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La fraîcheur de la nuit me réveilla. Je m’étais assoupie contre le tronc d’un pin, apaisée, peut-être, par cet endroit et le flot de mon passé. Fallait-il que je plonge dans mes souvenirs et les remonte à la surface pour enfin trouver un semblant de paix ? Jusqu’à présent, je m’y refusai, la peur de remuer ces années. La réponse viendrait d’elle-même, tout n’était qu’affaire de temps.
Je décidai de retourner à la voiture, la lueur de mon portable guida mes pas. Les nuits d’été, la forêt grouillait de mille bruits, de foisonnements inconnus, de chants fantomatiques. Des pins, descendait l’odeur chaude de la résine, la fragrance inondait la lande, je m’arrêtai souvent afin d’en remplir mes poumons. Un regard de feu vola à ma rencontre au trois quarts du sentier. Deux pupilles incandescentes me passèrent au-dessus dans un souffle d’aile. Impassible, la chouette continua sa traque, moi, je regagnai mon carrosse.
Une heure plus tard, j’enclenchai les quatre roues motrices de mon tacot et suivis un bout de chemin de sable. Je stoppai à l’abri de tout passage et de la vue. Ma cabane se situait plus loin, au pied de la dune qui donnait sur l’océan. J’attendis que le jour pointe pour la rejoindre, aux premiers rayons, je m’élançai. Ce point blanc, nichée entre les arbres, perché sur des échasses, m’appartenait désormais. Peu de gens savaient le localiser, et ceux qui se lançaient à sa recherche finissaient bredouilles. À la mort de mon père, j’avais mis plusieurs semaines à le trouver, puis une année entière à le restaurer. C’était chez moi, nulle part ailleurs.
Je grimpai les marches, à la porte, je me retournai pour vérifier que personne ne me suivait. Une vieille habitude qui n’avait plus lieu, mais dont je n’avais jamais su me défaire. Je préparai un café. Lorsqu’il fut chaud, je m’assis à la table de mon salon et servis deux tasses, comme je l’avais fait au matin de ces premières heures là-bas.
Nous avions atterri la veille après un voyage d’une dizaine de jours. Traverser l’Atlantique avait mis mes nerfs à rude épreuve, me rappelant, au moindre soubresaut de l’appareil, que je détestais ce moyen de transport. Marc s’était pourtant montré prévoyant en allongeant les escales et en évitant les lieux connus pour leurs turbulences. Mon stress s’était évaporé au survol de l’Ethel Lake, je ne savais où regarder, tout ici se gonflait d’immensité. Existait-il plus bel endroit ? Sur l’instant, je pensais que non. L’hydravion posé, les amis de Marc m’avaient entouré, Ryan, Janet, leurs enfants, James et John. La chaleur de leur accueil m’avait faite pleurer, et la soirée partagée, rire aux éclats. Quels êtres délicieux !
Janet m’avait attirée à l’écart afin que nous fassions connaissance, la compagnie féminine lui manquait, à moi aussi. Malgré mon anglais imprécis, nous avions pu nous comprendre, nous avons sympathisé en un clin d’œil. Elle m’avait raconté leur dur quotidien de chercheurs d’or, le jour où Marc avait sauvé la vie de Ryan. Puis, la naissance, dans leur maison au milieu des bois, de leurs fils, de James qui, dans quelques semaines, allait les quitter pour rejoindre un emploi à la hauteur de son intelligence. Enfin, de John, force de la nature, aussi grand et baraqué que son père, qui restait pour travailler avec eux. Moi, si au début m’était montrée hésitante, je n’avais pas menti sur mon passé ni sur les faits qui m’avaient conduite ici.
« Je m’en moque du moment que tu aimes Marc », avait-elle rétorqué.
« Oui », avais-je soufflé dans un sourire.
Dans les bras passionnés de Marc, la nuit n’avait été que délices, la première que nos peaux partageaient. Au matin, je l’avais entendu se lever puis sortir, j’étais restée allongée, mais ne le quittait pas des yeux. Il s’était approché du lac, j’avais cru à une soudaine envie de bain, mais il n’avait pas plongé. À quoi pensait-il, accroupi au bord de l’eau ? À sa cabane landaise ? Aux contraintes que j’allais lui imposer, ou tout simplement à nous ? La réponse, je l’avais obtenue alors qu’il rentrait et que je lui tendais une tasse de café brûlant. Elle tenait en seul mot : recommencer.
Nous nous étions assis à la table en bois devant la baie vitrée que le lac éclairait de ses reflets inox. Il m’avait expliqué l’importance que revêtaient ces onze lettres, comment elles avaient dicté son destin, comment il s’y était soumis sans jamais se plaindre, et aujourd’hui, tout le sens qu’elles prenaient avec ma présence. Ses yeux avaient brillé. Si j’avais eu besoin d’une preuve d’un amour naissant, ce scintillement comblait mon attente et valait plus de mille mots.
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