8

5 minutes de lecture

Je dévorai la cuisse de canard sous le regard amusé de Nathalie. J’avais une faim de loup. Elle, prit son temps pour la savourer. Couverts posés, je pensai aux dernières paroles de Dan. Sans m’avoir totalement rassurée, ses mots m’ôtaient d’un poids. Batbedat n’était peut-être pas pourvu de mauvaises intentions, sa présence à la galerie et l’achat d’une toile tentait à le prouver. J’eus envie de croire qu’une conscience l’animait. Pourtant, pourquoi ne m’avait-il pas abordée pour se présenter ? Peur que je lui saute à la figure toutes griffes dehors ? Timidité ? Nathalie passa sa main devant mes yeux, interrompant ma réflexion.

— Tu es bien songeuse !

— Oui ! Je me demandai pourquoi Batbedat ne m’avait pas accosté afin de discuter.

— Je te signale que tu nous as faussé compagnie en plein milieu du vernissage ! Il est arrivé après.

— Bien sûr, suis-je bête !

Elle poussa, d’un mouvement théâtral, son assiette, vint planter son visage à dix centimètres du mien et dit d’une voix basse.

— Bon, maintenant que tu as le ventre plein, si tu me racontais ?


L’incertitude que nous restions amies après mes révélations me fit baisser les yeux. J’appréhendai sa réaction. Je ne pouvais cependant oblitérer une partie des faits, toute mon histoire se liait au truand qu’était mon père, jusqu’à ma rencontre avec Marc. Nathalie n’est pas idiote, elle comprendrait vite mes omissions, notre complicité n’y survivrait pas. Tout, je dirais tout. Je bus un verre d’eau, joignis mes mains.

— Ça sera long et difficile à entendre, je n’ai pas eu une vie réglo.

— Quoi, tu n’es pas un ange ! Ben ça alors !

Une lueur d’ironie brilla dans son regard.

— Je le sais depuis notre première rencontre, reprit-elle. Ta peinture te trahit.

— Je croyais que tu la trouvais lumineuse.

— Elle l’est ! Ton talent réside dans l’inversion des sentiments que tes coups de pinceau retranscrivent. Une forme d’art brut, sec, sans préjugé. Tu ne peins pas ce qui t’entoure, le modèle n’est là que pour exacerber le contraire de ton ressenti. Je l’ai compris dès ta première toile.

— Tu ne me l’avais jamais dit !

— Non ! Le sachant, j’avais peur que tu modifies ta manière de peindre. C’est très égoïste de ma part, mon côté pas réglo. À chacun ses secrets, ses astuces, ses failles.

Je souris à sa façon de me mettre à l’aise. Tout être trimbale ses casseroles, et se débrouille avec. Elle avait deviné que les miennes sont lourdes, et m’encourageait à diviser la charge en m’aidant à les porter. N’était-ce pas le lot des véritables amis ?


Je racontai mon enfance du côté de Saint-Jean-de-Luz, brinquebalée entre un père magouilleur et une mère distante. Elle prit la tangente avec un flic dès le premier séjour de son mari derrière les barreaux. Une tante m’hébergea quelque temps. À sa sortie de taule, mon père trouva un job dans une usine de bois, et participa au financement de mes études à l’école des beaux-arts de Bordeaux. Je complétai le prix du loyer de ma chambre en travaillant le soir dans un fast-food. Ce furent mes plus belles années de jeune adulte, où insouciance rima avec amour, où pauvreté s’attacha au désir de devenir célèbre en exposant partout dans le monde. J’eus des rêves de grandeur. Mes études terminées, Jorgy, un artiste de dix ans mon aîné, me pris sous son aile. J’avais passé plusieurs semaines de formations dans son atelier, il avait voulu que j’achève mon apprentissage avec lui. Jorgy devait sa reconnaissance au génie de ses œuvres contemporaines, ses traits avaient marqué une rétrospective organisée par la ville et attiré de nombreux clients. Il disait de moi que j’avais de l’étoffe, de la personnalité. Le reflet de son assurance me donna des certitudes, un jour, je serais appréciée. Je travaillaisans relâche dans son laboratoire sur les quais de la Garonne, sa notoriété appelant les commandes, j’enchaînai des copies de ses tableaux. Mes yeux ne se fermaient que tard le soir, dans le sombre de ma chambre. Dans l’espace restreint de son atelier, à trop nous frôler, nous devînmes amants. Nous vécûmes de peinture et d’eau fraîche, l’avenir nous appartenait. Il décéda dans un accident de voiture le jour de mes vingt-cinq ans, deux mois après, je rentrai, dévastée, chez mon père.

