Ida

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La voici, petite boule de poils, agglutinée à trois autres, toutes nichées contre les mamelles de leur mère ; je fonds, je la désigne. C'est la seule femelle de la portée.
La vieille femme hoche la tête, dit à l'un de ses fils :
— Occupe-toi des autres.
Mon cœur se serre, je sais ce que cette phrase signifie ; les chiots à peine nés seront mis à morts. Dans les campagnes, à cette époque, c'est chose courante. Je voudrais protester, mes mots pour implorer leur grâce se coincent dans ma gorge, lorsque mon regard croise les yeux de glace de la matrone. Habituée à diriger sa famille sans être contredite, même par ses grands fils, dont la majorité font une tête de plus qu'elle, je ne tiens pas à créer de précédent, d'ailleurs mon André aussi se tait. Moi, la belle-fille, la pièce rapportée, je peux juste baisser la tête. et me concentrer sur la minuscule rescapée. Je l'entends geindre, alors qu'elle se love plus étroitement contre le flanc maternel. A-t-elle froid soudain, sans la présence de ces frères arrachés à la chaleur et l'attention de leur mère ? Elle aussi piaule, après avoir grondé sur P, quand il s'est saisi des minuscules condamnés.
André interrompt mes réflexions remplies de culpabilité.
— Alors ? As-tu choisi son nom ?
Il a compris qu'il devait diriger mon attention ailleurs et en réalité, j'ai laissé le hasard du tirage au sort le faire pour moi, je le connais depuis quelques jours déjà ; elle s'appellera Ida.


*


Pataude, elle a quitté le panier et s'avance, incertaine, sur le tapis en coco du salon. À peine trois mois, et la voilà qui fait son entrée dans notre foyer. Elle trottine, sentine, trébuche, se pose sur son arrière-train, puis se relève et me rejoint. André, d'un œil inquisiteur, désigne, contrarié, le présent qu'elle nous a laissé ; petite flaque jaunâtre et odorante ; ce ne sera pas la dernière ; le tapis en coco n'y survivra pas une année !


*


Elle a mâchonné, mâchonné encore et encore, avec une patience digne d'éloges et en ayant soin de dissimuler son ouvrage sous le canapé ; la cachette n'a pas résisté au grand ménage. Dépitée, j'ai ramassé l'une des jumelles de ma paire de chaussures neuves achetée quinze jours plus tôt, en vue d'un mariage. Je les avais posées dans le placard du couloir pourtant ? Enfin, me semble-t-il ? Bien sûr, il ferme mal, mais je me vois tourner la clef. Enfin, je crois ? Quoi qu'il en soit, la voilà inutilisable. Alors, je jette un regard accusateur à Ida, qui innocemment me fixe de son regard couleur de châtaigne. Il brille et paraît me dire ;
Ben quoi ? C'est bien mon jouet, non ?
Mes reproches meurent sur mes lèvres, je secoue la tête en me disant :
La prochaine fois, je rangerai mieux mes affaires.


*


Assise sur le canapé, la musique en sourdine, un livre à la main, la soirée se déroule, paresseuse. André vient de partir bosser (à cette époque, Il occupe un poste de nuit). Ida, s'est couchée à mes côtés, très près en réalité. Un peu plus de six mois et elle est déjà de belle taille ; de son père, elle a hérité la tête fine et la couleur de son pelage harmonieusement partagé de beige, de noir et quelques touches de caramel. De sa mère, elle a la stature un peu courte sur pattes et les oreilles tombantes. Elle est belle, aimante, un peu moins fofolle à présent, sauf quand on l'emmène se promener au parc pas très loin de notre immeuble. Pour le moment présent, son calme est olympien. Elle avance néanmoins son museau, le pose sur la rondeur de mon ventre, je baisse les yeux, croise les siens, un peu interrogatifs soudain et qui semble me demander :
Mais, que caches-tu sous ton tablier ?
Attendrie, je laisse mon livre, le pose même et doucement caresse sa tête…


*


Les années passent, la famille s'agrandit, Ida tient bien sa place. Nous voici en ce jour de déménagement. Une maison nous attend. Exubérante, surexcitée, elle court au milieu du terrain encore accidenté, folâtre dans une flaque de boue, due aux pluies récentes de mai, puis entre dans la maison telle une furie et surgit au milieu des cartons.
Les exclamations mécontentes des beaux-frères retentissent :
— Non mais sortez-la de là !
— André, attache ton chien !
— Ouste ou c'est mon pied que tu rencontreras !
Je l'attrape rapidement, et l'emmène dans une des pièces de la maison, à contrecœur, je l'y enferme. C'est plus prudent : mes beaufs ne font pas dans la dentelle ! Heureusement, ce jour-là, j'ai disséminé mes filles dans la famille. Pourtant, je suis agacée et attristée ; derrière la porte, Ida s'est mise à pleurer.


*


La voilà dans sa septième année. Sa vie sans nuages ou presque s'écoule. Puis une fugue de quelques jours ; portail mal fermé, clôture détériorée ? La mémoire me fait défaut ; les conséquences sont là, deux mois plus tard, elle a mis au monde deux chiots. Ce fut difficile, le premier au petit matin, le second au soir ; celui-ci était mort-né. Elle gît à présent sur le côté, visiblement épuisé. Son unique bébé niché contre elle. De temps à autre, elle relève la tête, l'avance vers la petite femelle, la nettoie, puis elle se recouche ; sera-t-elle longue à s'en remettre ?


*


La petite Nana trottine dans la maison, aujourd'hui sera le jour de son départ ; sa nouvelle famille vient la chercher. à bientôt quatre mois, elle est remplie de vivacité et épuise souvent la patience de la maisonnée. Les filles doivent planquer leurs jouets et cela les fait râler, même si par ailleurs, elles adorent Nana. De mon côté, je me dis qu'au moins cela les oblige à ranger. Ida s'est un peu détaché d'elle. Parallèlement, la mise bas a eu des conséquences, elle est amaigrie, fréquemment épuisé, mange peu. Le vétérinaire a prescrit des fortifiants, il a aussi recommandé, quand elle irait mieux, une stérilisation. Il nous a aussi reproché, à mots couverts, de ne pas l'avoir prévue plus tôt. Ainsi, la culpabilité me ronge…


*


Ida n'a pas pu être opérée assez tôt. À une allure fulgurante, qui a pris au dépourvu tout le monde, et même le véto, le cancer l'a consumé de l'intérieur. La mort dans l'âme, le cœur au bord des larmes, nous avons dû abréger ses souffrances.
Nous avons ensuite ramené son corps à la maison. À cette époque, il était encore toléré d'enterrer chez soi ses compagnons à quatre pattes. C'est ce que nous avons fait. Un moment difficile, les petites ont grandement pleuré. Quant à moi, mon chagrin fut davantage intérieur.
Quelques jours après ce triste événement, André a planté sur sa tombe un forsythia ; il a prospéré, c'est fortifié et à chaque printemps a honoré la mémoire d'Ida d'une profusion de fleurs dorées.

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