Chapitre VI

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Mes mains s’agitaient toutes seules, comme celles de tous les autres. Nous hurlions le nom de Primo de Riveira. À travers lui, l’évidence avait frappé nos tympans. Nous ne pouvions que l’ovationner. J’avais quinze ans et je ne doutais plus de rien. Pendant quelques instants, j’aurais bravé les enfers sans hésiter avec mes compagnons et cet homme pour guide. Presque en trance, nous entonnâmes alors le Cara al Sol et acclamâmes une dernière fois notre chef.

Nous avions de l’énergie à revendre et ce fut sur les rouges qui nous attendaient le soir venu que nous nous défoulâmes. La bagarre s’avéra plus violente qu’à l’accoutumée. Toutes les sections environnantes nous avaient rejoints mais celles d’en face aussi. Toute la racaille marxiste s’était donnée rendez-vous ici et nous nous en serions voulu qu’ils aient accompli tout trajet pour rien. D’une certaine façon, il s’agit là de la première véritable bataille à laquelle je participai. Cent contre deux-cents. Notre légion contre leur horde, leurs couteaux contre nos poings. Qu’importe. L’ivresse n’était pas redescendue et j’aurai pu affronter un tank à mains nues.

Je m’en sortis mieux que les fois précédentes. Tout juste quelques contusions tandis que je mettais mon premier communiste au tapis. Une grosse baigne dans la mâchoire. Je souris encore lorsque j’y repense. La fierté venait s’ajouter à la ferveur du moment. Je n’oublierai jamais la tête de ce jeune. Il devait avoir vingt ans. Il affichait une mâchoire carrée et un visage de jouvenceau surplombé par une toison noire mais arborait également des cernes marqués ainsi que les mains calleuses d’un quinquagénaire. Il appartenait au monde de ceux qui se tuaient à l’usine pour essayer de vivre. Ce monde, je ne le connaissais pas. Je ne le connais toujours pas. Mais, du peu que j’en ai entraperçu, je trouve le travail des champs infiniment plus enviable que ces tâches de machines que l’on confie à des hommes. Au moins, au grand air, le vent caresse-t-il les épaules de ces forçats et leur apporte un peu de réconfort. Dans les salles lugubres et noires de ces manufactures qui avalent les ouvriers pour recracher des objets, le Ciel en personne demeure aveugle aux souffrances qui y règnent.

Leur désespoir expliquait leur égarement, il ne l’excusait pas. Sans dieu vers qui se tourner, ils se dévouaient corps et âme à l’idole rouge. Ils allaient jusqu’à lutter contre leur propre pays, pourtant clef de leur salut. Ils ne reculaient devant rien. Ils leur suffisaient d’affubler du nom de « fasciste » ou « social traître » pour justifier le meurtre de n’importe qui. Un ennemi de l’Humanité ne possède aucun droit et cette dernière s’en trouvait remplie. L’URSS avait donné l’exemple à imiter : il leur fallait tuer, encore tuer, toujours tuer. Les bourgeois, les clercs, les soldats, les notables, les gardes civils, tous ceux qui ne portaient pas une faucille ou un marteau. Ce soir-là, deux des nôtres finirent à l’hôpital et l’un d’entre eux, attint à l’aine, faillit se vider de son sang. Si nous ne les avions pas repoussés, il serait mort. Les politesses au canif, ça laisse des marques. Et encore, nous n’atteignions pas le niveau de Madrid où les explications se faisaient à l’arme à feu.

On m’avait préparé à ça. Dès mon incorporation en fait. Je me rappelle la première chose que m’ait dite Alfredo, le frère de Maria, avant que je ne rejoigne les rangs :

« Si tu t’engages, faut que tu te sentes prêt à donner des coups mais surtout à en recevoir. Sans broncher. Sans geindre. T’as pas intérêt à déshonorer l’uniforme. Sur le terrain, on ne blablate pas. Les débats, ça ne sert à rien. Y a qu’à voir les cortes. Rien qu’un spectacle pour bourgeois. En face, ils le savent comme nous. Du coup, on se tape dessus. Avec nous, tu pourras lire, tu pourras parader, mais tu devras te battre et te battre bien. Alors, toujours motivé ? »

