23 — Discrétion (1/3)
Quelqu’un se tenait assis sur le canapé de ma chambre d’hôtel. Ma vue était encore troublée et je n’apercevais que la silhouette d’une femme habillée en noir. Je frottai plusieurs fois mes yeux avec le pouce et l’index de ma main droite. Ce simple geste provoqua une décharge électrique dans tout mon corps qui se raidit. Un camion passa dans la rue à ce moment-là. Sa remorque émit un raffut comme pas permis avec des bruits de chaînes et de planches qui s’entrechoquaient. Le vacarme résonna dans ma tête comme si je me levais avec la gueule de bois.
Je finis par retrouver mon acuité visuelle et reconnus la personne qui me tenait compagnie. Elle était plutôt grande, des cheveux blond brillant attachés. Son visage impassible était plongé dans la lecture d’un livre qu’elle tenait de sa main gauche. Je ne parvins pas à déchiffrer le titre sur la couverture. J’avais vu cette femme chez Hernandez, et celui-ci me l’avait décrite dans son témoignage. Je soupçonnais également que c’était elle que j’avais croisée lorsque je reçus la lettre de menace.
Elle referma son ouvrage et le posa sur le canapé.
— Comment vous sentez-vous, monsieur Carezzo ?
— J’ai mal de partout, répondis-je plaintif. Que m’est-il arrivé ?
— Vous avez fait une mauvaise chute en vélo.
— Et je suppose que vous êtes une aimable passante se trouvant là par hasard venue à mon secours ? demandai-je d’un air sarcastique.
Elle sourit chaleureusement.
— Ma présence ici n’a rien de fortuit. Je vous suivais.
— Je me souviens d’avoir vu quelqu’un sur la route, devant moi. J’ai freiné, puis je suis tombé.
— Non. Vous avez freiné, regardé autour de vous, puis cet homme vous a poussé dans le fossé. Et si je n’étais pas intervenue, ses compères vous auraient certainement tué.
Une sensation de vide remplaça la douleur qui tiraillait mon corps pendant un instant. Mon être se faisait aspirer par le sol et je me décomposais. Mon visage devait être blanc comme un cul.
— M’assassiner ? balbutiai-je. Mais qu’est-ce que j’ai fait pour mériter ça ? Merde !
Je me repliai sur moi-même en gémissant. Cet accès de colère me donna l’impression qu’une dizaine d’épées m’avaient transpercé. La femme se leva et appuya sur mes épaules pour m’allonger.
— Calmez-vous, monsieur Carezzo, vous avez deux côtes fêlées. Rien de grave, rassurez-vous. Vous irez mieux d’ici quelques jours.
Je soulevais la couverture pour constater l’étendue des dégâts. Des bandages entouraient ma poitrine, ainsi que mon biceps gauche. J’avais quelques égratignures un peu partout accompagnées de gros hématomes aux jambes, sur le ventre, et sur mes bras. Je me rendis compte que je me trouvais tout nu sous la couette, et la remontai aussitôt.
— Merci… madame, de m’avoir aidé, bafouillai-je timidement.
— Appelez-moi Mathilde.
Quelque chose me revint soudainement en tête.
— Mon sac !
— Il est là, ils n’ont pas eu le temps de vous voler quoi que ce soit.
Je poussai un soupir de soulagement.
— Que… que leur avez-vous fait ? demandai-je, la voix tremblante.
J’ignorais le nombre de mes agresseurs. Cependant, je ne voyais pas comment une personne seule aurait pu tenir tête à toute une bande. Mathilde plongea sa main à l’intérieur de sa veste et me montra une crosse m’évoquant un pistolet. Mes yeux s’écarquillèrent et mon souffle s’arrêta. Elle portait une arme et n’avait visiblement pas hésité à s’en servir. Malgré la confusion de mes souvenirs, je ne me rappelais pas avoir entendu des coups de feu.
— Avez-vous… vous les avez tués ?
— Oui, répondit-elle en toute indifférence.
— Mais pourquoi ? Je ne fais qu’enquêter sur un explorateur !
Une quinte de toux se déclencha et je me contorsionnai sous la douleur. J’en avais les larmes aux yeux. Elle me massa délicatement le dos pour m’aider. Un goût métallique désagréable se répandait dans ma bouche.
— Combien de temps suis-je resté dans les vapes ?
— Deux jours.
