11
Le lendemain matin, je garai ma guimbarde devant la gare de Bayonne. Je reconnus l’édifice aux pierres pâles, mais pas le parvis. Le sol s’habillait maintenant de pavés, de gros blocs de béton, de verdure emprisonnée. L’empire des lignes tendues et des formes géométriques prouvait l’absence d’imagination, celui de restreindre à trois carrés les poumons de la ville, le manque de clarté. Cela me désola, moi qui me gorgeai de nature. Paquet à la main, j’empruntai la ruelle filant le long de l’église et fis quelques pas jusqu’au parapet du pont Saint-Esprit. L’Adour s’écoulait, virulent, indompté, happé par la marée descendante. Je suivis l’avancée d’un antique chaland de pêche maniée par deux rameurs aux carcasses impressionnantes, puis mon regard passa sur l’autre rive de l’Adour. S’y dressait la vieille ville aux murs et colombages étincelants, aux volets peints de blancs, de bleus, de gris, et de ce rouge si caractéristique au Pays basque. Depuis quand n’étais-je pas venue ? Des siècles. Je me rappelai combien j’aimai m’y perdre adolescente. Un instant seulement. Aujourd’hui, je n’étais pas là pour courir dans les ruelles ou me cacher dans le cloître de la cathédrale, mais pour me retrouver face à face avec celui dont le nom me fit frissonner. Étais-je devenue folle à me jeter dans sa gueule, fût-ce Gérard un homme différent ? Je le pensai et hésitai à traverser le pont. Pas longtemps.
Sa maison se trouvait, cela ne s’invente pas, Rue du Pilori, en face d’un café détenu autrefois par son grand-père. Peut-être le bistrot lui appartenait-il encore. Une grande porte, grise, semblable à toutes celles de la rue, marquait l’entrée. Un détail la distinguait cependant. Une plaque de cuivre ouvragée ornait le jambage droit. On pouvait y lire « BATBEDAT, Import Export ».
Mon père m’avait souvent parlé de cette maison richement meublée dans laquelle il se sentait mal à l’aise, et de cet homme qu’était Claude Batbedat. Vil, fourbe, toujours bien renseigné, jamais impliqué. Un maître de discrétion, autant dans ses affaires légales que dans les irrégulières. Il avait fini, à l’orée de sa vie, par se faire prendre et mourir en prison. Juste retour des choses. C’est lui qui, connaissant les antécédents de mon père, l’avait contacté pour le braquage de la bijouterie de Saint-Jean-de-Luz. Une réussite certes, mais nappé d’une main mise sur une partie du butin et sur le besoin d’en avoir toujours plus. Nous avions fui afin de lui échapper, là, je m’apprêtai à frapper contre la porte de sa demeure et à y entrer. Le destin, parfois, se jouait de situations inversées. Une voix dans mon dos arrêta mon geste.
— Madame, que voulez-vous ?
Je me tournai prestement.
Assis à la petite terrasse du café, un gars porta une tasse à ses lèvres. Ses yeux, semblables à deux billes noires comme la nuit, ne me quittèrent pas, j’eus l’impression d’être toute nue. Mal à l’aise, je bredouillai que j’assurai la livraison d’un tableau pour monsieur Batbedat, sans préciser qui j’étais.
— Avez-vous un rendez-vous ?
— Non ! Comme je passai sur Bayonne, la galeriste, une amie, m’a demandé de lui remettre en main propre.
— Tiens donc ! Et vous êtes ?
— Cela a-t-il une importance ? répondis-je avec un aplomb qui m’étonna.
Il sourit.
— Voyez-vous, je n’ai pas connu votre père, mais selon la description que l’on m’a maintes fois faite de lui, je l’imagine à votre image. Courageux, audacieux, fonceur aussi, non ?
J’étais percée. Ce type savait à qui il avait affaire, et moi, je sus que Gérard Batbedat se trouvait face à moi. À son regard de puits s’ajoutait le jais de sa chevelure peignée en arrière, un nez droit et un menton aventureux. Une gravure de mode à l’ancienne. Nathalie le considérait bel homme, sans doute l’était-il, quelconque me sembla plus judicieux. Je répliquai.
