Chapitre VII
Depuis notre maison, toute ma famille écoutait abasourdie les revirements de ces quelques jours. Jamais je n’avais entendu ma mère prier avec autant de ferveur et de panique. Pas une journée ne se passa sans qu’elle ne se rendît à l’église. Mon père, collé au poste, conserva une mine grave, le poing sans cesse serré, mais n’alla pas plus loin, égal à lui-même. « On verra bien » fut son seul commentaire. Seul Carlos semblait un tantinet excité par ces perspectives. À l’époque, je pensais que c’était sa façon d’exprimer sa déception. De mon côté je fulminais. Je refusai de rester prostré dans ma campagne tandis que les engrenages de l’histoire s’actionnaient sous mes yeux. Ma mère m’interdit de partir, trop effrayé par tous les bruits qui couraient. Qu’importe, un homme doit savoir prendre sa vie en main le jour venu et il s’agit pour moi de celui-ci. J’enfilai ma tunique noire et rejoignis aussi vite que possible mes camarades, bien décidé à ne pas laisser le coup d’état rouge passer. Par une nuit étoilée d’hiver, je pédalai à toute vitesse vers Cordoue où, j’en étais persuadé, mon destin m’attendait.
Le local était en ébullition. Tout le monde voulait en découdre, tout le monde s’insurgeait, mais nous étions les seuls. À notre grand désarroi, le calme régnait dans les rues, nous avions lutté et nous avions perdu. L’Espagne avait perdu et les espagnols, d’une façon ou d’une autre, en payeraient le prix. Passés quelques discours vindicatifs de Ricardo et Marco, l’apathie nous gagna à notre tour. Nous avions trop combattu ces derniers pour remettre ça la défaite passée. Ne nous restait plus qu’à boire le calice jusqu’à la lie. Jamais je ne me sentis aussi impuissant. Ces nuits-là, je bus sérieusement pour la première fois. Le locale se retrouvait noyé sous la morosité et même les rires fusaient aigres. L’avenir s’effondrait sous nos pieds et nous attendions avec appréhension ce qui allait suivre. Quel genre de soviétisme allait s’abattre sur nous ? Nous prophétisions sur les nouveaux crimes que la république allait commettre. À coup sûr, on démolirait les églises, on confisquerait les champs, on provoquerait la famine et le désert du Maroc deviendrait une nouvelle Sibérie. Nous sombrions à l’état de spectateurs passifs et impuissants de notre propre avenir. Un jour plus tôt, nous nous voyions Cid délivrant l’Espagne et nous nous retrouvions finalement poivrots à couler avec elle.
Une profonde apathie me gagna. Je négligeai mes études plus encore que d’habitude, la vie me paraissait sans saveur et seuls mes quelques moments avec Maria me sortaient de mon marasme. Elle ne paraissait pas affectée par la situation. La vie lui seyait trop bien pour qu’elle ne lui sourît pas en retour. Cependant, je ne me souviens que de ça : de ses rires. Quelle tête faisait-elle ? Quels mots employait-elle ? Le brouillard qui embrumait ma tête ne s’est toujours pas dissipé. Mes souvenir restent floutés par mes larmes, des larmes qui inondaient mes yeux car je refusais de les laisser couler au grand jour. Mais Maria, elle, que ressentait-elle ? Qu’éprouvait-elle alors ? Elle se moquait pas mal de la phalange. Elle ne venait que pour son frère. Et pourtant, je ne peux m’empêcher de penser qu’elle avait fini par nous apprécier, nous, cette bande de voyous bagarreurs et idéalistes. Sans doute suis-je en train de le rêver, mais j’ai l’impression de me remémorer une pointe de tristesse émanant d’elle, un léger trémolo dans la voix qui ne provenait pas d’une quelconque empathie envers le parterre de lourdauds déconfits qu’elle réconfortait tant bien que mal.
Elle devint peu à peu mon seul réconfort et je me pris à rabattre sur elle les ambitions que j’avais perdu pour la politique, pour mon pays et pour moi-même. Au cours de cette petite semaine, j’avais été témoin de ma propre décadence. Plus de sport, plus d’étude et même plus de lettre pour Fernando. Il me fallut me raccrocher à un ilot de bonheur, à un ilot d’estime et je ne trouvai qu’elle, Maria. L’amour est ce besoin primal qui surgit lorsqu’on a tout perdu. J’avais grand besoin d’amour. Curieux qu’un même mot recouvre à la fois le sentiment le plus vile et le plus noble. On peut aimer comme le chat aime la souris ou bien comme le Christ aime l’Homme. Hélas, je m’apparentais plus au félin.
