Chapitre 7
Lorsque Rune ouvrit les yeux après une si bonne nuit de sommeil, elle se retrouva face à Rody, le visage bien trop près du sien. Elle sursauta en criant, puis se redressa dans son lit. Elle soupira en voyant le robot, immobile, scrutant les moindres faits et gestes de sa maitresse. Rune remit de l’ordre dans sa chevelure, puis montra la porte d’un geste de la main.
– Bordel, Rody, dégage de ma chambre !
Il ne bougea pas davantage après cette remontrance. Il pencha la tête sur le côté, faisant mine de ne pas comprendre pourquoi elle lui hurlait dessus de si bon matin.
– Voulez-vous un petit déjeuner ?
Rune soupira et accepta sa proposition. Vivement qu’il parte en maintenance chez Chloé pour ne plus l’avoir sur le dos. Elle ne s’attendait pas à ce qu’il lui fasse une frayeur pareille ! Rune se leva et prit une douche. Elle enfila un mini short et un débardeur, prête à aller faire un tour dans la seule et unique ville du continent : Kalao.
Elle désirait profiter de sa présence ici pour faire quelques provisions. Elle sentit une délicieuse odeur de pain griller flotter dans les airs. Attirée par celle-ci, elle se rendit sur la terrasse où Rody dressait la table. Il lui avait préparé des tartines avec de la confiture de mangue, un fruit poussant massivement sur Avracham.
Elle les dégusta avec plaisir, sous un magnifique ciel bleu. Les yeux plongés dans le paysage, elle n’entendit même pas la sonnette retentir. Elle restait là, distraite par le vent qui soufflait dans les palmiers, se demandant quand elle retournerait dans le froid de l’espace.
– Salut Rune !
Elle fit volteface, surprise d’avoir de la visite. Yuki s’installa sur une chaise et lui vola un pain grillé.
– Je vois que tu profites de ton séjour, remarqua-t-elle en croquant dedans.
– J’essaye, mais faut croire que mon robot ouvre à tout le monde… dit-elle en fusillant Rody du regard.
– Je me suis permis de la laisser entrer. Yuki est votre amie, non ?
Rune le congédia d’un geste de la main et lui demanda d’aller voir Chloé pour qu’elle s’occupe de lui. Rody partit de ses pas boitant. Rune soupira de soulagement avant de boire un jus de fruits fraichement pressé.
– Qu’est-ce que tu es venu faire, Yuki ? demanda Rune à l’intéressée.
En fait, elle se doutait de la raison de sa présence. Chaque fois qu’elle mettait les pieds sur cette planète, les membres du groupe de Bardy cherchaient à la recruter pour leurs folles missions, mais Rune refusait catégoriquement.
– Je suis juste venu te voir, lui avoua Yuki. Ça fait longtemps que je ne t’avais pas vu.
Rune la dévisagea, perplexe. Devait-elle la croire ? Elle l’observa un moment, attendant qu’elle en dise davantage. Comme elle restait plantée là à grignoter son petit déjeuner, elle finit par la penser sincère.
– Je vais aller faire des provisions à Kalao aujourd’hui, admit Rune.
– Oh chouette ! Je peux venir avec toi ? Je vais te montrer des coins superbes pour manger !
Yuki ne changeait pas avec le temps. Toujours en admiration devant la nourriture, elle pouvait tout oublier pour se jeter dans un restaurant. Rune ne savait pas si elle devait accepter son invitation, mais en voyant la joie dans ses yeux, elle comprit qu’elle n’avait pas vraiment le choix. Soit, elle accepta sa compagnie ce qui lui procura un grand plaisir.
Kalao. Une vaste ville construite au centre du continent avec des matériaux semblables à ceux de la maison de Rune. Rune et Yuki remontèrent l’une des rivières qui serpentaient entre ces maisons, pour rejoindre le centre de la cité où attendaient les nombreuses boutiques et restaurants. Ici, pas de véhicule à moteur qui pourrait polluer l’air, non, tout se faisait par des gondoles, avec des pontons permettant de rejoindre de petits quartiers pavillonnaires.
Assise dans le bateau, Rune attendait d’arriver à bon port, tandis que Yuki utilisait le long bâton pour les faire avancer. Ils croisèrent d’autres embarcations tout le long de leur périple. Les équipages saluaient régulièrement Yuki d’un geste de la main. Ce qui n’était pas étonnant. Le groupe de Bardy jouissait d’une forte réputation, étant l’une des meilleures équipes de flibustiers de l’espace !
