Au fil de l'eau

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Le bateau tanguait depuis des jours maintenant, mais il n’y avait pas assez de luminosité dans la cale pour que les prisonniers puissent les compter avec précision. Seul le passage du gardien, avec des gourdes remplies d’eau tiède au gout immonde, parvenait à établir un semblant de régularité. Plus rarement, il emmenait de la bouillie. Ils mangeaient tous avec un appétit non feint, ils étaient affamés. C’était toujours le même homme qui descendait, avec une démarche un peu boitillante et un air revêche des plus terribles. A sa ceinture pendait un long bâton qui aurait dû servir à mater les plus rebelles d’entre eux. Pas une seule fois, il ne le dégaina pas. Peut-être parce que Jerk, tel était son nom, répugnait à frapper qui que ce soit, mais plus surement parce que les prisonniers étaient trop faibles pour montrer le moindre signe de rébellion.

Ce n’était pas le premier bateau dans lequel ils montaient. Pour la majorité d’entre eux, c’était plutôt le second ou le troisième. Pour quelques-uns, cela en faisait davantage encore. Tous les occupants de la cale, sans exception, avaient été vendu comme main-d’œuvre au grand marché aux esclaves de Kaporma. La plupart n’était pas des esclaves à l’origine, mais des prisonniers de guerre. Seulement, en ces périodes troublées, cela ne faisait pas grande différence. On les transférait loin du front, dans les zones de productions des armes ou dans les fermes qui étaient censés parvenir à nourrir tout le monde. La famine ambiante disait le reste : elles n’y parviendraient pas. Les autres cités et pays plus lointains achetaient massivement cette main d’œuvre bon marché, se préparant à leur tour à l’arrivée de l’envahisseur.

Jerk était censé parvenir à les maintenir en vie, mais il ne réussirait pas pour tous c’était certain. Il aurait même de la chance si aucune épidémie ne se déclarait, tuant la moitié voir plus, d’entre eux. Néanmoins, il effectuait son travail consciencieusement. Enjambant quelques prisonniers endormis, il se rendit dans la partie la plus sécurisée de la soute. Là, enchainés fermement aux parois de la cale, se trouvaient différents types de mages. La majorité avait été rendu si inoffensive qu’il aurait pu les libérer de leurs chaînes sans risquer quoique ce soit, mais comme tout bon habitant l’Est, il se méfiait des mages comme de la peste. Il se faufila entre les corps tremblant pour rejoindre celui qui l’intéressait, l’un des plus jeunes des mages. Ses côtes se soulevaient encore et sa bouche produisait un drôle de râle à chaque inspiration. Il était donc toujours vivant. Cela faisait maintenant deux jours que Jerk hésitait à le monter à l’étage pour l’enchaîner directement au pont ou au mât. Cela pourrait éviter que les autres ne tombent malades, mais il valait mieux perdre une partie de la cargaison qu’une partie de l’équipage, alors il l’avait laissé là. Sans une violence excessive, mais sans douceur, le matelot empoigna ses cheveux bruns pour tirer son visage vers l’arrière. Le mage ne montra pas le moindre signe de conscience. Sa peau était livide, s’approchant de celle d’un cadavre, uniquement colorée par endroits par un rouge fiévreux et par des ecchymoses si profondes qu’elles étaient toujours noires. Ses yeux étaient un peu gonflés par les chocs et sa bouche, craquelée par la soif, était entourée de ces marques sombres. Quoiqu’on ait fait à ce jeune homme, cela provoquait chez Jerk un élan de compassion rare. C’était sans doute pour ça qu’il passait régulièrement lui donner un peu d’eau en plus, espérant qu’il tiendrait jusqu’au bout.

Parfois, le jeune mage entrouvrait les yeux. Ses paupières gonflées étaient douloureuses et il ne voyait pas très bien comme s’il n’arrivait pas à faire la mise au point ni en matière de netteté, ni en matière de couleur. L’environnement dans lequel il se trouvait était-il vraiment bleu ? Et tanguait-il vraiment ? Il n’arrivait pas à le savoir. Le plus souvent, les questions le traversaient jusqu’à ce qu’il sombre de nouveau dans un sommeil agité. Parfois, un liquide âpre qui écorchait sa gorge venait l’envahir sans qu’il n’y puisse rien. Parfois, des mains dures manipulaient son corps, le faisant s’agiter et pousser des cris sourds qui vibraient dans toute sa poitrine.

Lorsque le bateau fut arrimé au quai, le mage était toujours vivant ce qui était une surprise pour Jerk car deux autres avaient fini par tomber malade et mourir, malgré les soins. Le mage n’avait pas vraiment repris conscience, même si ses yeux s’ouvraient plus régulièrement. C’était son esprit qui ne semblait pas être revenu.

