9
On aurait dit le journaliste tchanqué sur des échasses, comme l’étaient autrefois les bergers landais, tant il est grand. Avec Nathalie, nous lui rendions deux têtes, voire plus, il avoisinait les nuages. Long et fin, un spaghetti sur pattes. Sa voix, rauque à souhait, nous surprit, un grondement venu du ciel, un coup de tonnerre. Voyant poindre notre hilarité, il exagéra sa prononciation en roulant les r, nous partîmes dans un rire auquel il s’accrocha.
Mon amie ne lui laissa ensuite aucun répit. Elle présenta toutes les toiles, les décortiqua, bavarda avec entrain de la précision du pinceau, de la gouache utilisée, de ce qui fait le talent ou pas de l’artiste. Absorbé par la démonstration, il posa de nombreuses questions, noircit son carnet à spirales et prit quelques photos. Puis, il vint vers moi.
— J’aime beaucoup votre peinture, votre panache ! s’exclama-t-il. C’est magnifique. Nathalie m’a parlé de ce côté sombre que vous retourniez en lumière, j’admire votre maîtrise. Et ne croyez pas que je sois dithyrambique devant vous pour vous torpiller dans le dos. Non ! Mon job m’amène à couvrir toutes les expos d’Aquitaine, je vois des choses et des trucs que vous n’imaginez même pas. Là, votre travail a le mérite de me laisser pantois, et ce n’est pas souvent. Je suis saisi et pas loin d’être amoureux de vos œuvres. Tiens, si j’étais célibataire, je vous demanderais votre main !
Il accompagna sa dernière phrase d’un clin d’œil. Je pouffai.
— C’est que j’en ai encore besoin !
— Absolument ! dit-il en rigolant. Je viendrais avec mon épouse, elle adorera.
Je le remerciai.
Il nous salua puis sortit. N’avait-il pas fait un pas qu’il fit demi-tour et passa la tête par la porte.
— J’oubliais, l’article paraîtra après-demain. Attendez à recevoir foule ! Et ne me remerciez pas, c’est tout à fait normal.
Il disparut à l’angle de la rue, non sans nous avoir adressé un signe de la main.
— Quel drôle d’énergumène ! s’exclama Nathalie. Mais je pense qu’il a apprécié sa visite. Tu veux que je te dise, on vendra tout ! Tout !
Je souris à son sens du théâtre. Elle reprit.
— Tu as vu comment il triturait son alliance quand il te parlait.
— Il n’est pas encore habitué à la porter, voilà tout.
— Toi non plus alors ! Tu n’arrêtes pas de vérifier si elle est toujours à ton doigt. C’est ce fameux Marc qui te l’a passé ?
L’esprit déjà ailleurs, je ne répondis pas à sa question. Je l’attirai dans un angle de la galerie. Là, entourée de mes tableaux, je repris le cours de mon histoire.
D’autres sorties en traîneaux avaient suivi, toutes m’avaient marquée d’une trace indélébile. Ce pays, rude parfois, sauvage toujours, aimantait mon envie de le découvrir et de le parcourir. J’avais été soumise aux décors grandioses, au bleu métallique du ciel, aux blancs si différents, au froid mordant, aux neiges de ce Yukon qui m’avait adoptée. Marc m’avait prévenue de cette attraction, lui-même l’avait subie, mais il m’avait aussi mise en garde contre ce pouvoir.
« Ne commets pas l’erreur de sous-estimer cette nature, sinon, elle te rappellera qu’elle seule décide de ton sort. »
Ces mots, je les retenais, sans savoir qu’un jour, ils prendraient tout leur sens.
Marc, à ma demande, m’avait enseigné les rudiments du maniement de traîneau. Comment harnacher les chiens, comment se tenir sur les patins, la signification des termes mush : marche, gee : droite, haw : gauche. J’avais vite appris, au point qu’il me laissait musher plusieurs fois sur des parties ne présentant aucune difficulté. Un jour, alors que mon emploi du temps me l’avait permis et que Vasco était au repos, j’avais décidé de le sortir Une bêtise de ma part, mais je pensais effectuer un tour en bordure du lac, rien de plus. Vasco m’avait fait la fête lorsqu’il avait compris que lui seul allait tirer le petit traîneau auquel je l’avais attaché. À mes ordres, il était parti comme un fou. Sa foulée nous avait entraînés sur les rives gelées de l’Ethel, sur les pistes sinueuses au milieu des pins romantiques, dans les collines. Moi, grisée, n’avais pas pris attention à l’heure qui tournait, nous étions rentrés au jour déclinant. Marc et Géant m’attendaient assis sur leur motoneige, prêt à s’élancer à ma recherche. J’avais su, à leur regard, que la foudre allait s’abattre sur mes épaules.
Ce fut notre première dispute, l’unique aussi. Marc m’avait reproché mon inconscience, mon égoïsme, ma folie de partir seule. J’avais rétorqué que Vasco m’accompagnait, qu’avec lui, je ne risquais rien. Les remontrances avaient été plus sévères. Il avait haussé le ton, dit que son chien avait besoin de repos, puis il avait bafouillé des mots inintelligibles. Je réalisais qu’il avait eu peur et que je n’étais qu’une idiote de ne pas m’en être rendu compte plus tôt. J’avais baissé la tête. Il s’était approché, m’avait enveloppée de ses bras.
