L'homme du phare
Quelques bourrasques glacées qui soufflent sur les carreaux et voici que se tisse une fine dentelle de givre. La roide carcasse s'extirpe du sommeil, frissonne, s'assoit au bord de sa paillasse. Une buée fétide s'échappe de lèvres nicotinées. Les bribes du rêve s'éloignent et il redresse la tête sur la croisée entrouverte.
Pour ça qu'on se gèle !
Brève pensée ; il se surprend à rester là, sans bouger, prêt à arpenter un autre chemin de songe ; ah, ses yeux si lourds ! Un son de cor, sursaut, il se lève enfin ; le labeur n'attend pas.
S'imposent alors les habitudes du quotidien ; fermer la fenêtre, ranimer le poêle, sortir la débéloise ; et l'odeur du café qui envahit l'espace. C'est un instant gourmand qui fait tout oublier.
Puis, une tonalité grave, encore un impitoyable rappel à l'ordre. Il se hâte. Se brûle aux effluves du breuvage ; quelques gouttes de feu sur ses mains noueuses. Un juron. Cette fois, pas le choix, il doit s'acquitter de sa tâche. Il laisse là son bol au trois quarts plein, enfile un imper.Sort.
Aux alentours du phare, les embruns sont là. D'abord léger, ils s'épaississent, s'intensifient, collent à ses cheveux gris, son visage buriné, ses paupières tombantes et fatiguées. La corne de brume retentit pour la troisième fois. Ainsi, s'empresse-t-il. Vérifier la position du navire ; impératif. Il déplie sa longue-vue, y colle un œil attentif, cherche rapidement : le voilà ; se dépêcher de ranimer la flamme, regagner la lanterne ; chasser l'ombre ; que naisse la lumière. Aucune faiblesse dans ses gestes, fruits d'une longue pratique, ils sont précis, habiles.
Bientôt, sur les eaux dansantes, le feu reprend sa valse, éclaire les brisants, s'en éloigne. Le pinceau de clarté perce sans mal les lambeaux gris-noirs.
"Nous y sommes."
Juste un murmure. Il retourne à sa lunette, sourit. L'embarcation a viré. Alors, il attend. Dresse l'oreille, écoute le fracas du ressac… Le vent lui apporte d'autres murmures lointains : ceux de l'équipage ; l'inquiétude est palpable. Soudain un craquement. Il se fige. Des hurlements.
"Bien !"
Un dernier coup d'œil, et le voilà satisfait. Ainsi, écoute-t-il les flots cruels jeter sur les récifs tranchants, le navire en perdition et les corps impuissants qui se brisent. Il reste là jusqu'à l'ultime cri. Avant de fouiller dans sa poche. Un briquet, une moitié de cigarette jaunâtre qu'il coince entre ses lèvres et allume. Un point incandescent perce la nuit ; moment de détente. Puis, il frissonne et retourne à l'intérieur. Le mégot écrasé. Jeté. L'homme du phare regagne son grabat qui gémit sous son poids, s'enroule de couvertures et retourne à sa rêverie. La nuit se poursuit et le café refroidit...
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