— Vous oubliez dingue ! Et je vous fais grâce d’autres qualificatifs qui conviendraient aussi à votre grand-père !
Son sourire se transforma en rire.
— Touché ! s’exclama-t-il. Venez me tenir compagnie, nous avons tant de choses à nous raconter.
Je m’assis face à lui.
— Comment avez-vous su qui j’étais ?
— Votre portrait est placardé sur la porte de la galerie de votre amie. Je n’ai pas de mérite !
D’un geste, il commanda deux expressos, puis croisa ses jambes. Il attendit que le garçon dépose les tasses avant d’engager la conversation.
— J’avoue que la situation est imprévue, je ne pensais pas que vous assureriez la livraison. Sans doute êtes-vous là pour autre chose aussi, mais votre présence me déstabilise un peu.
— Vous n’en donnez pas l’impression !
— Une apparence. Si vous saviez combien j’ai été rasséréné de ne pas vous croiser à la galerie. Je crois que j’aurais perdu tous mes moyens. Il y avait tant de monde !
— Vraiment ?
— Oui ! Une grande timidité m’habite, un défaut selon mon grand-père et ma mère lorsque l’on porte un nom comme le mien. Défaut que je ne partage pas.
— Moi non plus ! Au contraire, je considère que c’est une qualité qui apporte le recul nécessaire à la prise de décisions importantes.
— Nous sommes sur la même longueur d’onde !
— Vous êtes pourtant à la tête de l’entreprise.
— Je suis architecte de formation, j’avais un cabinet non loin d’ici, dont les affaires n’étaient pas florissantes. J’ai toujours mis ce manque de clients sur la réputation de mon nom. Je n’étais donc pas destiné à la relève de ma mère, à son grand désespoir d’ailleurs, mais son décès soudain a rebattu les cartes. Étant fils unique, j’ai hérité de tout, du bon comme du mauvais. J’ai trouvé là l’opportunité de changer les choses. Certaines branches pourries sont en passe d’être coupées, mais la nouvelle direction que j’entends donner froisse quelques susceptibilités. Ça prend du temps, rien de plus.
— Ne craignez-vous pas pour votre sécurité ?
— Sans être catégorique, je dirais non ! Mon grand-père savait se montrer très précautionneux si vous voyez ce que je veux dire.
Je compris qu’il possédait des dossiers sur les gens qui trafiquaient avec son aïeul. Donc sur mon père, sur moi aussi. Se pouvait-il qu’il connaisse la vérité ? Peu probable, mais possible. Sous ses airs de bon garçon, Gérard jouait à un jeu dangereux, son côté borderline non réglo. En cela, je lui ressemblai. Je m’immisçai dans la brèche qu’il venait d’ouvrir.
— Vous savez pour le braquage de la bijouterie.
— Bien sûr ! Le point d’orgue des méfaits de mon grand-père, son coup d’éclat, de génie comme il aimait à le décrire. Je maîtrise tout, du moindre détail de la préparation à l’exécution orchestrée de main de maître par votre père et son ami Philippe. Je connais la somme dérobée, celle remise au commanditaire, celle qu’il voulait en plus. Je suis au courant du temps qu’il a fallu à Tonio et Roberto, pour vous localiser à trois reprises, de votre arrivée dans cette cabane de bois, et comment vous vous êtes enfuie avec Marc, le fils de Philippe. Je sais aussi que vous vous êtes mariés.
J’ouvris de grands yeux. Se pouvait-il que je fusse bête à ce point ? Son appel du pied n’était qu’un piège, et moi, je venais de sauter dans l’eau glacée.
