feras passer à tabac, on se reverra sans doute.
— Quoi ?
Un voile noir obscurcit ma vision, et une soudaine fatigue me prit. Mes paupières s’alourdirent et je distinguais entre deux clignements le décor ambiant se dissoudre.
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Un grognement s’échappa de ma gorge tandis que mes yeux fermés percevaient la lumière du jour. Ils s’ouvrirent et je reconnus ma chambre d’hôtel à Ughvaere. Un chant d’oiseaux dehors accompagnait mon réveil, ainsi que le passage de quelques véhicules dans la rue. Je levai difficilement mon bras gauche et une douleur aiguë au niveau de mes côtes m’arracha un couinement. Tout le reste de mon corps se réactiva et se transforma en un concert de souffrance. Mon torse, ma tête, mes bras, mes jambes, tout me faisait mal. Je frottai mon visage, qui était la seule partie de mon être éprouvant une douleur que je qualifiai de « seulement insoutenable ». Je me massai la poitrine et sentis des bandages dessus.
— Ah, vous êtes réveillé, entendis-je au fond de la pièce.
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