Un mystérieux larcin
Sœur Catherine s’empara du livre. La Mère Supérieure l’avait bien caché, mais à force de recherche, elle avait réussi à mettre la main dessus ! Elle ne prit pas le temps d’étudier son acquisition et le glissa sous la ceinture de sa jupe, contre son ventre, elle frissonna au contact du cuir froid contre sa peau. La respiration haletante par l’adrénaline, elle remit tous les effets personnels de la Mère Supérieure en place, il ne fallait surtout pas qu’elle se rende compte que l’on était venu fouiller dans sa chambre, cela avait coûté cher à sœur Augustine la dernière fois que…
— Catherine !! Dépêche-toi bon sang ! pressa sœur Odile derrière la porte, sortant la jeune voleuse de sa réflexion.
— C’est bon, je l’ai ! murmura-t-elle tout en se glissant dans le couloir.
Les deux jeunes femmes se hâtèrent de regagner leur chambre. Elles n’avaient plus l’âge de dormir dans la grande chambre commune, mais n’étaient pas assez méritantes pour avoir le privilège d’avoir chacune une chambre individuelle, elles partageaient donc une petite cellule. Ce n’était là pas la seule chose qu’elles avaient en commun : elles partageaient aussi un goût prononcé pour le larcin, aussi modique soit-il. Elles avaient également des yeux et des oreilles partout, rien ne leur échappait ; aucun geste déplacé, aucune médisance, aucun secret ne leur était inconnu et dans un univers de femmes, ces choses étaient légion ! Si bien qu’elles s’étaient forgé une immunité : nulle n’osait s’attaquer à elles au risque de voir son secret révélé.
— Allez ! Montre-moi dont ce livre si mystérieux ! gloussa sœur Odile tout en fermant la porte derrière elle. Toi, tu n’as pas besoin d’être témoin de tout ça ! ajouta-t-elle en retournant le crucifix, contre le mur.
— Ne penses-tu pas qu’il s’est habitué depuis tout ce temps ? demanda sœur Catherine, soudain très sérieuse.
Elles échangèrent un regard appuyé avant d’éclater de rire.
— Ce ne sera jamais aussi dépravé que ce qui s’est passé dans la chambre de sœur Marie-Louise et sœur Marie-Joe ! ricana sœur Odile tout en faisant un signe de croix.
Sœur Catherine imita son geste avant de se mettre à genoux sur le misérable tapis qui séparait leur lit, puis elle sortit le livre de sa cachette. Le cuir s’était réchauffé à son contact, le rendant étrangement agréable au toucher. Sans trop savoir pourquoi, la jeune femme sentit le rouge lui monter aux joues en caressant la couverture de l’ouvrage. Son amie s’installa en tailleur en face d’elle, dévorant du regard leur nouvelle acquisition.
Elles avaient surpris des villageois remettre ce livre à la Mère Supérieure une nuit où elles étaient sorties en douce pour dérober un peu de vin de messe. Les hommes l’avaient enroulé dans une large étoffe de tissu et semblaient bien contents de s’en débarrasser. Elles n’avaient pas tout entendu, mais sœur Catherine avait clairement ouï les mots « péché », « dépravation » et « démon ». La Mère Supérieure avait promis de s’en débarrasser lors des feux de la Toussaint, soit deux semaines plus tard. Il leur avait fallu une semaine pour trouver le bon moment pour le dérober, elles avaient donc une semaine pour le lire et le remettre à sa place.
A présent qu’elles l’avaient entre les mains, elles étaient presque un peu déçues : la couverture était unie, simple, sans la moindre gravure, pas même un titre. Pire, le cuir sombre était de mauvaise qualité, une cicatrice apparaissait au dos ainsi qu’une tache plus sombre. Sœur Catherine caressa une nouvelle fois la couverture dont la chaleur semblait ne pas vouloir quitter le cuir, un frisson parcourut sa nuque. Lasses de lire et de relire la bible ; quel que soit son contenu, cet ouvrage aurait le mérite de les sortir de la monotonie des saints et de leurs injonctions.
— Arrête de le tripoter et ouvre-le ! J’espère qu’il y aura plus que des gargouilles bien bâti dans celui-là !
Sœur Catherine étouffa un éclat de rire, à ses rares heures de libres, son amie s’amusait à trouver et à lui montrer les gravures ou enluminures graveleuses dans les livres saints… et il s’avérait qu’il y en avait plus qu’on ne le pensait ; les moines étaient créatifs !
