23 — Discrétion (2/3)
L’après-midi, Mathilde me redressa sur le lit pour changer les bandages autour de ma poitrine. Elle retira les anciens qui laissèrent voir des marques aussi douloureuses que désagréables à regarder. J’étais couvert d’ecchymoses et bouger mon corps me faisait souffrir. Elle posa une mallette contenant du matériel médical, à première vue. Cela me gênait toujours qu’elle joue à l’infirmière pour moi. Je me disais qu’elle avait certainement mieux à faire. Elle sortit un objet qui me rappela quelque chose. Une tablette de verre noir qu’elle plaça devant mon torse afficha mes os.
— Vous réagissez bien au traitement régénératif, Alexandre, m’annonça-t-elle. C’est une bonne nouvelle, vous allez être vite remis sur pieds.
— Cela m’étonne, je pensais que cela prendrait des semaines pour se rétablir de côtes abîmées.
— Avec la médecine moderne, oui. Avec l’ancienne, non.
— Est-ce que je peux voir cet appareil ?
— Ça ? demanda-t-elle en montrant la plaque noire. Bien sûr.
Je le saisis et reconnus cet équipement. J’avais découvert la même chose dans le magasin de Joakim Holm au début de mon enquête. Cet homme possédait tout un tas de curiosités dont on ignorait toujours la nature ou l’usage. L’un d’eux était une tablette de verre qui révélait le squelette lorsqu’on regardait à travers. Je contemplais celui de ma main, ainsi que les os de mes jambes. Contrairement à l’autre, celui-ci montrait des zones en rouge.
— C’était donc un appareil médical, murmurai-je.
— Oui, c’est un scanner portable. Les parties qu’il indique en surbrillance sont les dégâts causés par la chute. Et ceci, c’est la suite de votre traitement.
Je sursautai avec un couinement de douleur. Elle tenait dans sa main ce qui s’apparentait à un pistolet qu’elle pointait vers mon bras. Je la repoussai, paniqué.
— Ne me touchez pas avec ce truc !
— Rassurez-vous, Alexandre. Ce n’est qu’une seringue pour vous injecter le produit régénératif. Cela ne vous fera pas mal.
Après une longue hésitation, je finis par la laisser faire. Elle posa le canon de ce pistolet médical sur mon bras et je ressentis une brève secousse. Un horrible souffle glacé se répandit dans mes veines, puis disparut aussitôt. Certains de mes hématomes commencèrent à s’effacer et la douleur s’envolait avec. Je restai coi à observer mon corps se réparer.
— C’est incroyable, remarquai-je en tournant mes mains.
Je lâchais un bâillement sonore. Mes membres se ramollirent, je me sentais partir.
— Ça… assomme… votre truc…
— Je suis obligée d’injecter par petites doses pour ne pas trop vous épuiser. Cette fatigue est normale.
Je somnolais à moitié, comme à deux doigts de m’endormir. Ma tête penchait doucement vers l’avant. J’étais dans un état de confort, la souffrance avait disparu, remplacée par de la sérénité.
Quelques images de mon agression me revinrent. L’apparence du grand rouquin m’avait vraiment marqué et je le redécouvris comme s’il se trouvait à côté de moi. C’était bien la même personne que celle rencontrée dans le tram à Augusta. Son visage aux reliefs creusés par l’acné et décoré de subtiles taches de rousseur affichait toujours une expression dénuée de sentiments. Son regard azuré ne possédait aucune étincelle de vie. Mathilde m’avait dit que c’était une « projection », une arme à forme humaine. Je repensai aux phrases confuses de mon rêve. Des concepts comme « intelligence artificielle » ou « robots » surgirent. Ce type en était-il ?
Cette histoire d’ancienne civilisation plus avancée devenait de plus en plus perturbante, mais aussi concrète. Les témoignages, les artefacts, les propos des gens comme Mathilde ou l’autre voyageur, mes agresseurs, tout ceci finissait par converger vers cette idée. Franck, mon agent, avait qualifié ça de « bombe ». Mon livre allait le révéler au grand jour. Et potentiellement faire de moi une cible à abattre. Remarque, c'était déjà le cas.
