10
— Ce n’est pas cette bague qui orne ton doigt ! J’en déduis que tu as refusé.
— Non, j’ai accepté. L’autre est fragile, mais je l’ai toujours sur moi.
Je dégrafai deux boutons de mon chemisier. Suspendu à une chaînette en or, l’anneau de bois apparut. Nathalie tendit une main afin de le toucher, je n’eus aucun mouvement de recul.
— Il est magnifique et c’est inattendu comme matière.
— J’avoue, mais nous avions vécu tous les deux, enfin lui plus que moi, dans la forêt. Et il est charpentier aussi ! Un clin d’œil en sorte.
— Nous avons affaire à un grand romantique ! Je t’envie ! Continue s’il te plaît.
La nuit avait été douce, mais le réveil glacial. Marc ne s’était pas levé afin de revigorer les flammes, le feu n’avait pas survécu. Aux premiers rayons du jour, il s’était activé à rallumer le poêle, puis m’avait rejointe. Nous étions restés au chaud dans les duvets le temps que la chaleur emplit l’espace. Il en avait profité pour me parler de certaines choses.
« — Dans la semaine, j’ai envoyé un mail à l’étude notariale de Parentis qui s’était occupée de la succession de mon père. Je leur ai demandé si le notaire d’alors était en fonction et quelle était la procédure pour te céder la propriété de la maison de la plage. J’ai indiqué aussi que nous allions nous marier.
Il finit sa phrase sur un ricanement, moi, je rigolai.
— Depuis quand prépares-tu ton coup ?
— La semaine d’avant encore, quand le chef de la police de Stewart Crossing m’a appelé pour me dire que tes documents allaient arriver.
— Non ?
— Si ! Plus de huit mois pour avoir un passeport, record battu !
Je me lovai contre lui.
— J’existe de nouveau alors !
— Tu as toujours existé.
J’étais restée muette de longues minutes, un peu secouée. Depuis hier soir, tout allait vite. Ce séjour, ça demande, mon acceptation, l’initiative de m’allouer sa cabane, mes papiers. Un tas de questions avait afflué, trop de bonnes choses en si peu de temps, je n’étais pas arrivé à relier l’ensemble. À coup sûr, je rêvai ! Je crois qu’il avait ressenti mon état d’esprit.
— Je comprends ton embarras. C’est si soudain ce changement de vie, même pour moi qui en suis l’instigateur. Trente ans d’existence solitaire en faisant fi du lendemain, alors tes interrogations ont été les miennes. J’ai beaucoup réfléchi ces derniers mois, en fait, depuis que tu as embarqué dans mon hydravion. J’ai trouvé les réponses récemment. J’avais choisi mon destin de vieil ours en venant au Canada, voilà ce que j’ai été jusqu’à ce qu’une étoile te pose à mes côtés. De rien, je suis passé à tout avec toi. Aujourd’hui, je ne suis plus tout jeune, mon corps, avec ce que je lui ai infligé, ne réagit pas sans quelque grincement. Je ne voudrais pas qu’il me lâche et que tu te retrouves démunie. Que de tout, tu ne passes à rien. Un clerc de notaire de Parentis m’a répondu que, lorsque nous serions mariés, je devais effectuer une donation. C’est tout bête. J’engagerai, dès le printemps les mêmes démarches pour Sether Creek. Je souhaite que tu aies de quoi te retourner ici où là-bas. Janet et Ryan sont au courant, eux ont déjà fait le nécessaire avec leurs enfants. Tu les connais, ils ne doutaient pas que tu acceptes, et sont heureux pour moi, pour nous. »
Nous rentrions le soir. Avais-je des étoiles dans les yeux ? Oui, assurément.
Géant, Janet et John les avaient remarqués. Leur accueil, si chaleureux d’habitude, l’avait été plus encore. Après les embrassades, Janet m’avait attirée dans un des chalets vides. Elle avait voulu tout savoir de ces deux jours. Nous avions ri aux éclats, nous avions pleuré des larmes de joie, mais aussi de tristesse. James, son aîné, ne pourrait venir avant plusieurs mois, retenu qu’il était par son travail à Cap Canaveral. Il ne serait pas là pour le mariage. De plus, il ne donnait pas souvent de nouvelles. Ils pensaient, avec Ryan, que leur fils, la tête perdue dans les étoiles, oubliait ce pays qui l’avait vu naître et eux avec. Je chérissais ces instants précieux partagés avec celle que je considérais, au-delà d’une formidable amie, comme une sœur.