Il s’était montré plus qu’honnête. J’acquiesçai en prenant soin de cacher les doutes qui m’habitaient. Je ne regretterais pas. Je découvris une seconde famille, unie par des idées communes mais, surtout, par les innombrables rixes que nous menions ensemble. Alfredo nous dirigeait de l’avant. Il prenait un malin plaisir à cogner ou être cogné le premier. Sa moustache et sa carrure lui donnaient des airs de benêt qui ne lui seyaient guère. Pas quand on le connaissait en tout cas. Dans le local, il occupait un vieux fauteuil vert, comme un grand père, les yeux rivés sur un livre. Lequel déjà ? Maudite mémoire ! Je ne m’en souviens que d’un. Du coup, lorsque je me repeins le tableau de notre joyeuse confrérie, il lit systématiquement le Cid de Corneille. Qu’importe la saison. Comme s’il ne parvenait pas à en déchiffrer les signes. Le côté benêt ne lui allait pas si mal tout compte fait.

À côté, toujours à discuter politique, accoudés au comptoir, se tenaient Ricardo et Marco. Jamais d’accord entre eux. Ils adoraient confronter leurs argumentaires. Cela ne les dérangeait pas de défendre des positions inverse de la veille pour peu que cela leur permette de pousser une gueulante l’un contre l’autre et d’aiguiser leur rhétorique ou au moins leurs cordes vocales. Puis, à un moment, ils se taisaient, plantaient leur regard l’un dans celui de l’autre puis soupiraient avant de sortir se payer un godet.

Généralement, Esteban et Sergio entraient à ce moment-là. Les figurants qui gardaient l’entrée. Ils prenaient alors la place des deux précédents et jouaient aux cartes ou aux échecs. Ils s’ennuyaient à leur façon avant la prochaine bastonnade. J’avoue que je ne leur ai jamais trop parlé. Dans ma tête, ils avaient rejoint le mouvement parce qu’ils aimaient la tenue et la baston. Si les suppôts des soviets avaient décidé de miser un peu plus sur l’élégance, ils auraient pu les rejoindre.

Au milieu de ces quelques éléments stables, gravitaient tout un tas d’étrangers de passage. Parfois en uniforme, parfois non. Ils ne m’intéressaient pas. Sauf Maria. Je passais mon temps à parler avec elle lorsqu’elle descendait nous voir. En fait, j’en rêvais. La plupart du temps, je la contemplais juste. D’ailleurs, si elle m’avait révélé des tendances anarchistes, l’aurai-je suivi ? Je ne pense pas. Je suis heureux qu’il n’en fut rien. Quand j’y songe, ce lieu ne m’évoque que des belles images.

Quel dommage que nous n’ayons pas eu de Velasquez pour nous immortaliser. Son clair-obscur aurait parfaitement correspondu à ce sous-sol mal éclairé. À gauche, en arrière-plan, il aurait représenté Alfredo, affalé sur son trône. S’il avait adopté un style taquin, il aurait pu le montré la mine froncée, presque contrariée devant son ouvrage, ouvert à la première page visiblement depuis des heures. Au fond à droite, Ricardo et Marco sortiraient par le petit escalier, agitant leurs mains dans tous les sens et se postillonnant à la face mutuellement dessus. À peine plus près, venant de croiser les comparses, Esteban et Sergio s’essuieraient le visage, couvert de sueur ou de crachats selon l’interprétation du contemplateur. On verrait Le premier sortir un tarot de sa poche sans même consulter son camarade. Pour ma part, je me serai vu dans un des coins inférieurs, discret, contemplant le centre du tableau : Maria, placée juste en dessous de notre unique ampoule, au premier plan. Elle s’entretiendrait avec Paula restée dans l’ombre. Comme moi, le spectateur ne pourrait détourner son regard du phare de la toile et le reste de l’œuvre ne servirait au fond que de remplissage.