— Alexandre ? entendis-je.
— Moui ? Quoi ? marmonnai-je.
— Vous vous étiez assoupi.
Je me rendis compte que j’étais toujours assis dans le lit de ma chambre d’hôtel. Le drap blanc me couvrait à moitié et un chapiteau s’était formé au niveau de mon entrejambe.
— Euh… désolé, fis-je, gêné, en réajustant la couverture.
— Ne vous inquiétez pas, c’est un autre effet secondaire de ce médicament.
Mathilde me pencha en avant pour retirer les pansements dans mon dos. Elle lava à cet endroit avec un chiffon humide, puis appliqua des nouveaux. Le savon avait une odeur d’amande très douce. J’étais toujours aussi mal à l’aise.
— M-m-merci, Mathilde, bafouillai-je.
— Rassurez-vous, cela ne me dérange pas.
Elle devait avoir lu dans mes pensées.
— J’ai une question, Mathilde. Si vous acceptez d’y répondre.
— Je vous en prie.
— Cette ville qui se trouve sous la Brume. Pourquoi à cet endroit ? Je veux dire, je n’aurai peut-être jamais l’occasion de l’explorer, mais j’aimerais en savoir plus.
— Elle est antérieure à l’apparition de la Brume, si c’est là le fond de votre interrogation. Contrairement à une idée répandue, ce phénomène n’a pas toujours été présent.
Mathilde essora la serviette au-dessus du bac d’eau tiède et le ramena dans la salle de bains. Elle revint à mes côtés et s’installa au bord du lit.
— La Brume est un système de confinement, si vous voulez tout savoir. Sa création remonte à environ cinq mille ans pour contenir des réactions physiques très dangereuses.
— Cinq mille ans ? J’ai du mal à y croire.
— Votre calendrier à treize mois n’a pas toujours été en vigueur. Ce changement fut une décision pragmatique lors de la reconstruction, ils n’aimaient pas le grégorien.
— Le quoi ? C’est qui, « ils » ?
— Le calendrier grégorien, c’était son nom.
Mon visage se figea avec une grimace traduisant mon incompréhension. Je préférai retourner à la question de la Brume.
— Cela va vous paraître stupide, mais, pendant que j’étais inconscient j’avais rêvé d’une histoire à propos d’une ancienne humanité qui se serait plusieurs fois fait la guerre à l’échelle mondiale ou aurait colonisé l’espace. Est-ce que la Brume aurait servi d’arme ?
Mathilde afficha une mine réjouie qui s'effaça aussitôt.
— Non, je n’ai pas souvenir d’un tel usage. Elle fut créée après le cinquième incident nucléaire majeur pour isoler les zones irradiées et les cœurs en fusion. Par la suite, elle trouva d’autres applications, notamment dans les cuves des réacteurs à effondrement ou encore dans les systèmes de production d’énergie par antimatière.
— Nuquélaire, je crois que j’ai entendu ce mot pendant mon rêve.
— « Nucléaire », corrigea-t-elle en souriant.
J’avais l’impression d’être un gosse qui ne savait pas articuler.
— Tout ceci est un ensemble de technologies obsolètes. Votre monde n’en a jamais eu besoin.
— La ville a été confinée à cause d’un incident nu… nucléaire ?
— Non. Kiayv fut l’un des nombreux champs de bataille d’une guerre qui amena l’humanité à sa perte. En dehors de rares cas comme celle-ci, les ruines de ce passé ont disparu.
Les cheveux de Mathilde se mirent à luire d’une façon plus brillante qu’à l’accoutumée. Elle se leva et regarda par la fenêtre, les bras croisés.
— Que se passe-t-il ? demandai-je, intrigué.
— Rien de spécial, répondit-elle en souriant. Je dois aller voir quelqu’un, je reviendrai un peu plus tard.
Mathilde enfila sa veste, puis quitta ma chambre sans m’en dire plus. Cela me laissa pantois.
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