Le temps s’était gâté dans les jours qui avaient suivi, empêchant Marc de prendre les airs afin d’aller chercher des clients. Cela arrivait souvent durant cette période à cheval entre janvier et février. Le thermomètre oscillait entre record de froid et températures printanières. La belle saison se frayait un chemin, mais l’hiver, n’étant pas d’accord, prouvait que, pour quelques semaines encore, lui seul était maître du jeu. Sether Creek, s’était trouvé déserté, ce qui avait permis à tout le monde de souffler. Nous avions décidé, avec Marc, de descendre à Stewart Crossing, pour récupérer mes papiers et réapprovisionner les réserves. Le trajet, en motoneige, nous avait pris une demi-journée, plus que prévu. La piste, par endroit, s’était dégradée, nous rentrerions à la nuit tombée.
Le chef de la police m’avait donné, contre un tas de signatures, mon passeport. Il avait fustigé la bureaucratie française et ses lenteurs épouvantables, mais, comme en même temps il rigolait, je n’avais pas su si c’était du lard ou du cochon. Puis, il nous avait remis les documents relatifs au mariage. Là, c’est moi qui avais pouffé face à la kyrielle de cases à remplir. Mon rire avait viré au jaune lorsque j’avais découvert que toute la paperasse était en anglais. Pour s’en excuser, il avait imprimé une notice explicative en français et nous avait dit que c’est lui qui officierait en tant que représentant légal des autorités canadiennes. Sa première union, il en tremblait déjà.
En mai, lorsque la neige eut fondu et presque un an après mon arrivée, nous avions organisé la cérémonie à Sether Creek. Nombre de mineurs, amis de Géant et Marc, étaient venus plus tôt et avaient établi un campement. Les rives de l’Ethel s’étaient parées de tentes, de grills, de jeux, de feux de bois, d’histoires de pépites arrachées aux montagnes, de richesses au bout des doigts. Le temps s’était figé, l’atmosphère emplie d’odeurs variées, de chansons et de danses, les soirées n’avaient pas eu de fin. Ces gens, que je ne connaissais pas, formaient une grande famille, j’avais reconnu la solidarité sans faille si chère à ces forçats de l’or.
À l’aurore du jour J, un hydravion avait survolé le lac. Nous étions sortis de la maison et avions couru jusqu’au ponton. Qui diable cela pouvait-il être, nous n’attendions personne en provenance des airs ? Janet et Géant, surpris eux aussi, étaient déjà là. Le pilote avait posé l’appareil sur la glace encore épaisse et avait manœuvré. À quai, il avait ouvert la porte latérale. James était descendu, ses parents s’étaient précipités à sa rencontre. Ils avaient stoppé lorsqu’une jeune fille, blonde comme les blés, avait mis un pied au sol et prit la main de leur fils. Leurs cris de joie avaient glissé sur l’eau, percuté les collines, résonné dans la forêt. Tous les humains présents s’en souviennent encore, les bêtes sauvages aussi.
C’est ainsi, dans une liesse indescriptible et sous un soleil bienveillant, que le chef de la police avait bafouillé son discours. Peu importait.
Nathalie, les yeux humides, serra mes mains. Elle balbutia ses mots et attendit un peu afin de se reprendre.
— Regarde, tu me fais pleurer comme une madeleine ! Que d’émotions, et en plus de savoir peindre, tu as un talent de conteuse. Je ne suis pas sûre de vouloir entendre la suite maintenant, je la redoute douloureuse, sinon tu ne serais jamais revenue.
— Oui, c’est vrai. De toute façon, y a des gens qui viennent de franchir le seuil de ta galerie. Je te raconterai plus tard ou un autre jour.
Elle acquiesça d’un mouvement de tête et fila renseigner les personnes.
Je me levai puis fit le tour des tableaux que Nathalie avait emballés. Le patronyme des clients figurait sur le carton, je ne vis pas celui réservé à Batbedat, et fouillai un peu. Je le trouvai à l’écart sur une étagère marquée « Livraison par colis ». Une étiquette indiquait le nom de l’œuvre « Les quatre pins », une autre, vierge, était affectée à l’adresse. Une idée folle traversa mon esprit.
Occupée, Nathalie ne prit garde à mon aller-retour jusqu’à ma voiture. J’y déposai le paquet destiné au petit fils de Claude Batbedat.
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