Rune trouvait ce voyage reposant. Même les déplacements sur l’île n’étaient pas soumis à un stress intense. Rien à voir avec les excursions en véhicule sur beaucoup de planètes, avec un trafic intense et des gens toujours plus pressés les uns que les autres. Si personne n’avait inventé le klaxon, les gens se taperaient dessus pour faire comprendre qu’ils n’aimaient pas le comportement des autres.
Les deux femmes arrivèrent sur l’îlot central. Une gigantesque place circulaire proposait de nombreux restaurants et boutiques en tout genre. Une tour s’érigeait au fond, du côté de la mer, dominant toute l’île de sa hauteur. Celle-ci abritait les anciens, des pirates maintenant à la retraite qui s’occupait de l’administration de Kalao. Au sommet, une vigie surveillait toute la ville et les alentours de la jungle, car il était strictement interdit de se battre dans les quartiers. Les
Une fois accostées au ponton, elles filèrent à travers les rues bondées de monde. Une fête perdurait depuis des jours et des jours, amusant la population à toute heure de la journée. De la musique se répandait dans les allées, tandis que des gens improvisaient des pistes de danse, et que les restaurants étalaient leurs tables et chaises dans l’allée, attirant les clients avec des odeurs succulente. Sans parler des stands de nourritures rapides qui pullulaient devant les boutiques en tout genre.
Yuki s’extasiait devant chacune d’elle, obligeant Rune à la suivre et à l’écouter lui expliquer d’où venait chaque ingrédient, et la manière dont ils s’y prenaient pour arriver à ces plats divins. Elles s’arrêtèrent devant un stand que Yuki ne connaissait pas. Intriguée, elle huma la bonne odeur qui se dégageait de brochette d’une viande en forme de boule.
– Ça sent bon ! s’exclama-t-elle. C’est quoi ?
L’homme d’un mètre quatre-vingt aux longues dreadlocks se mit à rire. Il tendit sa pince vers elle, content qu’elle lui pose la question.
– Des couilles de Barakin ! Cuit en barbecue comme ça, elles sont trop bonnes ! Vous en voulez les filles ? dit-il en prenant une leur tendant l’une des brochettes.
Yuki grimaça. Les Barakin ressemblaient à de gros taureaux, un animal en liberté dans les prairies d’une planète voisine, où les pirates aimaient se ravitailler de temps à autre en fruits, légumes et viande. Mais cela n’était pas aux goûts de la jeune femme. Certes, l’odeur était bonne, mais l’envie de croquer dans des testicules ne lui sied guère.
– Bah alors ? demanda Rune. Tu devrais goûter ! Après tout, tu es du genre à tout tester en matière de nourriture, non ?
Yuki la dévisagea avec colère. Elle la fusilla du regard, puis voyant le marchand lui préparer dans une barquette, elle tendit les mains pour refuser poliment.
– Non, non, vraiment merci, mais… Je ne suis pas tenté…
– Mais si ! Tenez !
La barquette était prête avec les trois couilles embrochées dans une pique en bois. Voyant les passants s’arrêter par curiosité, le vendeur la poussa à accepter son offre. Si elle ne le faisait pas, cela pourrait lui faire perdre des clients. Rune, amusée par la situation, croisa les bras en se tenant aux côtés des spectateurs.
– Vas-y Yuki ! cria-t-elle. Tu es le gourmet de cette île ! Tu ne peux pas refuser ça !
Yuki prit une inspiration, dépitée. Elle ferma les yeux et attrapa la première du bout des dents et la fit glisser jusqu’à sa bouche. Elle en crocha un petit morceau avant de le mâcher de l’avaler.
Ses yeux s’écarquillèrent. Rune s’attendait à ce qu’elle vomisse, mais ce fut tout le contraire. Elle engloutit le premier testicule et la mâcha avec le sourire. Surprise, Rune jeta un œil aux gens qui la scrutaient avec intérêt. Yuki hocha la tête et tendit la brochette en l’air.
– C’est tellement bon ! cria-t-elle.
Tout le monde hurla de bonheur et ce fut une débandade pour s’arracher ce nouveau mets culinaire. Le marchand, aux anges, demanda de l’aide pour servir tout le monde. Rune sortie de cette cohue pour rejoindre Yuki, installée contre une barrière de bois, en train de dévorer sa brochette.
