Chapitre V
Cette mésaventure n’apporta pas que du négatif. Au contact de Maria, un nouvel univers s’ouvrit à moi, celui de la beauté, de l’esthétisme et de l’appréciation physique des choses. Là où je ne voyais auparavant que des champs, je discernai soudain les courbes des valons, les nuances de jaune et d’orange ainsi que les mille senteurs qui émanaient de cette terre fertile. Ce pays de mon enfance vibra à travers moi comme jamais auparavant. Un amour charnel et sincère supplanta alors le sentiment d’habitude que j’éprouvais à son égard. L’Andalousie n’était plus qu’une région sur une carte et l’Espagne acquit alors une substance en plus de son histoire. La nation se matérialisait sous mon regard neuf et je compris aussitôt qu’on ne pouvait pas la résumer à une simple idée. J’admirai sa magnificence. Ses villages, ses églises, ses collines, ses maisons ; tout cela constituait autant de parties d’une seule et même entité. Mon amour envers ma patrie s’en trouva décuplé. Fort de ce nouveau point de vue sur le monde, je redécouvris jusqu’aux corps de ceux que j’avais toujours connus.
Les chevelures brunes de ma mère et de ma sœur m’apparurent dans toute leurs clartés, comme si le noir de l’ébène s’illuminait. Je les trouvais belles. La première penchait toujours la tête sur la droite quand elle nous regardait ; elle voyait toujours en nous ses enfants du premier jour. Isabel, pas encore bien grande, lui répondait avec la mimique opposée, levant sa petite bouille sur la gauche. Je pense que, d’instinct, elles saisissaient ce décalage et cela les faisait rire sans raison apparente.
Je notai le teint clair de Carlos et ses larges épaules. Je le retrouvai le plus souvent attabl, un livre à la main. Sa large carrure surplombait sans cesse tous ces ouvrages qu’il dévorait sans jeûne. Ils devenaient si petits par rapport à son ombre que cela donnait l’impression d’observer un viking ayant récemment troqué la hache pour la plume et s’attelant difficilement à cette paisible occupation. Il possédait sans doute les traits les moins en accointance avec son tempérament.
Je décelai chez Juan une démarche différente de celle du reste de la fratrie, plus délicate je dirais, ainsi qu’une voix chaleureuse, dont le seul timbre nous imprégnait du flegme qui l’habitait sans cesse. Notre particule s’exprimait bien mieux à travers lui qu’à travers nous autres, comme s’il avait hérité de toute la sophistication de nos ancêtres.
Mon père en personne m’apparut sous un angle différent. Sa taille, son tronc en triangle inversé, ses tempes et ses pommettes marquées. Sa mâchoire à l’allure toujours serré donnait l’impression qu’il se retenait sans cesse d’éructer, comme si son mutisme ne servait qu’à étouffer une colère permanente. Après avoir noté cela, je m’attendis à le voir hurler à chaque fois qu’il ouvrait la bouche. Pourtant, jamais je ne ressentis une pointe d’exaspération, de dépit ou même d’irritabilité émanant de lui. S’il couvait la moindre tempête, il l’avait mâtée il y a bien longtemps et ces traits n’étaient que la trace, presque archéologique, de cette lutte qu’il avait jadis menée et remportée.
Je me surpris à redécouvrir ma propre personne, son corps à tout le moins. Je n’y avais jamais réellement songé ni prêté attention. Je me savais châtain, bronzé et aux yeux marrons. Tout adolescent s’inquiète de savoir s’il est beau. Avant les premiers amours, les premières envies, on ne s’en soucie pas. Puis, tout d’un coup, cette pensée surgit. Ensuite, elle ne nous quitte plus. On se découvre alors sous un jour neuf, on essaye de se mettre à la place de l’objet de ses désirs et l’on se demande si la réciproque relève du probable, de l’hypothétique ou de l’impossible. Ma chevelure claire et fine couvrait un crâne bien rond avec en son centre un nez aquilin et une mâchoire pas assez large à mon goût. Je me trouvais une ressemblance avec un œuf. Heureusement, je possédais de belles dents blanches, des sourcils fins un tantinet plus clair que mes iris, ce qui avait tendance à renforcer la profondeur de mon regard, et des joues creuses, juste ce qu’il fallait. Après un examen approfondi devant la glace, que j’effectuais emprunt de gêne tel un piètre Narcisse, j’estimai avoir mes chances avec Maria mais jurai de compenser les imperfections de mon physique par une morale et un comportement exemplaire à chaque instant. Mon engagement dans la phalange lui prouverait ma valeur.
