07. Le monstre est dans l'arène
Théo
Je regarde l’horloge dont l’aiguille n’avance pas vite cet après-midi. Il est bientôt l’heure de sortir, mais les dernières minutes vont encore s’écouler de la plus lente des manières. Il n’y a personne à la mairie à part Roselyne, et celle-ci ne me donne que les tâches les plus fastidieuses à faire. Là, je dois recouvrir les couvertures de plusieurs cahiers de comptes. Je ne sais pas à quoi ça sert, je ne sais pas si c’est vraiment une demande de la mairie, mais bon, je ne rechigne pas, on me demande, je fais et je ferme ma gueule. Il vaut mieux faire profil bas, pour le moment.
Je suis surpris quand elle s’approche de moi alors qu’il ne me reste que dix minutes à tirer avant de pouvoir rentrer et voir dans quel état je vais retrouver mon chez-moi actuel. J’espère que les déménageurs seront partis. La voisine et surtout sa copine peuvent rester, mais il faut que ce soit calme et rangé, sinon, ça va me perturber, tout ça. Les cartons dans le couloir, ce n’est pas très agréable.
— Oui, Roselyne, dis-je en levant la tête. Une autre mission de la plus haute importance à réaliser ?
— Je me demandais comment ça s’était passé avec Madame Chantal. J’ai vu que vous aviez géré ça avec succès, pour une fois, elle n’est pas partie en insultant tout le monde. Un vrai miracle.
— Ah, c’est pour ça que vous m’avez laissé lui parler ? J’avoue qu’elle en a gros sur la patate, cette femme.
— Elle vient régulièrement râler, en effet. Mais comment avez-vous fait pour la calmer ? C’est bien une des premières fois où ça se passe aussi bien.
— Elle m’a invité à dîner, et plus si affinités, expliqué-je simplement.
— Vraiment ? s’esclaffe-t-elle. Eh bien… C’est une première… Et ?
— Eh bien, j’ai dit que j’y réfléchirai. Elle est toujours séduisante, cette dame. Je devrais me méfier ?
— Elle est juste harcelante avec les employés de la commune, alors je vous laisse imaginer ce que ça peut donner sur un homme qu’elle a mis dans son lit. Mais bon… Vous faites comme vous voulez, hein !
— Qui sait ? Si je la comble, elle n’aura peut-être plus le temps de vous harceler. Vous êtes jalouse, Roselyne ?
— Jalouse ? Non mais ça va pas ! Vous voulez que j’aille me plaindre de harcèlement à Monsieur le maire ou quoi ? Je ne vois pas en quoi vous pourriez penser que je suis jalouse. Mais débrouillez-vous avec Madame Chantal, je m’en fiche totalement.
Je la regarde s’éloigner et continuer à baragouiner toute seule dans son coin. Je me demande si j’ai vraiment touché juste, si je lui plais et que c’est pour ça qu’elle m’évite, ou si, au contraire, elle va vraiment me dénoncer pour harcèlement. J’espère que ça n’en arrivera pas là, parce que sinon, gare à mon matricule. Je range mes affaires et remarque que Roselyne fait tout pour éviter mon regard. Je hausse les épaules et sors pour rentrer chez moi. Cela va être étrange, ce soir, de ne plus être seul dans la bâtisse.
Je traverse la rue et salue les mamies qui sont regroupées sous le porche à côté de la maire. Le club des séniors du village m’observe avec intérêt et je sais que les papotages vont bon train sur moi, même si je n’ai aucune idée de ce qu’ils peuvent imaginer. De toute façon, ils sont forcément loin de la réalité.
Alors que j’atteins le portail de chez moi, je m’arrête net sur le trottoir. Il y a un monstre dans le jardin devant la maison. Une boule de poils blancs est allongée dans l’allée et me regarde, une langue rose immense pendant entre ses dents effrayantes. Je ne sais pas ce que ce chien fait là, mais ça me paralyse totalement. Il faut dire que mon histoire avec ces bêtes est compliquée et pleine de traumatismes. Entre l’enfance, où je me suis fait mordre, et les événements qui ont causé ma fuite, avec des chiens lancés à ma poursuite, j’aime mieux éviter tout contact avec la race canine. Mais là, ça va être difficile de faire autrement, il est là et garde l’entrée. Impossible de rentrer sans le perturber.
Je jette un œil derrière moi et constate que les mamies assises dans leur fauteuil m’observent. Si je recule maintenant, je vais perdre la face, ce n’est pas possible, ça. Il faut que je rentre chez moi, quand même ! Je prends donc mon courage à deux mains et j’avance doucement en appuyant sur le portail qui s’ouvre lentement. Tout de suite, la Bête redresse les oreilles et retrousse ses babines pour dégager une mâchoire vraiment flippante. J’espère qu’il ne va pas réagir plus que ça, mais dès que je mets un pied dans la propriété, il commence à aboyer, en restant à distance pour l’instant. J’essaie de me souvenir de tout ce que j’ai pu lire sur Internet, mais je ne sais plus s’il faut regarder le chien dans les yeux ou justement les éviter si on veut l’amadouer.
— Tout doux, le chien, tout doux. J’habite ici, tu sais ? Je rentre chez moi, j’ai le droit, non ? Je sais, je suis pathétique. C’est un chien. Que peut-il comprendre ? Mais si je ne fais rien, autant prendre mes jambes à mon cou et lui abandonner mon logement. Je fais encore deux pas en avant mais me stoppe net quand le husky se redresse et se met en position de chasse. Là, je suis mal. Très mal, même. J’hésite à rebrousser chemin quand ma voisine sort la tête par la fenêtre.