Désespéré comme on peut l’être à seize ans d’un jour éprouver à nouveau le bonheur, je tentai de le saisir au plus près et au plus évident. Un soir, alors que nous fermions le locale, j’essayai d’embrasser Maria. Je choisis le moment où je faisais plus peine à voir et où j’avais atteint le périgée de mon existence, pour tenter ma chance. Quel idiot ! Quel imbécile ! Je ressens encore la honte de ce moment alors que j’écris ces lignes. La raison m’avait déserté, remplacée par un instinct primal aussi peu affuté qu’un couteau à beurre.
Naturellement, elle se recula et me rejeta. Mon état lamentable ne plaidait pas en ma faveur et pitié et attirance font rarement bon ménage. Je n’insistai pas. Quelque part, je souhaitai que ma débâcle intérieure soit complète. Je voulais tuer tout espoir, toute éventualité de bonheur pour parachever ma condition d’être brisé. Qu’y cherchais-je ? Sans doute un peu de fierté, ou plus probablement un peu d’absolu dans un monde qui me paraissait plus médiocre et terne que jamais. Je poussai jusqu’à l’absurde ce romantisme qui sommeille dans le cœur de tout jeune homme. La victoire sans ombre ou la défaite totale, l’entre deux n’existait pas. Gênée, elle m’abandonna. Avant de refermer la porte, elle me lança : « Tu verras dans un mois ou deux ça ira mieux ». Le problème quand on n’a pas vingt ans, c’est qu’on vit tout pour la première fois et donc qu’on n’a aucune idée de comment cela se terminera. Toute peine paraît éternelle et tout chagrin sans issu.
Heureusement, mon orgueil m’ordonnait de me relever. Je n’allais pas m’affaisser pour les résultats d’un suffrage quand d’autres gardaient la tête haute sous la mitraille. Mon penchant naturel pour l’histoire ressurgit et, dans un sursaut d’amour propre, je troquai le verre contre le livre. Je relus avec attention notre histoire et réalisai que, par rapport aux défaites de Guadalete, de Rocroi ou de Burgos, celle de 1936 relevait de l’anecdote. L’Espagne avait survécu à cent guerres, elle survivrait bien à une élection. Comme d’habitude, elle se relèverait et moi aussi dans son sillage. Non. Je devais me redresser avant. Qui rétablirai l’Espagne dans sa grandeur et son honneur sinon ? Lorsque la patrie se trouve à terre, il incombe à ses fils de ne reculer devant rien pour la sauver. Les plus valeureux d’entre doivent, à la seule force de leur bras et de leur cœur, sortir le fanion de la fange pour qu’à nouveau il flotte fièrement au vent. Je refusais que d’autres s’en occupent sans moi. Le combat commençait juste, hors de question que j’abandonne. En réalité, l’Histoire me donnait une occasion inespérée de prouver ma valeur. Je ne pensais pas à ce point avoi raison.
La gauche et la droite rivales devinrent ouvertement ennemies. Les meurtres s’enchainèrent. Chacun soupçonnait l’autre de vouloir se saisir du couteau pour égorger l’autre. Les deux avaient raison. Les communistes incendiaient volontiers les églises et les prêtres qui les occupaient. Pour fêter l’anniversaire de la république, on assassinait un policier. Et, lorsque le peuple cherchait à pleurer et à honorer ses morts, le nouveau gouvernement nous envoyais sa garde d’assaut pour interrompre jusqu’au recueillement de ses opposants.
En retour, cette milice maudite subissait les foudres des prétendus fascistes. Nous, nous en prenions aux coupables, à ceux qui exécutaient de simples endeuillés. Le meurtre de Castillo constituait un acte de justice. Mes camarades de Madrid lui administrèrent une balle de plomb là où le front populaire lui aurait décerné une médaille d’or. Chacun des deux camps récompensait à sa manière l’exécution d’un militant désarmé. Les rouges applaudissaient la lâcheté et l’opprobre, nous, nous les châtiions. En représailles, comme à leur habitude, les socialistes s’attaquèrent à une personne qui n’avait rien à voir avec tout cela. En uniforme, notre NKVD local arrêta José Calvo Sotelo avec un faux mandat puis l’exécuta sans autre forme de procès. En une soirée, les carlistes se retrouvaient dépourvus de chef. Sans sourciller, la racaille marxiste venait d’abattre un des principaux acteurs de ce régime qu’ils prétendaient défendre.
Comment nos glorieux dirigeants, aussi accrocs au mots justice que l’alcoolique à son vin, réagirent ? Question absurde. Dans réagir, il y a agir. Enfin, sur ce coup-là, même condamner, même parler eut représenté un effort trop important. Lorsqu’on ne partageait pas leurs idées, on avait le droit de mourir, et sans faire de vagues. Le ton était donné et la vérité éclata même aux yeux des plus aveugles. Cette clique protégeait les groupuscules révolutionnaires en lui laissant le soin de purger la société de tous ceux qui ne vénéraient ni la faucille, ni le marteau. Il n’existait rien de plus répugnant que de les entendre jouer les oies blanches alors que leurs plumes étaient rouges comme le drapeau russe, rouges du sang de leurs détracteurs.