Il sortait de nouveau de prison. Deux ans de réclusions pour un trafic dans l’entreprise où il travaillait. Libéré, il fut soumis à une obligation de formation, c’est à ce moment-là qu’il rencontra Philippe, le papa de Marc qui était garde forestier.


— Mon petit doigt me dit que ce Marc va jouer un rôle important. N’est-ce pas ? questionna Nathalie. Non, ne me réponds pas, je crois deviner. Ton histoire n’est pas banale et passionnante, continue s'il te plaît.


Les deux hommes devinrent inséparables. Philippe construisit la cabane où je vis, puis il eut l’idée de partir au Canada afin de chercher de l’or. Est-ce l’influence de mon père ou le besoin d’argent pour acquérir une concession, je n’ai jamais su, mais le fait est qu’ils montèrent ensemble un hold-up d’envergure sous la tutelle de Claude Batbedat. Le vol se déroula sans accrocs, ils ramassèrent une valeur inestimable en bijoux et métal précieux, mais Philippe, malade, ne put rejoindre le Yukon où il avait acheté une mine. C’est son fils Marc qui hérita de la concession, il y partit plusieurs mois plus tard.

Les difficultés commencèrent après la mort de Philippe. Batbedat désirait plus sur sa part de butin, mais mon père ne voulait pas donner. Il décida de s’enfuir en Belgique et souhaita que je le suive. Prise au dépourvu, encore sous le choc de ma carrière perdue et surtout sans ressource, j’acceptai. À Gand, nous n’eûmes aucun problème à vendre des bijoux. Le temps s’écoula, presque huit ans. Nous ne manquions de rien, mais un jour, mon père repéra deux individus qui le filaient. Il reconnut les sbires de Batbedat, des gars habillés de costards clairs et portant des chaussures de marque. Ceux-là mêmes dont parlait Dan tout à l’heure. Le malfrat ne lâchait pas le morceau. Nous partîmes la nuit suivante et arrivâmes en Autriche. Batbedat, toujours à nos trousses, mit plus de temps à nous trouver, une dizaine d’années, mais le scénario se répéta. Ce fut difficile de laisser mes amis du jour au lendemain, mais je n’eus pas le choix. Mon père s’affaiblissait, il avait besoin de moi. Il mourut à Venise, neuf ans après notre arrivée. Seule, je décidai de revenir en France. Mon pays me manquait.


— Les racines, y a que ça de vrai ! Et depuis, tu résides à Contis ? C’est bizarre que je ne t’aie pas vu avant !

— Non, j’ai vécu ailleurs ! Je suis rentrée il y a six mois. Ici, je me cachais.

— Toujours crainte du truand ?

— Il avait fini par retrouver ma trace et ces hommes étaient venus me faire peur. Par chance, ça correspondait au moment où Marc était revenu en France afin de restaurer sa maison des dunes, je suis partie avec lui.

— Au Canada ?

La surprise marqua son visage. Je fis oui de la tête.

— Là, tu me laisses sur les fesses !

Dan approcha d’un pas rapide. Son front ruisselait de transpiration, il courait de droite à gauche afin de satisfaire ses clients. Son plateau déposé sur la table, il s’adressa à Nathalie.

— Y a un type au bar qui te cherche ! Ça fait une plombe qu’il poireaute devant la galerie, il a rendez-vous avec toi pour un reportage.

— Mince, je l’ai oublié ! C’est le journaliste du quotidien régional, il n’a pas pu venir hier pour le vernissage.


Elle se leva d’un bond, je la suivis. Nous déposâmes une bise sur les joues de Dan et prirent congé.

Annotations

Versions

Ce chapitre compte 3 versions.

Vous aimez lire Marsh walk ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0