Naïf et jeune, j’ignorais encore que ce qui plaît aux femmes chez les hommes diffère de ce qui plaît aux hommes chez les autres hommes. Mais j’estimai trop la belle pour ne pas chercher à me hisser à son niveau. Sa bonté, son intelligence et sa gaieté m’avaient charmé et je devais au moins posséder autant de qualités pour pouvoir la mériter. Le mérite en amour, voilà encore une idée bien masculine. Le mérite en toute chose d’ailleurs. Mais à cette époque, j’y croyais.
Certains indices auraient dû me mettre la puce à l’oreille. À commencer par ces ouvriers que je remarquai enfin à l’aune de la nouvelle contemplation de mon univers. Voutés à longueur de journée, harassés par le soleil et dégoulinant de sueur, je commençai par détourner le regard. Il ne fallait pas. Je me forçai à embrasser la beauté comme la laideur de tout ce qui m’entourait. Ces ombres qui parsemaient l’arrière-plan de ma vie acquirent à leur tour une texture, une individualité. Auparavant, ils ne représentaient que des concepts à mes yeux. Untel œuvrait en tant qu’ouvrier, un autre en tant que manœuvre. Leur fonction suffisait à les définir. Plus maintenant. Leurs muscles tendus et sans cesse éprouvés me sautèrent au visage, la jeunesse de certain m’abasourdi et les femmes suffoquant sous le soleil de midi m’épouvantaient. Comment un ciel si bleu pouvait-il planer au-dessus de tant de malheurs sans rougir de honte ? L’Espagne ne gratifiait de ses bienfaits qu’une moitié de ses enfants tandis que l’autre trimait sans cesse, comme si la beauté du pays se nourrissait de celle de ses habitants.
Lorsqu’on ôte des œillères, on s’attend à ce que la vision qui s’ensuit se révèle magnifique et harmonieuse. Hélas, la vérité nue s’exhibe toujours en demi-teinte. Elle ne nous déçoit jamais totalement mais elle ne nous comble pas complétement pour autant. On découvre simplement une énième nuance de gris qui se rajoute aux mille que l’on connaissait déjà. L’idéal, en bien comme en mal, ne se trouve pas ici-bas et on peut en venir à préférer l’Enfer plutôt que cette morne réalité, si l’on ne renonce pas assez tôt à cette quête d’absolu présente en chacun de nous. Si la Providence le veut, cette soif s’étanchera dans l’au-delà. D’ici là, tâche nous est donnée de clairsemer un tant soit peu cette brumaille omniprésente qui parsème nos vies. Je poursuivis ce but durant toute mon existence.
Et, à leur tour, mes idées balbutiantes trouvèrent matière à s’incarner. Toutes les sections de la région s’étaient données rendez-vous au grand théâtre de Cordoue pour la venue de celui qui n’était encore qu’un nom à mes oreilles, des caractères sur du papier, au mieux des photos sans couleurs, José Antonio Primo de Riveira. Son aura le précédait. Aussi bien dans l’ABC que dans Arriba, lui seul conjuguait nationalisme et lutte contre le paupérisme, lui seul comprenait qu’on ne pouvait pas redresser l’Espagne sans relever les espagnols. J’avais hâte de l’entendre, d’évaluer s’il discourait aussi bien qu’il écrivait.