— Ne soyez pas surprise, ce n’est pas moi qui ai demandé cette dernière information, elle a été transmise par un employé des notaires ami de feu ma mère. Tout finit par se savoir dans ce milieu. Par contre, ce que j’ignore, c’est le pourquoi de votre retour en France, mais rassurez-vous, je n’en ai rien à faire, cela ne regarde que vous. Cependant, je souhaiterais profiter de ce moment en tête-à-tête pour vous poser une question. La même que je vous aurais énoncée hier si nous nous étions croisées à la galerie. Vous voulez bien ?
Voilà, le filet se refermait. Je sentis les mailles serrer mes flancs, compresser ma poitrine, me lier les membres. De deux choses l’une, son interrogation concernait soit le butin restant, soit les deux zigotos de Tonio et Roberto, puisqu’ils s’appelaient ainsi. Que souhaitait-il apprendre qui allait prouver mon implication ? J’étais responsable sur toutes les lignes, coincée entre le trésor non restitué, et la destinée de ses hommes de main. Une pirouette afin de me dégager ne me servirait à rien. Je fis oui de la tête.
— Merci ! Je désire que vous sachiez, avant de vous la poser, que quelle que soit votre réponse, je m’en contenterai. Au risque de me répéter, les actions antérieures ne concernent que le passé, je les raye une par une de la longue liste léguée par ma mère. Mais je n’aime pas fermer un placard sans maîtriser ce qu’il recèle de dissimulé, il en va un peu de cette sécurité dont on parlait à l’instant. J’ai besoin, pour cela, d’une contrepartie matérielle, ou alors d’une histoire, fut-elle amputée d’une part de réalité. Tonio et Roberto, les exécuteurs de basses œuvres de mon grand-père et de ma mère, sont venus chez vous, au début de l’année, au Canada, avec pour ordre de vous faire dire où vous aviez caché le butin. Ils sont parvenus jusqu’à cet endroit que vous nommez Sether Creek et ils vous ont trouvée. Depuis, plus de nouvelles. Savez-vous ce qu’il est advenu d’eux ?
Ces mots m’ôtèrent d’une charge. Il ne connaissait pas la vérité. Et puisqu’il désirait une histoire, autant lui en servir une.
— Ils sont arrivés un matin en motoneige, malgré leur gros manteau et leur bonnet, je les ai reconnus de suite. Je me doutais de leur demande, ils ont eu la réponse sans user de violence et déguerpi le jour même.
— Vous m’étonnez ! D’habitude, ils cognent d’abord avant de poser les questions.
C’était vrai, mais je préférai tourner le récit à mon avantage.
— J’avais déjà eu maille à partir avec eux dans ma cabane de Contis, vous le savez, et je ne voulais pas que mon compagnon s’en mêle. Cela se serait mal terminé pour lui.
— Certainement, ces deux-là ne s’embarrassent pas de détails. Ils ne sont pourtant jamais revenus.
— C’est ce que j’ai pensé en déterrant le trésor hier avant de le recouvrir de nouveau. J’ai trouvé bizarre que le coffre soit toujours sous le sable. Je leur avais donné l’endroit l’exact, au pied…
— N’en dites pas plus ! Je ne veux pas savoir. L’argent sale ne m’intéresse pas, qu’il reste enfoui à tout jamais. Sans doute ont-ils fait une mauvaise rencontre, ça ne me surprendrait pas.
— Cette zone du Yukon est farcie de profiteurs et de voleurs. Tous sont armés. Ou alors ont-ils changé de crèmerie.
— Eux ? Non, impossible. Leur fidélité ne connaît pas de limite, et ils ne parlent pas un mot d’anglais. Ce qui dans cette contrée n’est pas un avantage !
Je hochai la tête.
— Bon ! Votre récit me convient, je vais pouvoir effacer une ligne et fermer un placard. J’espère que de votre côté, vous avez la réponse à votre venue dans mon antre.
— Ce que l’on dit de vous se vérifie. Vous êtes un homme bien.
— J’essaye, et croyez-moi, ce n’est pas chose aisée.
Je lui remis le tableau et pris congé, réconfortée sur l’immédiat de mon avenir. Dans mon dos, je sentis son regard appuyé. Savait-il que je lui avais menti ? Assurément.
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