« J’ai mis des années à apprivoiser cette nature, tu n’imagines pas combien elle peut être dangereuse. Ce n’est pas en quelques mois que tu peux t’y aventurer seule. Vasco ne te protégera pas contre un moose, encore moins contre un ours qui ne dort pas. Je sais que partir avec lui est fantastique, mais, s’il te plaît, ne recommence pas, tu risques ta vie à chaque mètre parcouru. C’est moi qui vais te paraître égoïste maintenant, mais si je te perds, je ne m’en relèverai pas. »
Ces derniers mots avaient tourné dans ma tête durant plusieurs jours. Qu’en était-il pour moi ? Parviendrais-je à faire surface si un malheur venait à lui arriver ? Mon existence de solitude avait forgé une carapace autour de moi, les sentiments des autres ne m’atteignaient que rarement, les miens ne franchissaient pas cette grille hérissée de picots. Pourtant, depuis notre rencontre, la rouille avait mis à mal les barreaux. Un par un, ils avaient cédé, libérant enfin des émotions et des envies trop longtemps refoulées. Oui, je n’imaginais pas passer le reste de ma vie sans lui, oui, je l’aime.
Je partis en sanglots dans l’arrière-boutique, Nathalie me rattrapa. Elle dut me prendre pour une cinglée, ma sensibilité jouait au yo-yo, un moment je riais, l’autre je pleurais. Si ce fut le cas, elle ne le montra pas, et au contraire, eut des paroles réconfortantes.
— Je suis désolé. Je te demande de me raconter ta vie sans penser à la douleur qui peut en résulter. Pardonne-moi, je suis une imbécile. On arrête là, je ne veux pas que tu sois triste.
— Non, je ne le suis pas malgré les apparences. Ce fut un moment très important pour moi, et mon trop-plein d’émotion remonte. Tu me prépares un café ?
Elle fila au petit percolateur posé sur une étagère, puis s’affaira. Un jus coula dans une tasse, puis un deuxième. Nous nous assîmes dans un coin.
Plusieurs jours après, Marc m’avait emmenée en randonnée à traîneau. Un groupe de clients n’avait pu venir, nous disposions de quarante-huit heures avant l’arrivée du prochain. Il avait chargé des provisions pour nous et les chiens, des matelas et d’épais duvets. Je ne l’avais interrogé pas sur notre destination et lui ne m’avait pas dit où il comptait aller. J’avais laissé la surprise me guider, à son grand sourire lorsqu’il avait lâché Vasco, j’avais su que je ne serais déçue. Nous avions glissé une partie de la journée sur une piste étroite et délicate vers un territoire inconnu pour moi. Au détour d’un vallon, une épaisse forêt nous enveloppait, la clarté s’éteignait un peu, il avait ordonné aux chiens d’accélérer. J’avais aperçu le toit enneigé d’une cabane après une heure de course folle. Marc avait stoppé à une cinquantaine de mètres de l’entrée, j’avais distingué des pilotis supportant la maisonnette. J’avais pensé aux bois blancs de celle abandonnée dans les Landes, à Contis. Ce n’était pas une coïncidence. Il s’était penché vers moi.
« — Étonnant cette similitude, n’est-ce pas ?
— C’est toi qui as construit cette maison ?
— Non. Je l’ai découverte par hasard en été. C’est un refuge de chasseur. Ne bouge pas du traîneau, je vais jeter un coup d’œil. »
Marc avait avancé prudemment, sondant la neige devant lui à l’aide d’une longue branche. Je me demandai pourquoi il prenait ces précautions. Je remarquais, quand il arrivait en bas de l’escalier, que les marches ne touchaient pas au sol. Il avait déverrouillé un mécanisme de contrepoids avec la tige, une passerelle de liaison, dans un horrible grincement, était venue se positionner. Il était monté, avait ouvert la porte et disparu à l’intérieur. Cinq minutes plus tard, la cheminée crachait des volutes grises.
« Suis dans mes pas, me dit-il en attrapant la caisse de nourriture. Tu risques de tomber dans un piège à ours si tu t’éloignes du chemin. Ces trous sont tapissés de pieux acérés, si tu comprends mon propos. »
J’avais eu un haut-le-cœur en imaginant la scène. Mais où donc m’avait-il emmenée ?
« — Tout ici est pensé et réalisé pour que seul un homme puisse avoir accès à la partie protégée. Tu vois la crémone là-haut sur le garde-corps ? C’est le dispositif de basculement de l’escalier, il est hors de portée pour un ours, même debout. Faudrait-il encore que la bête parvienne jusque-là. Sous la neige et une couche de branchages se cachent ces fameux trous. Le chemin est sinueux, presque invisible à ceux qui ne font pas attention. Des chasseurs y sont tombés par mégarde et ont fait le festin des animaux de la forêt.
— Tu veux dire dévoré !
— Oui, jusqu’aux os rongés. Comme si ces gars n’avaient pas existé ! »
J’avais dégluti. Cet endroit avait tout pour plaire.
L’intérieur, spartiate, se composait du strict nécessaire, mais, grâce au feu de bois, une atmosphère agréable y régnait. J’avais dénoué les matelas et les avais posés sur un sommier à même le sol pendant que Marc portait un par un les chiens, afin de les mettre à l’abri dans une réserve aménagée. Il avait ensuite fait glisser le traîneau sous les pilotis et l’avait couvert de neige.
« — Tu nous as bien installés, dit-il en déroulant une nappe, deux assiettes en carton et deux verres.
— Oui ! Et moi, je vois que tu as tout prévu pour une soirée en amoureux. Même le vin ! »
Un sourire énigmatique avait étiré ses lèvres.
À la lueur de bougies, il avait sorti de la poche de sa veste un écrin. J’avais compris sur l’instant ce qu’il mijotait, mon cœur s’était emballé. Il avait ouvert la petite boite, un anneau en bois l’ornait.
« Je l’ai taillé pour toi dans un bout de chêne. Caroline, veux-tu devenir mon épouse ? »
Annotations
Versions