Retour à Kouki
Dame Nature avait amplement souscrit au souhait d’Areu. Pendant les cinq jours qui avaient suivi le drame, le vent avait soufflé les cendres d’Areu, de ses parents et de tous les Koukins et Koukines vers Krakoa, afin qu’elles se mêlent aux siennes.
Aux environs de Kouki, tout le monde avait entendu parler de la découverte – dans un œuf de dragon décalotté qui surnageait sur une coulée de lave incandescente –, d’une nouveau-née par un couple de Koukins, Luden et Jola. La population circonvoisine était partagée en deux catégories aussi distinctes qu’homme et femme.
Il y avait ceux qui lors d’une visite à Kouki avaient eu l’occasion de croiser le regard de la fillette. Ceux-ci étaient persuadés qu’Areu était une bénédiction offerte à ses parents par dame Nature.
Et les autres, beaucoup plus nombreux. Lesquels avaient entendu cette histoire, de la bouche de Koukin ou Koukine, voire par ouï-dire. Parmi ceux-là, la plupart effectuaient un geste de conjuration lorsqu’ils entendaient le nom Areu.
Une vingtaine de jours, après le saccage, un charroyeur – venu prendre livraison de la commande d’un négociant de la lointaine Dupart – entra dans un village qui avait manifestement été ravagé par les flammes. Ébaubi, il regardait sans comprendre les habitations dépourvues de porte, de toit et de volets, dont les ouvertures béaient dans les murs en pierre de lave. Lorsqu’il eut suffisamment repris ses esprits pour se mouvoir, il descendit de son haquet et entra dans la maison la plus proche, chacune des pièces ne contenait que de la cendre. Il en visita une seconde, une troisième, une quatrième, toutes dans le même état. Ce n’est qu’au sortir de la cinquième qu’il pensa à héler d’éventuels habitants, il s’égosilla en vain aux quatre coins de Kouki, il ne rencontra ni homme ni bête. N’ayant trouvé ni vin ni vigneron, le charretier dut se résoudre à reprendre la route pour Dupart. À la bourgade la plus proche, Brouma, il fit part de sa découverte.
Le chef du village de Brouma, son sorcier et une délégation se rendirent à Kouki, ils firent les mêmes constatations que le haquetier. De retour à Brouma, le chef envoya des émissaires dans toutes les localités environnantes.
Mais qu’avait-il bien pu se passer à Kouki ? se demandait tout un chacun.
Très vite, quelqu’un fit une supposition. Personne ne se souvient par qui – ni même où – avait été émise l’hypothèse, que peut-être, un dragon était venu chercher la fillette !
Un autre mit aussitôt en doute le récit de Luden et Jola, l’œuf était probablement intact lorsqu’il l’avait découvert, c’était sûrement eux qui avaient brisé la coquille, la créature qui se trouvait à l’intérieur avait pris la forme de la première chose qu’elle vit, Jola.
Une femme, plus raisonnable, fit remarquer qu’il était beaucoup plus plausible que le village ait été attaqué par des malandrins que par un hypothétique dragon que personne n’avait vu.
« En connais-tu toi des brigands, qui razzient un village et s’en vont, sans en attaquer d’autres dans les parages ? Pas même un seul ? Et les survivants ou cadavres, hein ? Ils sont passés où les villageois, morts ou vifs ? Tu es montée là-haut, tu as bien vu, il ne reste rien ! lui fut-il rétorqué.
— Si, justement, il y a cette plate-forme à l’extérieur du village, sur laquelle gisent des os, dont trois crânes. C’est un dragon qui a réalisé cette construction et y a déposé des restes d’humains ? s’enquit-elle.
— À l’évidence, les Koukins ont tenté de calmer le dragon par une offrande expiatoire, il s’agit probablement du couple qui avait volé l’œuf et du sorcier, lequel ayant failli en acceptant la créature dans le village s’est sacrifié pour racheter son manquement ! répliqua un sorcier.
— Et le dragon a recraché les os ?
— Tu te crois maline, femme, mais au cas où tu ne l’aurais pas remarqué, la bête ne semble pas avoir accepté le marché. Et avant que tu ne t’interroges, c’est moi qui vais te poser une question. Si tu devais être offerte à un dragon ne préférerais-tu pas que l’on t’égorge – comme le sorcier égorgea les deux responsables de ce malheur puis mit fin à ses jours – avant que le dragon ne te déchiquette ? »
Ainsi naquit la fable de la vengeance du dragon.