Après tout ça, comment s’étonner de la suite ? Comment ne pas s’en attrister aussi ? Les innocents d’en bas payèrent par millier les crimes des corrompus du dessus. Comme souvent. Comme toujours. La guerre ne pouvait que se déclencher. Nul ne devrait blâmer, pour leur soulèvement, les généraux qui décidèrent de mettre fin à ces meurtres du quotidien, à ces infamies continues, à ce constant abaissement de l’Espagne. Les coupables ne se trouvent pas parmi eux mais parmi la clique de traîtres, d’incapables et de lâches qui administra le pays les cinq années qui précédèrent la déflagration. CEDA et Frente Popular dans le même sac. Des pyromanes qui s’étonnèrent qu’après avoir amassé tant de poudre et répandu tant d’essence, le pays s’enflamme. La justice ne s’abattra jamais sur aucun d’eux. Pas sur terre en tout cas.
Je me souviendrai toujours de cette première étincelle, ce fameux 17 juillet 1936. À la radio nous provenait des informations contradictoires. Une partie de l’armée se serait soulevée au Maroc mais la situation resterait sous contrôle. Cela me rassura. Lorsque ce gouvernement annonçait quelque chose, il fallait croire l’inverse. Sans délai, je ralliai Cordoue, malgré les suppliques de ma mère et, plus extraordinaire, l’inquiétude de mon père. Cette Histoire que j’avais tant rêvée se mettait en branle tel un carrosse fou et elle s’arrêterait probablement à Cordoue avant Espiel. Je ne me souviens pas avoir jamais pédalé si vite. Je suais malgré la fraicheur de l’hiver et les arbres défilaient si vite que je me serais cru en bus. Tout autour de mois se floutait, des maisons distordues que j’entrapercevais jusqu’au son des grillons, altéré par le vent, qui sifflait à mes oreilles. Seuls comptaient la route et la cité qui se détachait petit à petit de l’horizon.
Lorsque j’arrivai enfin à notre local, je découvris tous mes camarades collés contre le poste. Ils épiaient la moindre information et formulaient des théories invraisemblables. Alfredo et sa grosse moustache jurait qu’il ne s’agissait que de vent et que tout ça retomberait bien vite. Ricardo, taquin comme à son habitude, lui fit alors remarquer qu’il se tenait ici avec nous et, qu’au contraire, était enfin venu le temps de l’état syndical. Plus morose, Marco déblatérait sur une fausse nouvelle visant à justifier une prochaine révolution communiste. De mon côté, je me taisais. Je ne savais pas quoi espérer ou quoi redouter. Au fond, souhaitais-je un énième pronunciamiento pour mon pays ? Un seul d’entre eux avait-il jamais réellement amélioré la situation ? Cependant, tout ne valait-il pas mieux que la mafia qui nous oppressait ? Dans quel état me trouvais-je à cet instant ? Excité ? Apeuré ? Dubitatif ? Enhardi ? Je ne parviens pas à trancher avec certitude. Sans doute un peu tout ça à la fois. Pas indifférent en tout cas.
La journée du 18 dissipa mes doutes et remplaça ma probable appréhension par d’autres sentiments, dont je me souviens cette fois très bien. Des coups de feu se chargèrent de nous réveiller. C’était la première fois que j’en entendais pour de vrai. On ne se figure pas le boucan que ça produit avant ça. Des explosions à vous faire vriller les tympans. Un barouf du diable. Et encore, il ne s’agissait là que de fusils. Mais à qui appartenaient-ils ? Qui tiraient ? Des rouges venus nous tuer ou des blancs révoltés ?
Esteban et Sergio se jetèrent un bref regard, acquiescèrent en silence et coururent vers l’escalier, bien décidé à ne pas patienter plus longtemps. Ils affichaient l’expression de ceux qui ont longtemps attendu et qui peuvent enfin en découdre. Qu’importe qui tirait, désormais, les bagarres de rue était terminées et la véritable guerre pouvait commencer. Ils s’en réjouissaient plus que n’importe qui parmi nous. En fait, eux seuls s’en réjouissaient. La phalange n’était qu’un prétexte à la violence et, enfin, celle-ci allait se déchainer comme jamais auparavant.