Mon regard balayait la chambre à la recherche d’un repère auquel se raccrocher, d’une pensée apaisante. Je réalisai à peine les paroles de ma protectrice. Cette enquête avait fini par m’amener dans une sombre histoire de violence soldée par des meurtres. Même si c’était pour sauver ma peau, je ne pouvais pas m’empêcher de culpabiliser. Cependant, d’autres détails refaisaient surface et me perturbaient.
— Le grand rouquin que j’ai vu sur la route avant de tomber, c’était leur chef ?
— Je ne pense pas. Pourquoi cette question ?
— Parce que j’ai l’impression de l’avoir déjà rencontré. Quelques semaines plus tôt, à Augusta. Je crois que c’était le jour où j’avais reçu la lettre de menace.
— Où l’avez-vous croisé ?
— À un arrêt de tram, il descendait de la rame avec un type à l’air patibulaire.
— Est-ce qu’il portait un uniforme d’un genre militaire ?
Un fort intérêt se manifestait dans le ton de sa voix.
— Il était habillé d’un long manteau bleu fondé avec des écussons dessus, oui, et un col fourré autour du cou, répondis-je en me frottant le menton.
— Et vous l’avez revu plus tard ?
— J’avais cru l’apercevoir à Maia.
Mathilde grimaça. Cela m’inquiéta, elle était restée plutôt indifférente jusqu’ici.
— Dans ce cas je suis intervenue à temps, annonça-t-elle. Vous étiez exposé à un plus grand danger que je ne l’avais anticipé.
Je sentais mes organes fondre dans mon corps.
— À… ce point-là ?
— Cet homme roux observé plusieurs fois n’en est pas un. C’est…
Elle chercha ses mots pendant quelques longues secondes.
— … une forme de projection.
— De projection ? Vous voulez dire, comme au cinéma ?
— Oui, mais en trois dimensions et tangible. Pour simplifier.
— Ah, je vois. Hernandez m’a parlé d’une chose similaire. Mais il ne mesurait pas trois mètres de haut et ne scintillait pas de partout.
— Non, ce n’est pas un hologramme comme ceux que l’expédition a dû découvrir à Kiayv. C’est très différent, une arme à apparence humaine. L’individu qui se trouvait à ses côtés devait être son porteur.
Je demeurai coi à l’écoute de ses paroles.
— Ils ont fini par en déterrer… murmura-t-elle.
— Pardonnez-moi, interrompis-je. Kiayv ?
— Oui, la ville à l’autre bout du tunnel, répondit-elle comme une évidence.
Quelques connexions se formaient dans ma tête, entre deux chocs électriques causés par la douleur.
— Et vous me suiviez ?
— Oui.
— Est-ce que je vous dois le miracle de la disparition de la pierre devant l’entrée ?
Elle pouffa délicatement avec un sourire au coin des lèvres.
— Rien de miraculeux, monsieur Carezzo. Je me suis contentée de désactiver la barrière.
— Putain ! Je le savais ! m’exclamai-je.
Une nouvelle quinte de toux me tordit de douleur.
— Calmez-vous, Alexandre.
— J’espère que vous avez bien rigolé en me voyant creuser comme un débile avant de faire s’envoler votre caillou magique, bougonnai-je avec amertume.
— Je m’excuse si c’est l’impression que je vous ai donnée, répondit-elle d’un air contrit. Je n’ai jamais voulu me moquer de vous. Je souhaitais m’assurer que votre motivation était réelle.
— Mais en quoi chercher une caverne planquée dans une montagne aurait autant d’importance ? Merde à la fin !
Mon corps se contorsionna à cause de la souffrance. Je devais me calmer, mais, dès qu’elle en rajoutait une couche, je m’énervais de plus belle. J’essuyais les larmes arrachées par la douleur.
— Ce que ça a d’important ? répéta-t-elle. Nous l’attendions depuis la reconstruction. Pendant deux millénaires, les humains ont tourné en rond et continuent aujourd’hui. La curiosité, l’envie de se surpasser, d’en apprendre sur son passé, de forger son avenir, observer le ciel avec envie : vous avez perdu tout cela, sauf dans de rares exceptions. Et nous essayons de vous le rendre. C’est un travail sur le long terme, le très long terme, et il commence à porter ses fruits.
Je clignais des yeux à répétition, l’air interdit et la dévisageant.