Cette petite cave représentait pour moi une sorte d’oasis de quiétude et de calme perdue au milieu du tumulte ambiant. Quel chaos que ces années où les assassinats se répondaient les uns les autres... Pour un nationaliste, deux anarchistes puis quatre blancs. L’Histoire a retenu que la guerre civile commença en 1936, à croire que tous les morts la précédant ne constituaient que de malheureux accidents, à ranger dans le même tiroir que ceux de la route. Comme si jusque-là nous vivions dans la paix et dans l’insouciance. Ridicule ! En ce temps-là, on tuait pour des slogans, pour une croix ou une carte. Cela se jouait à petite échelle, certes, mais nul ne pouvait s’engager dans l’arène politique sans risquer de finir comme les gladiateurs d’antan. Et encore, ceux-là au moins rendaient l‘âme percés de face. Nos bagarres de rue relevaient presque de la joute sauf qu’à cette époque, les chevaliers d’en bas obéissaient aux brigands du dessus.

Ceux-là parlaient. Ils parlaient bien, mais ne faisaient que ça. À les entendre, l’Espagne n’avait besoin que de leur bon patronage pour se sortir du marasme dans lequel elle se vautrait chaque jour un peu plus. Les Azaña, les Negrin, les Gil-Robles, les Leroux. Des charlatans dont la moitié se retrouva sanctifiée par la guerre civile. Comme s’ils n’étaient pas les premiers responsables, les premiers coupables du carnage qui survint. Il fallait les entendre palabrer et lire leurs discours pour se convaincre de leur existence. En dehors des journaux et de quelques radios, ils n’existaient tout simplement pas. Une chaise eut rempli leur office avec autant de brio. Ils contemplaient leur pays s’embraser et espérait éteindre l’incendie grâce au seul air qu’ils brassaient.

En plus, ces gens se déclaraient chantre de la république. Des mots ! Je l’ai vue, moi, cette république à l’œuvre en 1936, lors de ces fameuses « élections ». Mascarade serait un faible mot pour qualifier cette comédie. Pendant les semaines qui précédèrent l’évènement, pas une journée à Cordoue ne se passait sans que je ne me batte avec des marxistes, véritables apologistes du droit de vote tant que leurs opposants restaient à la maison. Il fallait bien qu’ils se reposent avant les camps. L’URSS était trop beau modèle pour qu’on se passe de l’imiter. Ils prévoyaient d’ailleurs le même genre de suffrages universels que ceux qui y régnaient alors. Ils intimidaient et menaçaient toute personne trop bien habillée pour voter comme eux.

Naturellement, nous nous élevions contre cette tyrannie en marche. Terminé le temps des bagarres avec de simples nez cassés. Je vis des gens se faire saigner sous mes yeux. Heureusement, aucun que je connaissais. Trois jours avant le jour fatidique, on ramassa deux corps dans la rue Alonso el Sabio. J’aurai pu être un de ceux-là. Grâce à Dieu, je réchappai de cette rixe avec de simple hématomes. Tels étaient les arguments des rouges auxquels nous n’avions d’autre choix que de répondre. Pas moins de quarante morts et des centaines de blessés survinrent pendant la campagne, tous bords confondus. Ces seuls chiffres auraient suffi à invalider n’importe quel scrutin. Mais pas ici.

Et encore, il ne s’agissait que d’un détail par rapport à la farce qui s’en suivit. On prit prétexte d’un jour d’apaisement pour tout justifier. On vota dans le calme, on dénombra dans la confusion la plus extrême. On annonça la victoire de la droite, puis de la gauche, on forma un gouvernement en plein recomptage, on annonça de nouveaux députés, toujours du même bord, avant la fin des dépouillements. Le président Valladares démissionna au milieu du chaos le plus extrême, dépassant de loin les records de lâcheté jusque là atteints. Les communistes descendirent dans les rues pour en découdre et imposer leur parti, le Front Populaire profita de cet appui pour proclamer son gouvernement, nommer sa propre commission de validité quant aux décompte des voix, rejeter tous les recours et chanter les louanges de ce grand moment de démocratie. Évidemment, puisqu’il s’agissait de la leur.

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