Après tout, la parole dépourvue de chair reste souvent lettre morte. Pourquoi sinon le Seigneur nous aurait-il envoyé son Fils ? L’Homme ne peut pas se contenter de pages noircies pour appliquer un dogme ; il lui faut des exemples, des prophètes, des chefs ou n’importe qui capable d’incarner le message. Sans cela, il demeure à l’état de traité de philosophie moisissant dans les bibliothèques de quelques érudits allergiques à l’action. Combien de vérités nous demeurent invisibles car la plume qui les rédigea ne trouva nulle bouche pour les réciter ?
Primo de Riveira avait résolu le problème : Il montait au créneau en personne. Quel meilleur avocat d’une thèse que son auteur ? Une question demeurait : le tribun transcenderait-il ses propres idéaux ou les enterrait-il dès la première note ? Les choses les plus sensées perdent bien souvent de leur attrait entre les lèvres de mauvais orateurs tandis que les bons en profitent pour inonder les oreilles de sottises. La république s’y connaissait dans ce registre. Je ne prétends pas que la forme surpasse le fond, j’affirme qu’elle seule compte et que des inepties bien dites l’emporteront systématiquement sur de bons arguments mal formulés. On amadoue plus aisément le cœur que le cerveau. Je priai donc pour que celui qui avait charmé le second y parvienne avec le premier.
Je me rappelle qu’avant son intervention, nous eûmes droit à quelques politiciens de second rang. De quoi parlèrent-ils ? Sans doute du pays et de ses problèmes. Rien de mémorable en tout cas. Puis vint le tour de Primo de Riveira. D’un seul élan, toute notre cohorte se leva et le salua, bras braqué vers le ciel. Je me serais cru de retour dans la Rome antique où les légions saluaient leur imperator. En uniforme, les doigts pointant vers le soleil, le monde paraissait à notre portée. Il suffisait de tendre la main pour le décrocher. La communion d’autant d’individus dans un groupe uni et soudé vous confère des ailes et vous rend invincible. De l’extérieur, on nous prenait pour des fanatiques arriérés, de l’intérieur, nous nous égosillions et nous effleurions l’extase, une extase saine, collective, emplie de force et de puissance.
La démonstration pouvait paraître d’autant plus loufoque que le personnage que nous acclamions ne payait pas de mine ou, plutôt, on ne se serait pas attendu à le voir diriger un tel mouvement. Il ressemblait à l’un de ces bourgeois bien sages, propres sur eux, timides et discrets. Sa tête un tantinet ronde inspirait davantage la mollesse que la crainte et son regard ne dégageait pas grand-chose si ce n’est une profonde indifférence. Pourtant, dès les premiers mots, il dissipa tous mes doutes. Sa tonalité nous assurait de sa totale conviction et il employait toujours les mots justes. On aurait juré que c’était la voix d’un autre corps qui s’exprimait à travers lui. Il enchainait les diatribes à l’encontre de tous nos opposants, c’est à dire quasiment tout le monde. Tous les bords tous y passaient :
"Les partis de gauche prétendent se préoccuper du social ; mais en plus de cela, même en cela, ils sont totalement inefficaces, parce que leur politique désarticule un système économique, et ne fait rien pour améliorer le sort des humbles. Les partis de gauche exercent une politique persécutrice, matérialiste et antinationale.
Et les partis de droite, au contraire, utilisent un vocabulaire patriotique, mais ils sont pleins de médiocrité, de lourdeur et n'ont pas la volonté réelle de remédier aux injustices sociales".
En trois phrases l’intégralité de mes convictions se voyaient résumées et même clarifiées. Il dépassait le stade du simple démagogue pour flirter avec celui du poète. Ses mots sonnaient harmonieusement, les syllabes se répondaient entre elle et ses sermons acquéraient, par le filtre de son timbre, des aires de prophéties. Je me souviendrai toujours de cette phrase qui résumait à merveille l’état de l’Espagne d’alors :
« La vie espagnole est opprimée entre une couche d'indifférence historique et une couche d'injustice sociale ! En haut, l'Espagne renonce chaque jour un peu plus à sa place dans le monde ; en bas, elle subit l'existence de foules affamées et exaspérées ! »
Et de conclure, de façon aussi claire que concise :
« La patrie ne sert à rien si elle n’est pas sociale, le socialisme est inatteignable sans patrie ! »
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