— Je… ne comprends pas, ânonnai-je. De quelle reconstruction parlez-vous ?
— Monsieur Hernandez vous a raconté son aventure à Kiayv. Il vous a donné le journal de Van Enhoorte. L’explorateur avait-il consigné dedans des théories quant à l’origine de cette ville ?
— En quoi cela vous intéresserait-il ? Vous semblez en savoir plus que moi. Vous connaissez même le nom de cette cité !
— J’ai besoin d’évaluer le niveau d’information que vous avez pu obtenir.
— Nigel pensait qu’une société plus avancée que la nôtre aurait bâti la mégapole. Peut-être qu’elle a évolué vers autre chose et abandonné cet endroit, ou bien… Oh.
Une idée traversa mon esprit. Je me rappelais des bribes d’un drôle de rêve pendant que j’étais inconscient. Je me racontais à moi-même une histoire à dormir debout. Et je me souvenais avoir parlé d’une humanité qui aurait disparu.
— Les humains qui ont bâti cette ville se sont éteints, n’est-ce pas ? demandai-je. Et quand vous avez évoqué une reconstruction, vous entendez la naissance d’une nouvelle civilisation sur les cendres de l’ancienne ?
Mathilde joignit ses deux mains avec un grand sourire. La vache, elle était si belle qu’un petit choc traversa ma poitrine. Cela me changea de la douleur. Je détournai mon regard quelques instants.
— Enfin ! s’exclama-t-elle. Je désespérais de voir du résultat arriver. Vous présentez une caractéristique importante, Alexandre. Vous êtes curieux et vous cherchez à en savoir plus sur vous et votre monde. C’est un trait humain perdu lors de la reconstruction. Il réapparaît petit à petit dans la population, vous en êtes un exemple. Comme Nigel Van Enhoorte à son époque l’était aussi, avec ses partenaires. Ou encore, par exemple, Samuel Williams.
— Williams, ce nom me dit quelque chose, répondis-je. Vous parlez du professeur timbré qui a écrit son bouquin sur le train en racontant qu’il servait à peupler le monde ?
— N’avez-vous pas envie d’en savoir plus à ce sujet ? Vous qui avez une certaine passion pour le transport ferroviaire, je suis sûre que vous aimeriez le traiter un jour.
— Mais… je n’ai rien à… dire… à propos de… euh…
Toutes mes interrogations au sujet du train planétaire refirent surface. Qui l’avait construit ? Depuis quand ? Comment parvenait-il à faire le tour du monde ? Qui l’opérait ? Comment fonctionnait-il ?
— En fait, j’ai énormément à apprendre et peut-être à écrire sur ce train, admis-je. M’aiderez-vous ? Vous m’avez l’air d’être déjà bien informée.
— Je compte sur vous pour enquêter par vous-même, Alexandre. Notre but n’est pas de tout vous raconter, mais de stimuler la fibre curieuse des humains.
— « Nous » ? Faites-vous équipe avec le gars que j’ai rencontré plusieurs fois ?
— De qui parlez-vous ?
Je lui décrivis le grand gaillard croisé dernièrement à la gare de Rolatir. Il portait toujours une tenue vestimentaire inadaptée, bariolée, la couleur de ses chemises faisait mal aux yeux. Je me rappelais que ses cheveux étaient bleu et rouge et luisaient bizarrement. Ceux de Mathilde étaient eux aussi très brillants, remarquai-je à nouveau. J’ajoutai sa façon de parler très familière tout en restant amical.
— Ah, lui, déduisit-elle de mon portrait approximatif.
— Vous le connaissez ?
— Oui, mais nous ne travaillons pas directement ensemble. Il a sa propre méthode, mais nos objectifs convergent.
Quelqu’un frappant à la porte de ma chambre interrompit notre conversation. Mathilde s’y dirigea et répondit. Elle revint avec un plateau-repas.
— Avez-vous faim ? demanda-t-elle.
Jusqu’ici, mon corps ne ressentait que de la douleur. Mon estomac se rappela qu’il était vide, je n’avais probablement pas mangé depuis mon agression. Un grognement sourd résonna dans la pièce avec pour origine mon ventre. Mathilde plaça le plateau sur mon lit. Je saisis la fourchette, mais la souffrance m’empêcha de continuer. Elle se proposa de m’aider à m’alimenter. J’avais un peu honte et je me sentais comme un vieux grabataire à qui on donnait sa soupe.
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