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J’avais dévalé le chemin, évitant de m’écarter du tracé que je connaissais. La poudreuse m’aurait ralentie. Déjà, dans mon dos, j’entendais les injonctions à m’arrêter, au coup de feu tiré en l’air, j’accélérerais. La scène m’avait rappelé notre fuite de la cabane avec Marc. La différence, ce n’était pas une voiture déglinguée qui m’attendait, mais un chien et un traîneau. Vasco avait compris qu’un truc clochait, tendu sur ses pattes, il était prêt. Le frein relâché, il s’était élancé en direction des collines. La première franchie, nous avions continué en suivant les traces de Marc et Géant, je voulais les rejoindre, ils devaient être sur le retour. Mais j’avais pensé que face à deux types armés, ils ne pourraient rien. Je ne pouvais pas les impliquer, les hommes de main de Batbedat ne feraient pas dans la dentelle, ils tireraient dans le tas. En bas du chemin sinueux sur lequel nous glissions, une patte d’oie divisait la piste en deux. J’avais l’intention de prendre celle vierge de passage, et de filer dans la forêt. Là, je pourrais les égarer facilement. Mais, j’entendais un bruit de moteur derrière moi, les sbires avaient lancé la poursuite. Le vacarme de leur motoneige s’amplifiait, ils se rapprochaient vite, mettant à mal ma stratégie. J’avais poussé Vasco dans ses retranchements, nous avions bifurqué, puis nous étions enfoncés sous le couvert des pins. La piste s’était rétrécie, obligeant à plus de manœuvres, nous perdions du terrain sur la machine. Notre chance résidait dans la tombée du sombre, la traque ne s’éterniserait pas au-delà d’une heure. Nous devions tenir jusque-là.
Nous possédions, à la nuit, une centaine de mètres d’avance, mais nous étions invisibles, dissimulés par des taillis et à l’abri sous un arbre. Les zigotos avaient arrêté la poursuite, le barouf du moteur ne résonnait plus dans la forêt. Je m’étais considérée en sécurité, l’épaisseur de neige empêchait toute approche à pied, mais un danger différent, plus redoutable encore, me guettait : le froid. Recroquevillée sur le traîneau, sans nourriture ni eau, couverte d’un blouson, d’un pantalon et d’un bonnet, j’avais commencé à grelotter. Vasco s’en était aperçu, il s’était allongé à mes côtés. Mes tremblements s’étaient estompés. J’avais pensé aux zigotos, prisonniers eux aussi de la nuit glaciale. J’avais espéré les retrouver congelés. Ils ne méritaient pas un autre sort après les coups portés à mes amis. Mais, j’avais senti, à la faveur d’un courant d’air, de la fumée. Mes chasseurs avaient allumé un feu.
Je n’étais pas arrivée à m’endormir, trop de réflexions se bousculaient dans mon esprit. J’avais pensé à Janet et son exploit, à Christie se précipitant au corps de John, celui-ci se relevant douloureusement. Puis, j’avais imaginé Marc et Géant, fous de représailles après leur retour à Sether Creek, prêts à tout, mais bloqués par la nuit. Non, le noir ne les effrayait pas ! Peut-être avaient-ils déjà franchi les premiers reliefs à la lumière de leur engin et s’enfonçaient maintenant dans la forêt. Après tout, ils connaissaient le terrain mieux que quiconque, le moindre sentier, les raccourcis. Ah, les abrutis allaient découvrir de quoi étaient capables mon homme et son ami ! J’avais tendu l’oreille, à l’affût du plus infime son, du plus petit bruit de moteur, mais n’avais rien entendu.
Au bout de la nuit, alors que la cime des arbres se marquait d’un début de teinte blanche, j’avais eu une idée. L’abri de chasseur sur pilotis, où m’avait emmenée Marc, se situait à deux ou trois heures de traîneau. Je pouvais le rallier en partant à l'aurore et m’y cacher. Un placard contenait quelques conserves, avec Vasco, nous pourrions manger. Nous avions quitté sans bruit notre refuge, puis rejoint une large piste. Le chef de meute, malgré l’épaisseur de neige, avait accéléré, infatigable. Nous étions arrivés peu avant midi devant la cabane et ses trous à ours. J’avais abandonné le traîneau et avais demandé à Vasco de rester derrière moi. Je me souvenais du tracé afin d’éviter les pièges, c’est la peur au ventre que j’avais avancée lentement en tournant une fois à gauche, puis à droite. Je m’étais réfugiée, dans un premier temps, sous les pilotis. J’avais repéré une longue branche posée au sol, je m’en étais saisie pour débloquer le mécanisme de la passerelle. À l’étage, je l’avais relevé en position haute et attaché dans le but que personne d’autre ne puisse monter. J’activais le poêle lorsque j’entendais le son aigu d’un moteur. J’avais espéré, de tout mon cœur, que c’était Marc ou Géant, mais non.