***

Sur le quai d’Olpem, de très nombreux riverains s’étaient entassés pour voir le déchargement du grand bateau. Les navires les plus gros qu’ils avaient l’habitude de voir avant la guerre ne dépassait que rarement la taille des bateaux de pêches qu’ils fabriquaient non loin de là. L’avancée lointaine, si lointaine qu’ils peinaient à l’imaginer, du front de la guerre avaient largement transformé les couloirs marchands et les approvisionnements transformant leur petit port de pêche en une zone stratégique où l’on pouvait rapidement déposer des marchandises qui seraient ensuite distribués dans les régions avoisinantes par voie terrestre.

Les bateaux venaient d’un côté alors que les convois attelés de dizaines de chevaux et de créatures plus rares encore arrivaient de l’autre. Pendant quelques jours, l’effervescence atteignait des pics surprenants, surchargeant les rues et créant des tensions dans chaque auberge, puis, le calme reviendrait jusqu’à la livraison suivante. Quelques jours auparavant, les habitants avaient vu les rues être envahies de fruits et de légumes étranges qu’ils n’avaient jamais gouté avant. Aujourd’hui, c’était une cargaison d’esclaves disaient-on. C’était une chose inhabituelle à leur contrée car l’esclavage n’était pas réellement pratiqué même si la pauvreté pouvait atteindre des abysses amenant des hommes et des femmes libres à offrir tout ce qu’ils étaient en échange d’un toit et de quoi se nourrir.

Parmi cette foule d’habitants se trouvait également les « acheteurs ». Ce n’était pas réellement des esclavagistes d’ailleurs, le contrat avait été passé par des gouverneurs de différentes citées à la recherche de main d’œuvre. Ils avaient sélectionné ceux qu’ils avaient appelé des « tuteurs » qui seraient en charge de les intégrer à leurs fermes, à leurs commerces ou à d’autres structures plus spécifiques. Cela formait une foule hétéroclite des plus surprenantes. Maivy avec ses habits de trop bonnes factures et ses petites lunettes d’érudits attiraient indéniablement l’attention aux milieux des paysans aux vêtements faits de toiles grossières. Pour la première fois, il se sentait mal à l’aise dans sa chemise parfaitement taillée au col fait d’une bande de tissu finement brodée par un excellent artisan qu’il avait sélectionné avec soin. La présence de son ami, un étranger venu d’une lointaine contrée, n’arrangeait rien. Leur duo n’en attirait que plus l’attention.

- Tu es sûr de toi ? demanda Arkan.

Maivy soupira. Non, il n’était pas sûr du tout. Il avait étudié les différents types de magies pour le plaisir et peut-être aussi un peu pour s’opposer à ses parents. Après tout, c’était un apprentissage atypique et souvent mal vu. Ses parents auraient aimé qu’il devienne l’aristocrate dont ils rêvaient depuis sa naissance. Lui-même n’avait jamais pensé pratiquer réellement ou pas de la grande magie en tout cas. Il savait à peine faire flotter une plume légère, à grand renfort de parchemins. Il ne détenait quasiment aucun pouvoir personnel, tout juste une légère affinité qui lui permettait des utilisations très basiques. Ce n’était pas grave en soi. Maivy ne s’attendait pas à autre chose et la grande magie, si elle le fascinait, n’avait jamais été pour lui, il en avait parfaitement conscience. Il s’était destiné à devenir professeur. Alors que faisait-il là ?

- Non… Tu sais bien que non, mais ils n’avaient personnes d’autre je suppose…

- Oui. Enfin, c’est quand même un mage rouge.

Maivy rougit légèrement. Il savait parfaitement ce que cela impliquait, il l’avait su dès qu’il avait lu l’affectation. Un mage rouge…

- Je ne suis pas forcé… je peux dire que nous ne sommes pas compatibles. Ce sera sans doute vrai d’ailleurs.

Arkan acquiesça doucement et s’appuya, un peu plus lourdement, sur les caisses qui se trouvaient derrière lui. Sans un mot, ils se mirent d’accord pour laisser les plus pressés se jeter à l’assaut du navire, attendant simplement que le gros de la foule ne parte pour chercher à leur tour celui qui les attendait. Les mages étaient de toutes manières souvent sortis en dernier. Trop de personnes les craignaient.

Ils se retrouvèrent donc à observer les va-et-vient des matelots esclavagistes qui trainaient ceux qui n’étaient rien de plus qu’une cargaison pour eux afin de les remettre à leurs acheteurs. Les prisonniers étaient sans doute surpris de trouver des couvertures pour venir s’enrouler autour de leurs épaules et d’être libéré de toute chaîne en ayant à peine atteint les mains de ceux qui les possédaient à présent. Les paysans de la région étaient peut-être bourrus, mais ils n’avaient rien à voir avec les esclavagistes qui les dégoutaient ouvertement. Tout près d’eux, ils entendirent une femme à l’accent marqué, assurer que le cauchemar était fini. Devant elle, les poignets encore marqués par les fers et le regard hanté, se tenait un tout jeune enfant qu’elle considèrerait bientôt comme le sien.