– Sérieux ? C’est si bon que ça ? s’étonna Rune.
Yuki lui tendit la dernière couille.
– Je te la laisse !
Rune s’écarta en faisant une grimace.
– Euh, non… Merci.
– Mais mange ! Je t’assure c’est super bon !
Rune prit le pic en bois avec dégout. Voyant son ami manger avec le sourire, elle se dit qu’elle ne devait pas faire semblant. Cela la répugnait de déguster ça, mais elle prit son courage à deux mains ! Après avoir fermé les yeux, elle goba le testicule et mordit dedans. Lorsque l’horrible goût se répandit dans sa bouche, elle cracha le morceau dans l’eau, tandis que Yuki se tordit de rire. Rune la foudroya du regard, tandis qu’elle continuait de se moquer d’elle.
– Saleté ! comment t’as fait ? demanda Rune en continuant de cracher dans l’eau, dans l’espoir de se débarrasser de ce gout amer.
– J’ai fait semblant après la première bouchée. Je voulais voir ta tête, railla-t-elle.
Rune s’essuya d’un revers de main. Elle courut après Yuki, alors qu’elle fuyait sa responsabilité. Elle n’avait qu’une envie : la jeter à l’eau ! Elles couraient à travers la rue, zigzaguant entre chaque passant, puis finalement, Rune usa de ruse pour se faufiler à travers la population. Maintenant invisible, Yuki scrutait les alentours à sa recherche.
Rune arriva par derrière et la souleva. Yuki hurla, lui intimant de la lâcher, mais Rune la jeta dans l’eau pour se venger. Yuki se plaignit de devoir changer son beau kimono, mais remonta à l’aide de Rune jusqu’au rebord. Une fois hissée, Yuki utilisa toute sa force pour faire tomber Rune à son tour et continua de se moquer d’elle. Lasse de ce p’tit jeu, Rune remonta toute seule et s’empressa de faire ses emplettes.
Après cet arrêt, les deux femmes achetèrent de quoi remplir le frigo et les placards du vaisseau de Rune. Grâce à l’aide de Yuki, Rune put en prendre beaucoup plus sans avoir à faire des allers-retours. Pour la remercier de son aide, Rune lui proposa de manger chez elle, mais Yuki n’accepta que si elle faisait la cuisine. Hors de question pour elle de se repaitre d’un repas préparé. Rune la laissa faire et en profita pour s’installer sur sa terrasse, en prenant le soin de décapsuler deux bières.
Yuki arriva avec des amuse-gueules faits maison et elles mangèrent ensemble. Rune profita de ce calme, alors que Yuki restait à ses côtés. Elles se connaissaient depuis bien longtemps, et même si elles ne travaillaient pas ensemble, Rune sentait qu’elle pouvait lui faire confiance. Enfin, un peu…
Elle avait toujours ce doute qui sommeillait en elle. Depuis toute petite, elle ne pouvait laisser sa foi à n’importe qui. Surtout après avoir été trahis par son meilleur ami, qui l’avait aidé à fuir le gang des Cure-Dents sur Terre. Ces imbéciles qui se plantaient des cure-dents sur le cuir chevelu. Plus ils en possédaient, plus ils étaient haut dans la hiérarchie. Un système vraiment débile… Mais ils avaient réussi à tuer sa famille et à en faire une esclave, jusqu’à ce qu’une âme charitable la fasse sortir de cet enfer, pour ensuite la trahir…
Elle ferma les yeux, préférant oublier cette histoire. Yuki n’était pas comme ce fourbe, mais qu’est-ce qu’elle en savait ? Pourquoi ne pourrait-elle pas la vendre si c’était pour de l’argent ? Il ne fallait pas qu’elle oublie que Yuki était une pirate…
Rune soupira longuement.
– Quelque chose ne va pas ? demanda Yuki, anxieuse.
– Non rien, un simple souvenir… murmura Rune.
– Tu veux en parler ?
– Sûrement pas.
Yuki se renfrogna, mais n’insista pas non plus. Elle savait que Rune ne parlait pas de son passé, et qu’il n’y avait rien de mieux pour l’énerver que de la pousser à le faire. Il était préférable de lui offrir de l’alcool.
– Une autre bière ? proposa Yuki.
– Volontiers !
