Rêves de papier
Tu es une rêveuse ; tu l'as toujours été.
Ton esprit s'échappait dès que la clarté baissait et que l'obscurité s'étendait. Ainsi attendais-tu avec impatience l'heure du coucher ; le diner promptement expédié, le lavage des dents, ton pyjama rose endossé. Alors que ton frère rechignait, tu te glissais avec bonheur sous ton édredon fleuri. Secouant les petites contraintes de ta destinée d'enfant, tu laissais reposer sur l'oreiller tes boucles dorées entortillées de rubans nacrées ; tu commençais à vivre.
Évidemment, à cette époque, tu étais princesse, héroïne, ou alors pauvresse aimée d'une altesse charmante ; loin d'une vie ordinaire, il t'emportait. Tes rêves se vêtaient de couleurs pastel. Une récurrente méchante revenait dans toutes tes histoires ; envieuse, riche, cruelle et bien sûr laide. Tour à tour, elle t'enfermait dans une geôle, puis tu en étais délivrée et c'est toi qui la jetais en prison. Assurément sans elle, point de sel dans tes récits imaginaires, parfois, tu la laissais même gagner. Tu mourais ; victime tragique par son prince délaissé ; fin poignante et grandiose et cœur ensanglanté.
En grandissant, tu abandonnas les contes de fées, laissant derrière toi tes rubans et tes boucles. Coupée court, maitrisée, ta chevelure absente devenait revendications et tes songes vespéraux te conduisait sur le théâtre de révolutions. La méchante était toujours ton adversaire ; elle te tortura dans d'infâmes prisons, te tua sur des barricades semées de corps tordus en mortelles contorsions. De temps à autre, c'est toi qui ordonnais sa décapitation ; Némésis fidèle, elle t'accompagnait dans toutes tes pérégrinations.
Mais grandir n'a pas que des avantages. Bien souvent cela conduit à laisser ses rêves en jachère, confier à la réalité la relégation des gloires imaginées et vécu. C'est ce qui t'arriva et, dans la tristesse, tu rejoignis le monde des adultes.
Du moins en apparence.
Car ses contes t'appartenaient toujours, ils demeuraient dans ton imaginaire, bien rangés dans un coin de ta mémoire. Un jour, au terme de longues heures d'ennuis, tu les redécouvris et tu t'en voulus de les avoir délaissé. Tu voguas sur leurs vagues retrouvées, heureuse de revoir jusqu'à ton ennemi. Et, pour ne plus les oublier, tu t'armas d'un crayon d'anthracite, d'autres de couleurs, tu ouvris un cahier où s'alignaient des colonnes de chiffres. Tu déchiras ces pages-là, puis tu t'installas et sous un riant soleil d'après-midi, tu les y gravas pour toujours.
Depuis tu n'as jamais cessé d'empreindre le papier de tes voyages oniriques et tes folles idées, et qu'importent ceux qui pensent que tu négliges la vraie vie, tu en es ravie.
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