Il fallut près de deux heures pour que la majorité des personnes ne partent et le temps que vienne leur tour, le soleil était couché et le quai devenu sinistre n’était plus éclairé que par des torches vacillantes. Les derniers présents se ressemblaient d’une certaine manière. Comme Maivy et son ami, leurs vêtements étaient soignés. Certains portaient des pochettes de cuir contenant des documents alors que d’autres affichaient de manière ostensible, ce qui était très surprenant, quelques amulettes qui les désignaient comme mages actifs. Beaucoup semblaient fatigués par de trop long trajet et ils repartiraient, sans doute dès le lendemain, dans des contrées lointaines. Peut-être que certains avaient assez de magies pour former des portails réduisant considérablement les trajets ? Par ennui autant que par jeu, Maivy passa le reste de son temps à les étudier pour essayer de deviner si certains avaient de telles compétences.

Entre le bateau et le quai, une planche sommaire avait été posé faisant office de passerelle. Les prisonniers y étaient poussés un par un après que les propriétaires aient été appelé. Maivy fut surpris de voir un grand mouvement d’humeur d’un de ses compatriotes. Il tendit l’oreille pour découvrir que la personne qu’il était venu chercher était morte sur le trajet. C’était malheureusement courant et ils savaient tous que c’était une possibilité. Peut-être que lui-même se sentirait soulagé d’apprendre la mort de celui qu’on lui avait confié ? Il blêmit un peu en se rendant compte de l’horreur d’une telle pensée. Il était certes prisonnier en quelque sorte de cette situation, mais il pourrait s’en libérer sans aucune difficulté alors que ce mage rouge, lui, n’avait aucun choix. Lui en vouloir d’exister n’était digne de lui. Le matelot parla haut et fort pour annoncer :

- Il y a eu une épidémie chez les mages. Plusieurs sont encore très malades. Deux sont morts. 17450 et 4816.

Ce n’était que des numéros dans sa bouche, mais c’était avant tout des personnes qui étaient décédées après bien des souffrances. Dans la poche de Maivy, la lettre contenait le numéro de celui qu’il devait venir chercher ici-même. 16311. Il était donc vivant.

Observant autour de lui, les différentes personnes qui s’approchaient avec plus de lassitude que d’impatience de la passerelle, il finit par réunir assez de courage pour faire lui-même le trajet. Arkan resta contre ses caisses un instant avant de soupirer et de le suivre.

- Quel numéro ? demanda l’esclavagiste épuisé par des heures de travail.

- 16311.

- Hum. Vous avez de quoi le transporter ? Il n’arrivera pas à marcher.

- Je vais le porter. Assura Arkan tranquillement, sûr de lui.

Le matelot l’observa un instant, dévisageant cet homme qui dépassait de plus de deux têtes la majorité des personnes présentes. Il était tout bonnement énorme et l’esclave n’était rien de plus qu’un sac d’os après tout.

- D’accord. Vous pouvez monter pour le récupérer directement dans la cale ou je vous l’apporte jusqu’ici ?

- Je monte.

Arkan hésita un instant avant de se tourner vers Maivy pour lui demander s’il voulait venir. Après tout, c’était lui, le client.

- Oui… je te suis.

La passerelle était moins stable qu’ils ne l’auraient cru et le bateau, même s’il était fermement attaché, tanguait légèrement. Le navire était vraiment très haut et très grand. Ils durent descendre lentement à travers une série de cale sombre pour gagner le point le plus éloigné du bateau. Là quelques rares prisonniers étaient encore attachés. Maivy porta sa main délicate à son nez devant la puanteur et la crasse ambiante. La magie présente était très diffuse, les mages n’étaient pas en état de l’utiliser. C’était sans doute à cause de l’épuisement de leur corps… et les chaînes faisaient peut-être le reste.

Le matelot s’approcha d’un corps couché contre la paroi et le détacha tout en le secouant légèrement.

- Allez gamin, tu t’en vas.

Un léger grognement répondit et le jeune homme se retourna vaguement. Leurs regards se croisèrent. Les yeux bleus de Maivy, un peu écarquillés face aux pupilles violettes du mage. Ce n’était pas cette particularité physique qui le choquait mais les hématomes qui s’étalaient de partout sur son visage lui donnant un aspect difforme. Du peu qu’il en voyait, ils descendaient également dans son cou. Tout son corps avait dû être passé à tabac. Le mage recula un peu plus contre la paroi en secouant la tête.

- Non.

Il s’accrocha un peu plus fermement aux chaines qu’on venait pourtant de détacher de ses poignets et de ses chevilles pour affirmer, d’une voix terriblement faible.

- Je ne recommence pas.

Arkan s’accroupit pour se rapprocher de son visage et doucement il tenta de lui sourire dans un geste apaisant, mais si cela fonctionna ce fut seulement pour donner un peu plus de courage au mage qui s’écria plus fort :

- Je ne ferais jamais de magie pour vous ! Je préfère mourir !

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