Puis elle gagna les cités plus lointaines. Plus le temps passait, plus elle se propageait loin, plus elle s’enrichissait. Du gigantisme de la dracène. Des couleurs rouge et or de ses écailles. De son cri terrifiant que l’on entendit jusque dans les villages les plus éloignés. Comment : à la vue de la bête, Areu se défit de son apparence humaine pour revêtir celle de sa véritable nature. Comment : elle fut la première à cracher du feu sur ceux qui lui avaient accordé l’hospitalité, aussitôt imitée par sa mère. Comment : elles anéantirent toute forme de vie à Kouki. Comment : un terrible dragon se joignit aux dracènes pour ravager tous les villages voisins. Arrivée au port de Villiane, elle relatait que toute la région avait été dévastée. Parvenue au-delà des mers, elle rapportait qu’un pays entier avait été annihilé.
Quelques années plus tard lorsque Areu le noir entendit cette mystification, ce qui persistait de la personnalité de Mataï en lui, transforma la douleur qu’il ressentit en une terrible colère. Il fit rassembler sa horde de plus de quatre cents guerriers et mit le cap sur Kouki. Selon son habitude, il était assis juste derrière le youlier.
« Pourquoi nous rendons-nous là-bas ? Libérateur, demanda Tonaki.
— Tu n’as pas entendu ? Je suis un dragon. Collectivement, vous en êtes un autre. J’ai exterminé la population de Kouki et des villages alentour. Ne convient-il pas de mettre la réalité en conformité avec cette fable ?
— Libérateur, ne risques-tu pas de faire saigner ton cœur, plus que ceux-là mêmes qui savent que la destruction de leurs villages n’est que mensonge.
— Où crois-tu donc qu’est née cette histoire de dragon ? Qui a transformé mes parents en voleurs qui auraient introduit un monstre Kouki ? Et qui serait ce monstre, crois-tu donc ?
— Je ne te parle pas de ceux-là, Libérateur, je te parle de toi, de ton cœur et de tes parents, que te diraient-ils ?
— …
— Le pire que tu puisses faire, c’est donner raison à tes calomniateurs, aurait dit Jola ! Écoute ta mère, aurait renchéri Luden ! Changement de cap, nous reprenons notre route vers la mer. », répondit Areu le loir après un long silence, au cours duquel il fit taire la violence intrinsèque des cellules de Mataï.
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Plus de mille ans après, le village de Kouki n’avait jamais été repeuplé. La fable de la vengeance du dragon avait depuis longtemps été reléguée au rang d’histoire destinée à effrayer les enfants. Mais à chaque fois que quelqu’un se rendait à Kouki, Krakoa grondait, fumait et menaçait de cracher un torrent de lave.
Les vignes avaient été abandonnées, les murs en pierre de lave des habitations persistaient. Les traces de suie, témoin du drame, qui s’était produit ici, avaient depuis longtemps été lavées par les pluies, les ouvertures béaient, la végétation avait envahi certaines demeures.
Lorsque pour la première fois, depuis la mort de ses parents, il revint à Kouki, Areu le sage était dans la force de l’âge, vêtu d’une robe drapée – entre toge et cīvara – beige qui mettait en valeur sa peau cuivrée, ses yeux aussi noirs que ses cheveux tressés en une natte battant son dos. Krakoa ne se manifesta pas.
Il était accompagné d’un homme, plus jeune de moins d’une dizaine d’années, qui conduisait un chariot auquel était attelée une mule. Les deux hommes s’adressaient l’un à l’autre en s’appelant “mon ami”, mais ils parlaient si peu que l’on put croire qu’ils échangeaient par un autre moyen que la parole.
Pendant qu’Areu le sage se recueillait dans la maison de ses parents, son ami attendit à l’extérieur de la maison en flattant la mule. Puis tous deux se rendirent dans les vignes de Luden et Jola. Ils abattirent un pêcher, le débitèrent en planches, qu’ils chargèrent sur le fardier.
En une vingtaine de jours, ils avaient clos et couvert dix-huit habitations. Quelles sciences utilisèrent-ils pour réaliser un tel travail en si peu de temps ? Nul ne le sut.
***
Je suis Ulep Jgeaaēl, lorsque je reçus une invitation d’Areu de sage, je me mis en route toutes affaires cessantes.
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