L'adieu au soleil
Les étoiles palissaient à peine quand le chaman quitta sa hutte. Les yeux encore embués de sommeil, je trainais les pieds derrière lui. Nous traversâmes une esplanade de pierres dressées, avant de gravir la colline aux suppliques ; elle se dessinait dans la semi-clarté, tout en brume et ombres inquiétantes. Oubliant ma condition d'apprenti et porté par mon enthousiasme, je précédai quelque peu mon vieux maitre, dont le souffle court (et l'usage régulier de "l'herbe de clairvoyance") trahissait l'âge et l'addiction.
Emplis de confusion, je m'arrêtais et laissais le mage s'avancer seul vers l'autel. Cette fois, la ligne d'horizon rosissait ; la nuit succombait.
— Il faut nous hâter, commencer le rite.
En parlant, il me poussa vers la table de marbre que je m'empressai de nettoyer ; avec soin, je balayai la silice qui la souillait. L'ancien, quant à lui, vida un sac en toile contenant une fiole de cristal, un bouquet de fleurs séchées, une sébile de bois brut. Il me la confia, désigna un arbre qui ombrait une cage de fer. Dans celle-ci sommeillait un être prostré, à la peau claire, maculée de saleté. D'une maigreur extrême, il donnait l'impression que le moindre coup de vent pouvait le briser, voire le réduire en poussière. Son regard hanté me fixait ; une lueur intense, seul signe de vie, sautillait dans ses prunelles fiévreuses. Heureux et fier de participer a la cérémonie, ce serait la première fois, je me refusai à voir cette détresse.
Ainsi, je m'agenouillai et posai la coupe près de cette créature. Dégainant mon couteau, je me saisissais d'un bras efflanqué, aux veines saillantes ; je pouvais presque sentir ses os rouler sous mes doigts. Sans pitié, sans trembler, visant le poignet, je l'entaillai. Une mince rigole de sang jaillit, se déversa dans le récipient. Le précieux fluide obtenu, je me détournai vivement et revenais près de mon maitre. Celui-ci ne tarda pas à renverser le calice sur l'autel, puis à jauger l'horizon qui s'empourprait ; les épées solaires se lançaient à l'assaut du ciel.
"Je ne dois plus traîner !"
Aussi peu perceptible soit-il, j'entendis ce murmure.
En humble disciple, je restais là, attentif, aux aguets ; observateur qui n'en perdait pas une miette ; assoiffé de savoir.
Ce qui survint ensuite me prit totalement au dépourvu.
Brutalement, l'ancien posa ses doigts sur un de mes poignets, l'enserra ; un halo de clarté amarante nous entoura à l'improviste. Un unique cri m'échappa. Quand je voulus m'exprimer encore, je me retrouvais incapable de remuer, de parler, d'agir ; une terreur silencieuse ! D'une poigne étonnamment ferme, le vieux m'attira vers l'autel, m'allongea sur la pierre froide. Horrifié, encore incrédule pourtant, je sentais mon cœur-tambour prêt à sortir de ma carcasse : allait-il me tuer ?
De façon fulgurante, les mises en garde de ma grand-mère remontèrent à ma mémoire. Qu'avait-elle dit déjà ?
"Aucun n'est revenu ! Je vous en prie, refusez !"
Une supplique adressée à mes parents ; mon père, qui jetait des regards avides sur la bourse de pièces sonnantes et trébuchantes offerte par le vieillard ; ma mère, tout d'abord hésitante, puis faisant sienne la promesse du chaman :
"Votre fils sera ma continuité."
Encombré de mes nombreux frères et sœurs, et sans regrets, mes parents m'avaient laissé partir ; les larmes de grand-mère furent inutiles. La gentillesse du chaman au cours des jours suivants avait conforté ma confiance ; nourriture abondante, explication de mes devoirs, quelques gronderies bien sûr, mais rien qui n'avait entamé mon ardeur au travail et ma conviction d'un statut définitif et inaltérable pour le futur ; à mes yeux il ne pouvait être que radieux.
Las, le vieux m'avait bien fourvoyé, et alors qu'il me maintenait sur l'autel, un vif sentiment de trahison m'emplissait d'amertume puis me révoltait, en pure perte ! Je demeurais physiquement inerte ; une poupée de chiffon entre les mains-serres de ce mage cruel.
L'aura amarante grandissait, lui récitait des incantations. Mon cœur ralentissait ; ma conscience se délitait, ma panique s'en retrouva anéantie, vaincue par mon inconscience ; je m'y laissa conduire avec soulagement ; j'espérais la mort.
À mon réveil, une faiblesse extrême me cisaillait, je pouvais à peine bouger. Mes yeux s'ouvrirent sur l'obscurité voilée d'une nuit sans lune, sans étoile ; glauque et tiède. Une faible lueur attira mon attention, celle d'un feu. Puis, je l'aperçus ; son visage à la chair lisse et ferme, ses cheveux tressés, noir-corbeau orné de perles d'os ; il porta à ses lèvres un calumet, des volutes aux senteurs épicées s'en échappèrent, celle de l'herbe de clairvoyance. Malgré sa vigueur, malgré sa jeunesse retrouvée, je le reconnus ; c'était mon maitre.
Je gisais à peine vivant, inerte, mutique, sous cet arbre, dans cette cage, alors que lui sans vergogne, profitait des soleils qu'il m'avait volé.
Le piège m'étouffa et se referma définitivement sur moi ; une désespérance éternelle pour ultime horizon.
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