Le deuxième vol

7 minutes de lecture

« Allez tout le monde au lit !

— Mais, mémé, pourquoi il s’est arrêté comme ça pépé ?

— Parce qu’il conte, comme l’Errant le fit. C’est sur ces mêmes mots que l’Errant se leva et quitta le cercle, accompagné par sa chienne, pour aller se coucher. Maintenant, j’ai dit au lit, pas de discussion ! Comme nous à l’époque, vous entendrez la suite demain soir ! »

⧖⧗⧖

« La quatrième nuit de La Tripade, Sang et Opale étaient côte à côte, au levant, Bleue, au couchant, était toujours plus haute que ses sœurs. Les derniers clans étaient arrivés, aussi il y eut huit cercles autour du feu de joie, lorsque vint le soir.

L’errant se fit attendre, tous s’interrogèrent sur la raison de son absence. Certains mirent en avant son brusque départ de la veille. Le chamane du clan de la tortue émit l’hypothèse où son familier, fâché de la mise en garde que l’Errant avait adressée à Lia, avait décidé qu’ils devaient partir. Un homme du clan de l’épervier déclara que le bivouac de l’Errant, situé non loin de sa tente, était toujours là. Le chamane du clan de l’ours estima qu’il s’agissait d’un procédé pour aviver notre envie de connaître la suite. Que la chienne comme l’Errant appréciait trop notre hospitalité pour nous abandonner si tôt.

Lorsqu’ils arrivèrent, ils s’installèrent dans l’espace libre que nous avions laissé entre Lia et moi. Oushka entreprit aussitôt de m’accaparer. Selon son habitude, l’Errant reprit sans préambule :

“Je suis Areu, j’ai volé la vie de celui qui a mis fin à la mienne ! avait-il clamé.

— T’es pas bien ?

— t’as pris un coup sur la tête ?

— Ça va pas ? Arrête tes conneries ! répondirent les partenaires de Tunois.

— Celui que vous avez connu n’est plus, j’ai volé sa vie, je suis Areu, et je suis votre nouveau chef ! Malobi, je te défie.

— Tu rigoles ?”

Tous comprirent qu’il ne plaisantait pas quand il avança, menaçant, sa grande lame à la main.

Tous les membres de la bande s’écartèrent, persuadés que leur chef allait trancher en deux ce malheureux Tunois pris de folie.

Malobi brandissait sa hache. Areu le regarda droit dans les yeux, il porta un coup d’estoc, qu’aurait facilement pu parer son adversaire, mais le bras de celui-ci retomba, ses doigts s’ouvrirent et lâchèrent la hache. Ce n’est qu’ensuite que la pointe de la lame perfora les chairs, brisa les côtes et déchira le cœur.

Plusieurs de ces combattants aguerris virent que Malobi – le sanguinaire – s’était offert à la lame de celui qui prétendait ne plus être Tunois, aussi s’écrièrent-ils “sorcellerie !” Deux d’entre eux se précipitèrent sur lui.

En ces contrées, on traitait de sorciers ceux qui usaient de magie pour nuire à quelqu’un. Même ces nuisibles craignaient d’être victime de l’un d’eux. Seul le ton, sur lequel était prononcé le mot, permettait de distinguer si l’on parlait d’un sorcier tutélaire ou pernicieux.

Ce n’est point que les deux gaillards, qui se ruaient vers Areu, souhaitaient venger un chef tyrannique, mais ils voulaient se débarrasser d’un sorcier et assurément devenir le chef.

Areu subjugua ceux qui l’attaquaient, mais avant qu’il ne pût en occire le plus proche, la massue d’un troisième larron – lequel s’était subrepticement glissé derrière lui – défonça l’arrière de son crâne, mettant fin au bref séjour d’Areu dans le corps ayant précédemment appartenu à Tunois.

Les armes se tournèrent peu à peu vers celui-ci.

En effet, si tous ces hommes étaient de viles crapules, ils n’étaient pas idiots. Tous avaient entendu la chose qui semblait s’être bel et bien emparée de la vie de Tunois dire : “j’ai volé la vie de celui qui a mis fin à la mienne”.

Le cercle de ses anciens camarades se referma autour de Ratane, mais personne ne voulait porter un coup fatal à la chose qui venait sûrement de lui voler sa vie. Ceux qui étaient en face de lui, l’arme tendue devant eux, fuyaient son regard. Ratane comprit ce qui traversait l’esprit des autres, il démentit l’évidence.

“Je suis Ratane ! C’est toujours moi ! Merde, les gars, déconnez pas !” répétait-il sans fin. Mais personne ne bougeait, ni pour ouvrir le cercle ni pour tuer la chose qu’était devenu Ratane. Allaient-ils rester ainsi pour l’éternité ?

C’est le plus grand et le plus fort d’entre eux, un géant à la peau noire, qui après un certain temps, semblant sortie de son hébétude, recula d’une dizaine de pas et il dit : “Je suis Areu, je ne suis pas dans l’homme que vous encerclez, je suis votre chef. Mon premier ordre est de tuer ce lâche, qui m’a frappé par-derrière !”

Les bandits se tournèrent vers celui qu’ils connaissaient sous le nom de Mataï. L’un hasarda : “mais c’est pas Mataï qu’a tué Tunois, c’est Ratane ?

— Obéissez !” ordonna Areu.

Nul ne saurait dire qui tua Ratane, car l’ordre sonna l’hallali. Ceux dont l’arme était équipée d’une extrémité pointue le lardèrent de coups d’estoc ; ceux qui avaient en main une arme contondante le frappèrent à tour de bras ; ceux dont l’arme ne permettait que des attaques de taille, inutilisables dans cette presse, s’en servirent pour donner des coups.