Une idée me traversa soudain l’esprit. Oui, ça relevait de l’évidence. En réalité, tous les partis, toutes les idéologies un tant soit peu radicales possèdent leurs Esteban et leur Sergio. Dans tout le pays, des gens comme eux se précipitaient hors de leur sous-sol pour assouvir leurs pulsions sanguinaires, en se parant d’une idéologie, d’un but qui justifierait les atrocités qu’ils s’apprêtaient à commettre. Je le compris en les voyant gravir les marches quatre à quatre le sourire aux lèvres : Ils vivaient un rêve éveillé. D’un côté, ils me répugnaient, de l’autre, pour m’être souvent battu au coude à coude avec eux, je préférais les savoir à côté de moi qu’en face. Et puis, ils restaient des camarades, des frères. Je devais les accepter, eux et leur tempérament guerrier.
Surtout à l’heure où tous les beaux idéaux s’apprêtaient à mourir sous la mitraille. Ne survivrait que la sauvagerie. La barbarie s’élèverait là où la civilisation s’effondrerait. La cruauté deviendrait vertu et la pitié vice. Dans ce chaos qui menaçait de tout engloutir, eux seuls, foncièrement inadaptés à la paix, s’épanouiraient et se transcenderaient. L’ère des Azaña, des Lerous et même des Primo de Riveira s’achevait, naissait celle des Esteban et des Sergio.
Sans réfléchir davantage, nous nous élançâmes à leur poursuite. La soif de savoir ce qu’il se passait nous tiraillait plus encore que la crainte. Et puis, tout le monde connaissait le lieu où nous nous trouvions. Si la révolution communiste était en marche, les attendre ici revenait au suicide. Je retins mon souffle. Confiant à l’extérieur, je me liquéfiais à l’intérieur. S’imaginer braver les balles n’a que peu à voir avec la perspective d’en recevoir pour de vrai. Dans la paix, tout le monde se la joue bravache et intrépide mais que la poudre détonne une seule fois à vos oreilles et la crainte vous envahit. La question n'est pas de savoir si la peur vous envahira, elle essayera et vous ressentirez ses assauts, la question est de savoir si vous soutiendrez son siège sans vous effondrer, si vous la laisserez tambouriner à votre cœur, enfoncer votre estomac sans vous écrouler. Il vous faudra pour cela mobiliser toutes les ressources de votre cerveau et de votre courage, ultimes défenseurs de votre citadelle intérieure. Inutile de le cacher, mes murailles faillirent céder. Si elles tinrent bon, c’est à Alfredo que je le dois.
Au sommet de l’escalier, mes jambes tremblaient. Devant moi, notre chef de section ne se dégonflait pas. Mais il se taisait. Sans doute craignait-il que ses premiers mots ne laissent échapper des tremblements incontrôlés, des trémolos symptômes de terreur. Au moment de passer la tête au dehors il mit la main sur ma poitrine. Je l’avais presque oublié, mais je n’avais que seize ans. D’instinct, il cherchait à me protéger. Cette infantilisation me révulsa. Je portais le même uniforme que lui, j’avais castagné à ses côtés et il ne me considérait toujours pas comme son égale ! La colère et l’orgueil remplacèrent la frayeur. Par fierté, j’écartai son bras et le dépassai. Je ne passais pas qu’un œil timide dans la rue, mais le corps en entier. Je ne frissonnais plus, la rage et l’ardent désir de faire mes preuves avaient tout balayé. Je refusais qu’on ressente de la pitié à mon égard. À seize ans, on se croit adulte et on tient à être traité comme tel.
Ce souhait stupide aurait pu me couter la vie. Il me l’aurait sans doute coûtée si ceux qui patrouillaient l’arme au poing avaient appartenu à l’autre bord. Des militaires ! Le soulagement qui s’en suivit me vida de toute mon énergie. Ou plutôt, il révéla que je l’avais employée toute entière à me montrer téméraire au-delà du raisonnable. Mon instinct se remettait tout juste de ce caprice de mon amour propre quand un soldat m’alpagua :
— Hé, là-bas, qu’est-ce vous fichez ?
— Ça va, laisse, vous êtes phalangistes, c’est ça ? l’interrompit son sergent.
Aucun de nous ne répondit. Il nous jaugea puis, d’un air dédaigneux et empreint de suspicion il nous lança.
— Rentrez chez vous, et pas de bêtises !
À cet instant, je vis passer, au fond de la rue, une colonne de prisonniers bras sur la tête dont la moitié avait le visage tuméfié. La moitié avaient des tenues d’ouvriers, l’autre de notables. Les cibles étaient désignées : les syndicalistes et la bourgeoisie républicaine. Les marxistes d’en bas et d’en haut.
Je me demandai ce qui allait leur arriver. Non, en fait, je le savais. Je faisais mine de m’interroger, je me leurrais moi-même. Il m’était difficile d’accepter le fait que ceux qui ne me fusilleraient pas en fusilleraient d’autres en échange. Je ne les aimais pas mais pas au point de vouloir les exécuter. Je me berçais encore de la douce illusion qu’il était possible de sauver l’Espagne et les espagnols.
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