4 - Justice
Perpétuité
Quarante-six ans, sept mois et trois jours depuis sa condamnation, depuis qu’il est devenu le matricule 785402. Ce n’était qu’une erreur de jeunesse aux très lourdes conséquences pour les victimes comme pour le bourreau.
Il a pris deux vies, il doit deux vies.
Allongé sur sa couchette, le détenu fixe le plafond. Il en connaît les moindres aspérités, les traces d’humidité, la peinture qui s’écaille. Il y a inscrit son prénom pour ne pas l’oublier : Lloyd était là. Si sa mémoire devient défaillante, il se souvient avec une clarté douloureuse des instants qui ont précipité sa vie dans le néant.
Il avait bu, évidemment, il se sentait fort, il avait emprunté le flingue de son vieux. Avec ses potes, ils riaient, ils étaient les maîtres du monde. Et ces deux richards étaient arrivés sur leur territoire, leur faisant sentir, par leur simple présence, qu’ils étaient des rebuts de la société. Un cocktail détonnant que l’alcool et l’égo ! Il avait voulu fanfaronner et effrayer les deux intrus. Sa bouteille de bière dans la main gauche, le flingue dans la droite, quelques provocations et l’idée du siècle : se prendre pour Guillaume Tell des temps modernes. Une bouteille de bière sur le crâne des deux gosses de riche, leur montrer sa maîtrise et leur faire faire dans leur froc. Les cris d’encouragement de ses amis lui reviennent souvent, cette exaltation, cette électricité dans l’air. Pendant dix minutes grisantes il avait été tout puissant. Il se remémore aussi les supplications de la fille, il aimerait revenir en arrière, suspendre son geste et pouvoir jouir de sa liberté et du droit de disposer de sa vie. Il presse la gâchette, la balle fuse, elle traverse l’œil et emporte avec elle l’arrière de son crâne et une bonne partie de sa cervelle. La fille se met à hurler, ses amis dessaoulent dans l’instant. La panique le pousse à mettre en joug la jeune fille, juste pour qu’elle la ferme. Elle s’avance vers lui, folle de désespoir et de rage, dans un état second, il recule et pris d’effroi, presse la détente pour la seconde fois. Elle s’écroule dans un bruit sourd.
Cette soirée moite d’été lui semble tellement loin du froid de sa cellule. Le corps grelottant, il tient la couverture élimée sur lui. Il la cale dans son cou pour tenter de garder un peu de chaleur et se recroqueville. Ses membres inférieurs deviennent douloureux comme si des milliers d’aiguilles perçaient sa chair. Une quinte de toux l’épuise et décape ses poumons au papier de verre. La souffrance, il connaît, mais cette fois-ci c’est différent. En position fœtale, il inspire difficilement, la cyanose gagne ses lèvres. Dans un effort désespéré il ouvre grand la bouche, mais l’air n’abreuve plus ses poumons. Son visage se crispe en une grimace d’agonie, les yeux grands ouverts comme un poisson hébété, il regarde la grande faucheuse s’emparer de lui. Enfin… il quitte sa cellule, ses quatre murs, sa monotonie et sa solitude.
- Votre col est dilaté à 8.
- Je veux la péridurale !
- C’est trop tard Madame, mais vous vous en tirez bien.
- Je vais mourir, faites le sortir.
Soufflez, inspirez, expirez.
Inspirer, eeeeeeeeeeexpirer… et cette douleur, encore et toujours, comme une lame qui s’enfonce dans le bas ventre. Envie de crier, envie de pleurer, envie que ça cesse.
Inspirer, expirer, supporter la douleur encore.
Atteindre les dix centimètres, faire fi de la douleur et du monde extérieur. Les yeux rivés sur le monitoring, elle respire. Les contractions sont là, elle regarde sa souffrance qui s’affiche en plein chiffres, passé les cent elle peine à respirer.
Sous le néon de la salle d’accouchement, tous ses sens sont agressés, une lumière trop vive, ses râles qui lui vrillent les oreilles, son corps nu aux yeux de tous, la dignité l’a abandonnée depuis un moment.
Elle supplie pour que cela cesse, elle voudrait ramener ses jambes sur sa poitrine et se bercer jusqu'à la naissance de son fils.