“Maintenant, vous allez honorer feu les Koukins et Koukines. Vous allez rassembler du bois pour faire un bûcher suffisamment grand pour que chaque corps puisse y être allongé dignement. Vous en ferez un second plus petit pour Luden et Jola qui m’ont chéri et que vous avez massacrés. Je vous les désignerai, ensuite vous implorerez dame Nature pour que le vent souffle vers Krakoa, afin que leurs cendres se mêlent aux siennes.”

Ainsi parla Areu. Il veilla à ce qu’il soit fait comme il avait dit, prit garde que les familles soient réunies, que les enfants reposent entre leurs parents. Il baisa les yeux de Jola et de Luden. Il mit lui-même le feu aux deux bûchers.

Il avait interdit que l’on place les corps de Tunois, Malobi et Ratane, aux côtés de leurs victimes. Il décréta que leurs corps seraient abandonnés aux charognards, ajouta qu’indignes de nourrir les loups – en ces lieux, c’est le nom que l’on donne aux leus –, ils devaient être jetés sur une plate-forme afin que seuls freux, rats et larves d’insectes se repaissent d’eux.

Alors que les hommes exécutaient ses consignes, il s’enquit duquel s’occupait de la bête qui les transportait. On lui désigna un homme des déserts de l’Est, nommé Tonaki. Areu s’entretint longuement avec lui, apprit que l’animal était de l’un des derniers youlous, que Tonaki ne devait sa survie qu’à sa compétence d’youlier. Au cours de cette discussion Areu s’attacha indéfectiblement Tonaki.

Lorsque les rites mortuaires furent terminés, Areu réunit ses hommes et leur tint ce discours :

“Si vous essayez de me tuer, je vous tuerai, comme j’ai tué Malobi. Ou je vous ferais massacrer par vos compères, comme vous avez écharpé Ratane. À moins que je ne vole votre vie, comme j’ai volé celle de Tunois.

N’incitez pas, plus stupide que vous, à me tuer, car je peux voler votre vie, comme j’ai volé celle de Mataï, qui n’était ni meilleur ni pire que vous. Je l’ai choisi parce qu’il était le plus grand et le plus fort. Boudro, n’escompte pas que sous prétexte que vous êtes encore vingt-neuf, il y a peu de chances que je choisisse de voler la vie de la seule femme de la bande, ta vie m’ira aussi bien que celle d’un autre. Vous pouvez me tuer autant de fois que vous le voulez, chaque fois je volerai une vie.

Vous vous en êtes pris aux miens, vous les avez tués. Vous êtes à moi ! Vous m’appartenez ! Vous m’obéirez sans discuter ! Ne tentez pas de fuir, ni aujourd’hui ni jamais. Devrais-je vous poursuivre jusqu’au bout du monde, que je vous retrouverais et vous tuerais ! Votre vie ne serait qu’une angoisse permanente, vous ne pourriez vous fier à personne, à chaque instant, je pourrais être celui ou celle, qui vous soutenait l’instant précédent.

Vous êtes mien, vous êtes ma horde et à compter de ce jour, vous empruntez un nouveau chemin. Nous pourchasserons et éliminerons vos semblables, pillards, assassins, violeurs, tourmenteurs et oppresseurs de tous acabits.”

Ainsi naquit la légende d’Areu le noir, le libérateur.

Après ces émotions, une collation serait la bienvenue !

“Le livre d’Areu le noir” comporte cinquante-six récits. Il vous appartient de décider celui que vous voulez entendre maintenant. Ces récits dans l’ordre chronologique – jusqu’à notre départ –, le premier de ceux-ci, les plus célèbres, les moins connus, le dernier – celui du troisième vol – ou tout autre récit, comme ceux du “livre d’Areu la courtisane”, de celui “d’Areu le navigateur” par exemple ?

On servit à l’Errant, du gravlax de saumon, de la truite fumée et la vodka herbe de bison qu’il avait tant apprécié la veille. Et à sa chienne, un lapin dont on avait prélevé les membres postérieurs et le râble. »

« Comment fait papa pour se souvenir des menus de l’Errant ? susurra Miloula dans l’oreille de sa mère.

— Ho ! mais il ne s’en souvient pas, répondit Lia tout aussi discrètement.

— Ah ! Il improvise.

— Pour Oushka, oui, il improvise. Mais il met dans la bouche de l’Errant ce qu’il aimerait que je lui serve. S’il dit les mots de l’Errant, pourquoi ne dégusterait-il pas les mets que celui-ci savoure et ne se délecterait-il pas des élixirs dont il se désaltère ? Ainsi raisonne ton père, chuchota Lia.

— Et sa marche ? s’enquit Miloula en souriant.

— Je n’ai jamais su lui refuser quoi que ce soit. Sinon crois-tu que tu aurais six frères et sœurs ? »

Annotations

Vous aimez lire scifan ?

Commentez et annotez ses textes en vous inscrivant à l'Atelier des auteurs !
Sur l'Atelier des auteurs, un auteur n'est jamais seul : vous pouvez suivre ses avancées, soutenir ses efforts et l'aider à progresser.

Inscription

En rejoignant l'Atelier des auteurs, vous acceptez nos Conditions Générales d'Utilisation.

Déjà membre de l'Atelier des auteurs ? Connexion

Inscrivez-vous pour profiter pleinement de l'Atelier des auteurs !
0