Quintidi

Ce matin, c’est au tour de la cellule voisine. Je les vois enfin ! Depuis cinq jours que je suis là, je n’avais fait que les entendre. Ce sont sûrement des aristos, des ci-devants.

Ils marchent la tête haute et montent l’escalier sans un mot, sans un regard en arrière, sans trébucher malgré les marches inégales rendues glissantes à force d’usure.

Aurai-je leur courage quand viendra mon tour ?

Saurai-je garder la tête haute, regarder droit devant moi ?

Adopterai-je cet air glacé, hautain, ce regard indifférent et subtilement méprisant ?

Je n’en suis pas sûr, peut-être m’effondrerai-je, pataugeant dans mes propres déjections, tremblant comme la feuille au vent, implorant la Tortue, prêt à toutes les bassesses, toutes les humiliations…

Jour de visite

Aujourd’hui les citoyens Lane, commissaire en second de la commission de la police et des tribunaux, Benoit et Boyenval, redoutables fonctionnaires établissant les listes de proscription, Payan, juré du tribunal révolutionnaire, Dugommier, administrateur de police et Verney, porte-clefs de la maison d’arrêt du Luxembourg, ont effectué une visite en compagnie de personnalités inconnues. Ils ont longuement visité les cellules et surtout discuté à voix haute.

La chaleur encore

Elle me fait délirer et mon esprit vagabonde sur des chemins que jamais je n’aurais voulu emprunter. En écoutant la conversation des gardes, j’ai appris que les derniers Girondins avaient été guillotinés à Bordeaux le mois dernier, que l’Ami du peuple était enfin vengé, car ce sont eux, les Girondins, qui étaient responsables de la mort de Marat, ce sont eux qui avaient armé le bras de la fille Corday pour en faire l’instrument de leur vengeance.

Charlotte Corday fut jugée et exécutée quelques jours après son crime, mais les instigateurs devaient payer.

Justice est faite !

Charlotte !

Tout à coup, mon esprit s’arrête sur ce prénom, Charlotte, à deux portes de chez moi, le plus joli minois qui se puisse imaginer, auréolé de boucles blondes torsadées retombant sur un cou long et gracile.

Derrière ses longs cils, un jour, son regard croisa le mien suffisamment longtemps pour que j’aie le cœur transpercé par ses yeux d’améthyste, lumineux et chastes, son teint de lait, son élégance naturelle… j’en étais bouleversé… passant à ma hauteur, sa mère trouvant qu’elle ralentissait l’allure, la gourmanda lui rappelant qu’elles étaient pressées, qu’on n’allait sûrement pas les attendre longtemps, l’appelant Charlotte.

… Charlotte… !

Je m’arrêtais pour les suivre du regard, au bout d’une dizaine de mètres, Charlotte tourna la tête de manière fugitive et nos regards se croisèrent à nouveau, gravant définitivement son portrait dans mon souvenir comme un camée précieux plaqué sur mon cœur .

Rêverie

Je revois la scène comme si elle avait eu lieu hier. Je revois son joli visage si fin, si pâle, presque diaphane, le soleil printanier jouant avec ses boucles, les passants indifférents, les parfums provenant de l’échoppe du boulanger, son regard limpide et doux, si profond que j’aurais pu me noyer dans ce bleu cristallin que l’on ne trouve, dit-on, que dans les mers du sud… Mon cœur est transporté. Tout à coup, la rue est belle, les gens sympathiques, l’air est doux et odorant.

Je me souviens du parfum, l’alliance du lilas et de la pâtisserie, de la fleur et du gâteau. Charlotte passant devant l’étal du mitron et poursuivant son chemin devant les jardins chargés de lilas. Je revois les fleurs de la couleur de ses yeux…

Cauchemar...

Charlotte Corday a poignardé Marat puis a eu la tête tranchée. Elle avait dit-on vingt-cinq ans.

Je ne la connaissais pas. J’ignore à qui elle pouvait bien ressembler, ne l’ayant jamais vue, mais dans mon esprit, je l’imagine avec le visage et la fine silhouette de ma Charlotte.

Bien que cette idée me soit insoutenable, elle hante mon esprit et je n’arrive pas à m’en débarrasser.

La jolie tête de Charlotte, ensanglantée dans le panier ou au bout d’une pique me réveille parfois en sursaut tout tremblant, ses beaux yeux, sans vie, en perdraient leur couleur.

Cauchemar toujours...

De nouveau les bruits de pas et les rires grossiers des gardes. Soudain, j’ai le cœur broyé comme par une main glacée. Je suis sûr qu’ils viennent me chercher et tente désespérément de cacher le tremblement de mes membres. Je les vois qui descendent les marches et mon attention se fixe sur un détail : ils sont trempés, ils dégoulinent. Il pleut donc dehors ! Je retiens ma respiration. La Tortue les dirige vers ma cellule… puis passe sans s’arrêter… Tout devient noir…

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JI 26/05/18