— Guizmo, ça suffit ! Assis ! lui dit-elle d’une voix autoritaire avant de grimacer dans ma direction. Je suis désolée, il n’est pas méchant, vous savez. Il veut juste garder la maison.
Le chien s’assoit immédiatement, répondant aux ordres de sa maîtresse que je découvre vraiment pour la première fois. Je ne l’ai pas vraiment regardée ce midi, et je le regrette quand je vois maintenant son si joli visage. Par contre, son chien ne bouge pas du milieu de l’allée et garde toute son attention sur moi.
— Il pourrait garder la maison contre les extérieurs, mais il faudrait lui dire que je fais partie de la maison, non ?
— Il garde la maison, mais aussi et surtout sa maîtresse, rit-elle. Vous faites partie de la maison, mais rien ne lui garantit que vous n’êtes pas un vilain qui va s’en prendre à moi, vous voyez ?
Je me dis que s’il y a des vilains, c’est plutôt à moi qu’ils s’en prendraient, mais je ne prononce pas ces pensées tout haut.
— J’ai l’air si dangereux que ça ? demandé-je. Je ne croyais pas donner cette impression. Vous pouvez lui dire de me laisser passer ou je dois rester toute la soirée ici sans bouger ?
— Il ne bougera pas, vous pouvez le contourner, vous savez ? Vous avez peur des chiens ? Je suis désolée, je ne voulais pas vous présenter Guizmo comme ça. J’arrive !
Elle referme la fenêtre et apparaît à la porte quelques secondes plus tard tandis que sa boule de poils se lève et va se rasseoir à côté d’elle.
— Vous voyez, c’est un amour, continue-t-elle en s’accroupissant pour le câliner.
— Je n’ai pas eu de chance avec mes amours passées, dis-je en m’avançant avec précaution. Et je ne savais pas que vous aviez un chien. J’espère qu’il est calme et qu’il n’aboie pas trop, même si ça a l’air mal parti pour ça.
Je peux maintenant davantage observer ma voisine. Elle est mignonne, en fait, beaucoup plus que son amie qui m’a fait du rentre-dedans ce midi. J’adore ses jolis cheveux roux, longs et légèrement ondulés. Elle n’a pas l’air très grande, mais est superbe et surtout, elle assume toute sa féminité et laisse transparaître une confiance en elle très attirante.
— Si vous voulez qu’il vous laisse passer, il va falloir lui faire une caresse, Théo. Sinon, il n’aboie que lorsqu’il y a un problème, et il est plutôt drôle, sourit-elle. Je suis en train de lui apprendre à faire le mort, c’est un très bon acteur.
— Faire le mort, c’est un jeu ? Vous me faites peur, vous aussi. Je suis obligé de lui faire une caresse ?
Je me retiens de lui dire la bêtise qui m’est venue en tête et de lui indiquer que ça ne me dérangerait pas de faire la caresse à la maîtresse.
— C’est… Laissez tomber, rit-elle. Vous devriez essayer de faire la paix avec les chiens, et je vous promets que Guizmo est la bête idéale. Il est tout doux et adorable, hein mon petit père !
— Je peux vraiment m’approcher ? demandé-je en comblant la distance qui nous sépare encore.
— Bien sûr. Je vous promets qu’il ne vous arrivera rien. Le pire qu’il puisse se passer, c’est une léchouille. Ne bouge pas, Guizmo, et dis bonjour à notre voisin, continue-t-elle en s’adressant au chien qui s’assied entre ses jambes en me regardant.
Je surplombe maintenant l’animal et sa maîtresse qui me regardent tous les deux, l’une amusé, l’autre… Je ne sais pas, mais il n’a pas l’air de me vouloir du mal.
— Gentil toutou, hein ? dis-je d’une petite voix en tendant ma main vers lui.
Et miracle, il baisse la tête et se laisse caresser. Mieux, même, il relève le museau et se met à me lécher les mains.
— Vous voyez, une crème, cette bête ! Et si vous êtes gentil avec lui, il vous protégera aussi contre les vilains. Il est cool, mais juste avec ceux qu’il connaît et en qui il a confiance. Vous n’êtes plus un inconnu pour lui, alors normalement, s’il aboie, ce sera pour vous dire bonjour.
Cela ne m’empêche pas de retirer mes mains et de me redresser. Je profite de la vue sur le décolleté de ma voisine qui est particulièrement mis en valeur par nos positions respectives.
— Eh bien, espérons qu’il se souvienne de moi, la prochaine fois. Vous vous appelez Lyana, c’est bien ça ?
— Oui, c’est ça. Je ferai en sorte que Gizmo ne soit pas de ce côté de la cour, promis. Mais les cours privées ne sont pas très grandes et il a besoin de se défouler.
— Oui, c’est vrai, c’est un grand chien. Mais s’il pouvait faire ça quand je ne suis pas là, ça m’arrangerait, annoncé-je en essayant d’esquisser un sourire. J’espère que votre emménagement s’est bien passé.
— Oui, oui, ça va. Disons que les déménageurs, c’est la solution idéale pour ne pas trop en faire. Bon, Suzie est une tornade qui arrange tout à sa façon, rit-elle, je me laisse porter pour le moment.
— Elle est repartie, votre amie ?
— Non, elle repart demain dans la journée. C’est long, pour une tornade, vous savez ?
— J’imagine. Si elle vous dérange trop, envoyez-la chez moi ! Bon, je vous laisse. Bonne soirée.
— Je prends note, me dit-elle en se redressant. Bonne soirée à vous aussi.
Je rentre enfin chez moi et me dis que ma vie vient à nouveau de changer du tout au tout. Maintenant que toute la maison est occupée, je ne vais plus pouvoir me plaindre de solitude et d’isolement. Mais est-ce que je suis prêt à subir autant de désagréments au quotidien ?
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