D’un geste délicat, sœur Catherine défit le lacet qui entourait le livre et découvrit le rabat qui s’étendait sur la face avant du livre, révélant une forme étrangement familière.
— On dirait…
— Oui, mais ça n’a pas cette forme chez le porc !
— Je sais bien, mais pourtant…
Elle caressa du doigt la petite proéminence sombre. Un nouveau frisson glissa le long de sa colonne vertébrale.
— Cela ne peut pas être un d’homme, personne n’a la peau si sombre ! argua sœur Odile tout en touchant à son tour la peau du livre.
— Détrompe-toi, il paraît que dans certains pays très lointains, il y a des hommes à la peau plus sombre qu’en ayant travaillé tout l’été au soleil et d’autres auraient même la peau complètement noire !
— Pff ! Des racontars de marins bourrés !
— Quand bien même, on ne peut nier que la couverture semble être…
— …en peau humaine, oui…
Les deux jeunes femmes échangèrent un regard grave, la malice avait quitté leur prunelle… mais pas la curiosité.
— Vas-y, ouvre-le. Intima doucement sœur Odile.
Le cuir ne grinça pas lorsque sœur Catherine écarta la couverture, dévoilant ses organes faits de feuilles jaunis par le temps, comme s’il n’attendait que d’être lu, avide que leurs yeux se posent sur tout son contenu… et quel contenu ! De nombreux textes dans des langues obscures, rédigés à l’encre brune, irrégulière, des dessins d’hommes et de femmes nues ou découpées, montrant leurs organes avec un regard dérangeant, comme s’ils dévisageaient le lecteur, le jugeant pour oser poser ses yeux sur ce papier. Il y avait aussi de nombreux symboles comportant des cercles, des étoiles, des triangles et autres crucifix inversés.
Les deux jeunes sœurs étaient à la fois émerveillées et horrifiées par les images qui se succédaient sous leurs yeux, il était hors de question de le refermer sans en avoir dévoré toutes les pages ! Quand elles parvinrent finalement à une double page riche en enluminures brunes représentant flammes et démons aux membres fièrement dressés, comportant pour une fois un texte dans une langue familière. Sœur Catherine s’apprêtait à poursuivre la découverte des pages suivantes, mais sœur Odile retint son poignet tout en tournant un peu le livre pour mieux profiter de son contenu.
— Hé ! Attends ! T’es plutôt bonne en lecture et en latin, lis donc ce passage !
L’intéressée fit la moue.
— T’es sûre de toi ? Un livre avec des démons ? Livre dont la couverture est en peau humaine, ça ne t’inquiète pas un peu ? répondit-elle sans grand enthousiasme.
— Oh ! Allez quoi ! Fais pas ta sucrée comme ça ! Fais-le et je fais tes corvées de demain matin en plus des miennes !
L’opportunité de dormir un peu plus longtemps le lendemain finit par séduire la jeune religieuse qui reprit l’ouvrage face à elle pour étudier le texte. Elle finit par ricaner.
— C’est une reprise de Ut queant laxit resonare fibris, légèrement modifiée !
— « Le solfège est une œuvre du Démon ! », comme dirait soeur Agathe ! se moqua sœur Odile. Bon allez, lis-le, cesse de te faire prier !
Enhardie par l’enthousiasme de son amie et l’aspect innocent de ce texte, sœur Catherine se mit à réciter avec ferveur :
— Ut queant laxīs
resonāre fibrīs
Mīra gestōrum
Uncubi laudarum,
Solve pollūtī
labiī reātum,
Nocten spiritus Lilū (1).
— Amen ! conclu sœur Odile pour parfaire le blasphème jusqu’au bout.
Elles s’esclaffèrent simultanément, satisfaites de leur attitude rebelle.
L’instant d’allégresse ne dura pas.
(1) mes cours de latin datent d'il y a plus de 15 ans, alors soyez indulgents x) si vous avez des corrections à proposer, je suis preneuse !
texte original et sa traduction :
Ut queant laxīs resonāre fibrīs
Mīra gestōrum famulī tuōrum,
Solve pollūtī labiī reātum,
Sāncte Iohannēs.
Pour que tes serviteurs puissent chanter à pleine voix
les merveilles de ta vie, efface le péché
qui souille leurs lèvres,
bienheureux Jean !
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