Neuf mois d’attente : une liste de naissance, un choix de prénoms, vingt-cinq kilos, des remontées acides, des hémorroïdes, une sciatique, des tests sanguins mensuels, et ses fichues contractions, elle a mal, mais c’est pour la bonne cause.
À coup d’inspirations et d’expirations, une nouvelle heure s’est écoulée, la sage-femme l’ausculte, elle plonge ses doigts dans son vagin. C’est inconfortable.
- Vous êtes à complète. Mais le bébé n’est pas encore engagé. On l’attend. On va essayer de vous bouger. Mettez-vous sur le côté gauche.
Sur le flanc, la douleur n’en est pas moins aiguë. Ses yeux ne quittent pas l’écran. Les contractions sont toujours là, régulières, lancinantes, foudroyantes, mais le rythme cardiaque du bébé ralentit. Il souffre à l’unisson avec sa mère. Elle commence à paniquer.
- Pitié sortez-le, sauve-le, arrêtez ce carnage.
Elle en pleure, de peur, de douleur, de rage.
- Remettez-vous en position.
Le lit est prêt, la parturiente aussi, sondée, les fesses dans le vide, les pieds dans les étriers. Elle peut pousser en toute sécurité. La sage-femme remet ses doigts dans son vagin : elle cherche le crâne du bébé.
- Il est coincé, il regarde les étoiles, il a le menton levé, on dit que ces enfants-là sont de grands rêveurs, dit-elle de sa voix la plus calme, puis elle se tourne vers l’auxiliaire de puériculture « Va chercher les cuillères et le docteur ».
Le docteur arrive dans les minutes qui suivent, pas le temps de se présenter, il s’installe entre les jambes de la primipare et ouvre le kit.
Un vent de panique se saisit de l’équipe. Deux cuillères gauches dans le paquet. L’auxiliaire part en courant chercher un nouveau kit. Les contractions continuent de poignarder l’aine de la future mère, le cœur du bébé ralentit encore.
Les instruments sont là, le médecin s’en saisit, les insère dans le col de l’utérus, attrape la tête de l’enfant et tire.
Le col de l’utérus se déchire sur plus de dix centimètres, ainsi que le périnée, mais la tête du bébé est sortie.
Il pousse son premier cri, et sa mère, le corps ravagé respire à nouveau. Il respire, il est sauf. Le médecin l’essuie de son vernix et le pose sur le ventre de sa mère. Elle voudrait le conserver en peau à peau, faire connaissance avec ce petit être qu’elle a gardé au chaud pendant quarante semaines. Mais le froid la saisi, elle est en état de choc, la délivrance n’est pas complète. Il faut expulser le placenta, et stopper l’hémorragie.
Le médecin commence son travail de couture pendant que l’auxiliaire fait les tests de rigueur.
Le test d’âme, le test de marche instinctive, elle le pèse, le mesure, 3kgs560 pour cinquante centimètres. Son test d’Apgar est parfait 10,10,10. Le test d’âme vire au rouge, l’auxiliaire appuie discrètement sur le bouton de sécurité avant d’habiller le bébé.
Trois hommes armés, en uniformes de gardien de prison entrent dans la salle de naissance. Ils se penchent sur le berceau et mettent la mère et l’enfant en joug.
- Madame, nous vous informons que votre fils est la réincarnation du détenu n°785402, celui-ci a été condamné pour le meurtre de Monsieur Conway et de Mademoiselle Hatahel à purger deux peines de prison à perpétuité. Pour que justice soit faite nous arrêtons à nouveau le détenu n°785402. Veuillez ne pas faire de geste violent et tout se passera bien. Nous laissons à votre disposition les documents légaux pour que vous puissiez, si vous vous le souhaitez, lui rendre visite à la pouponnière pénitencière. Il vous faudra néanmoins compter un bon mois pour que les formalités administratives soient réglées et que vous soit consenti ce droit de visite. Je vous rappelle que vous avez le droit de faire appel à un avocat pour faire une demande de réhabilitation dès que votre fils aura purgé vingt ans de sa peine. Justice doit être rendue. J’espère que vous avez bien compris, nous vous souhaitons une bonne continuation, Madame. Au revoir.
Le matricule n°785402 sous le bras, les trois hommes prennent la porte. Abasourdie, les jambes encore dans les étriers, la mère privée de son enfant éclate en sanglots.
- Mais il est innocent…
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