La neige tombait à nouveau, mes traces avaient disparu. Les deux hommes avaient stoppé l’engin à quelques mètres du passage, ils semblaient se méfier, ou peut-être se demandaient-ils si j’étais là. Mais j’avais laissé le traîneau, un des gars l’avait trouvé. Quelle idiote ! Ils avaient avancé, l’un suivant l’autre, sans prendre de précaution. J’avais vu le premier disparaître d’un coup, happé par un trou, englouti, dévoré. Son compagnon, horrifié, avait crié, puis avait regardé dans ma direction. Il m’avait hurlé des injures, qu’il allait venir me chercher, que je payerais. Il était ensuite retourné à sa motoneige, avait saisi un fusil et s’était défoulé en tirant sur la cabane. Nous étions à l’abri du poêle. Les balles fusaient dans un tintamarre de peur, Vasco aboyait. Je l’avais serré fort, à percevoir les pulsations de son cœur, à ressentir une agressivité que jamais je n’avais connue. Les tirs avaient cessé au bout d’un moment, je m’étais relevée et dirigée à une vitre brisée. L’homme, avançait vers nous, il tenait une branche et sondait le chemin devant lui.
Je ne sais pas comment il était parvenu à activer la passerelle, mais elle avait basculé. Tétanisée, je n’avais pas bougé lorsqu’il était apparu son fusil à la main. Son visage, haineux, m’avait fait peur, ma fin approchait. Vasco s'était jeté sur lui au moment où il ouvrait la porte. Ses mâchoires s’étaient refermées sur le bras armé, le gars avait rugi de douleur en tombant. Le chef de meute l’avait traîné jusqu’à la passerelle, puis l’avait lâché. Il le poussait d’un puissant coup de patte lorsque le type s’était redressé. Un instant en équilibre, le sbire chutait et disparaissait, lui aussi, dans un trou.
— C’est atroce ! articula Nathalie.
Je ne dis mot, encore dans ma bulle. Je glissai mes mains sous mes bras et, la tête inclinée, me contractai. Comme si ces tremblements pouvaient évacuer le stress de ces souvenirs, et le fait que j’étais une meurtrière. Ce mot déclencha un torrent de larmes. Je racontai, pour la première fois, cet épisode de ma vie, je pris conscience de la portée de mes actes. J’avais tué. Je me levai et grimpai à l’étage, Nathalie me suivit. Elle me rattrapa dans le salon et me prit dans ses bras.
— Tu n’y es pour rien ! Ces hommes ont fait du mal, ils ont frappé tes amis et voulaient t’abattre. Ils sont morts par leur bêtise, ce n’est pas toi qui les as poussés.
— Je les ai attirés dans cette forêt, dans cette maison.
— Pour te mettre à l’abri et protéger Vasco.
— Je suis perdue, je ne sais plus quoi penser. Parfois, je me demande si tout est vraiment arrivé. Je suis dans mon lit, Marc est à mes côtés, je me réveille, ce n’était qu’un cauchemar. Mais non ! Je suis à des milliers de kilomètres de Sether Creek, là, dans cette bicoque, à ressasser mes souvenirs, à me questionner si j’ai pris la bonne décision.
— Celle de venir ici ?
— Oui !
— Tu n’avais pas d’autre choix.
— Je ne sais plus.
J’entendais les gémissements du type au fond du trou. Ils ont persisté pendant plusieurs minutes, puis tout est devenu silencieux. Je m’étais réfugiée, avec Vasco, dans un coin de la cabane. Que faire sinon attendre du secours ? Marc et Géant me trouveraient, tôt ou tard. Mais quand ? Dehors, la neige tombait encore, dru maintenant. Déjà, plus aucune trace n’était visible. Qui aurait l’idée de venir ici avant le printemps ? Personne ! L’abri n’offrait plus de protection, le vent s’engouffrait par les vitres cassées, un froid glacial régnait. Nous ne tiendrions pas longtemps. J’avais pris la décision de rentrer avec l’engin des hommes à Batbedat, mais le réservoir approchait la réserve. Pas de quoi revenir à Sether, mais je n’avais pas d’autre solution que de bouger. Je trouvais une couverture, de quoi nous rassasier un peu et une besace dans les sacoches de la machine. À l’intérieur, les passeports des sbires et de l’argent. J’avais attaché le traîneau à l’arrière et installé Vasco dedans. Puis, j’avais pris la piste du retour, jusqu’à ce que je me perde. Tout se ressemblait sous le blanc, j’avais l’impression de tourner en rond.
Je réfléchissais au chemin à emprunter lorsque j’avais eu une évidence. Je ne devais pas rentrer. Mes amis avaient dû prévenir la police, la première chose que ferait le nouveau chef, serait de me jeter en prison. Une meurtrière, la bonne affaire ! Marc s’y opposerait, lui aussi finirait derrière les barreaux en tant que complice. Je le perdrai, comme je perdrai Janet, Géant, Christie et John. Je leur avais déjà assez infligé mon passé, hors de question que je leur impose un avenir plus sombre encore. Je détachais Vasco. Je lisais, dans ses yeux métalliques, qu’il avait compris ma décision.
« Adieu mon chien, si tu savais combien tu me manqueras. Cours, rejoins Sether Creek, cours sans t’arrêter, sans te retourner. »
Lorsqu’il eut disparu, je partais en sens inverse.
La motoneige avait calé quelques kilomètres plus loin. La chance était avec moi, la route qui descendait plein sud, était toute proche. J’avais attrapé l’argent dans le sac et jeté les passeports, personne ne les retrouverait. J’avais contrôlé que le mien était dans ma poche, puis avais marché jusqu’à la chaussée. Le premier chauffeur de camion qui passait m’avait emmenée à Witehorse. J’y avais pris un vol en direction de Montréal. J’arrivais à Toulouse, trois jours plus tard.
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