Yuki se leva et lui ramena une canette, que Rune but en quelques minutes. Alors que le silence s’installait entre les deux pirates, Yuki le brisa d’une question que redoutait Rune.
– Tu ne veux toujours pas rejoindre notre équipage ?
Rune leva les yeux au ciel.
– Non, répondit-elle catégoriquement.
– C’est dommage. Je pense que tu serais une recrue de premier choix. On s’entend bien et tu es quelqu’un de fiable. De bien, même.
– Tu dois me confondre avec quelqu’un d’autre.
Yuki secoua la tête, déçue. Elle se leva et reposa sa bière.
– Un jour, tu comprendras que la vie n’est pas faite que d’enfoirés, Rune.
Après cette phrase qui fit un électrochoc à Rune, Yuki quitta la maison à la hâte pour rentrer chez elle. Rune, enfin seule, resta là sans bouger à se répéter que le monde n’était qu’un ramassis de connards. Valait mieux rester seule que mal accompagné.
Dans la soirée, Rune se jeta à l’eau une nouvelle fois afin de se détendre. Cette fois, personne ne vint lui rendre visite. Au contraire, elle nageait tranquillement dans cette eau chaude, tandis que la naine jaune se cachait derrière l’horizon bleu d’Avracham. Rune pourrait rester des heures encore, mais la fatigue la rattrapait et elle retourna chez elle, prête pour une bonne nuit de sommeil. Elle s’enroula dans sa serviette et ouvrit la porte. En entrant, elle se retrouva nez à nez avec une femme d’une cinquantaine d’années.
Elle la connaissait très bien. Ornella, la cheffe des pirates d’Avracham ! Rien de ce qui se passait sur cette île ne lui échappait. Personne ne pouvait se soustraire à sa vigilance, et bien qu’elle soit d’une nature sympathique et amicale, sa colère frappait toute personne ne respectant pas le code des pirates.
Comme Rune.
Elle s’approcha d’elle en essuyant l’eau de mer qui ruisselait sur son corps. Ornella, installée dans le divan les jambes croisées, attendait qu’elle vienne la rejoindre.
– Bonsoir, Rune.
Rune retira sa serviette et s’installa sur le fauteuil en face.
– Joli bikini, signala Ornella.
– Merci.
La matriarche remit ses cheveux tressés en arrière et se blottit contre le dossier. Elle portait toujours sa robe noire brodée de nombreuse têtes de mort et d’ossements d’un rouge sang. Ses pupilles azurs brillaient d’intensités, de quoi pétrifier toute personne qui se mesurait à elle. Rune n’en faisait pas exception. Elle tenait ses jambes pour ne pas trembler face au courroux de cette femme.
– Tu passes du bon temps ? demanda-t-elle d’une voix chantante.
– Oui, merci. J’ai revu Bardy et son équipe.
Ornella se pencha en avant et lui fit un large sourire.
– Heureuse de voir que tu continues de travailler avec eux… À ta manière.
Rune resta silencieuse.
– Il me semble qu’ils t’ont proposé de les rejoindre ? questionna Ornella.
– Oui, mais…
– Tu as refusé.
Rune sentit son estomac se nouer. Elle ravala difficilement sa salive et attendit qu’elle parle sans la couper. Ornella soupira.
– Écoute, je t’aime bien Rune. Tu nous as rendu pas mal de services et nous en faisons autant en retour. La preuve avec cette maison. Mais tu ne peux pas rester ici et faire cavalier seul.
Rune haussa les épaules et évita son regard.
– Je ne sais pas si je suis prête à…
– Ça m’est égal.
Le ton froid d’Ornella ne laissa pas la place à la discussion. Rune se rembrunit et posa ses pupilles saphirs vers le sol, comme une enfant que l’on venait de gronder.
– Ici, nous faisons équipe. Si tu n’es pas capable d’en faire autant, tu n’as rien à faire sur Avracham.
Ornella se leva et ouvrit la porte d’entrée.
– Si tu quittes cette planète en étant toujours seule, tu ne pourras pas revenir. Qu’on se le tienne pour dit.
Sur ces mots, Ornella quitta sa demeure, laissant Rune dans son désarroi. Elle sentit un flot d’émotion la traverser, entre la tristesse et la colère, elle ne savait pas. Une larme perla le long de sa joue, mais elle l’essuya d’un revers de main. Ce soir, elle allait picoler jusqu’à oublier la visite d’Ornella !
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