Chapitre XVIII

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C’est alors que je la vis. Quelle gêne atroce que celle qui m’imprègne lorsque j’y repense ! Quelle affreuse honte ! Je la reconnus tout de suite à son regard candide et sa chevelure d’érable. Il ne restait que cela de sa figure. Le reste n’était qu’un amas de chair dégoulinant sur sa joue et ses lèvres. On aurait juré son visage pétri de cire fondue. Son nez, à moitié arraché, coulait littéralement et paraissait plus liquide que solide. Pourtant, c’est par un sourire si profond et si sincère qu’elle me retrouva. Il s’effaça vite devant la grimace que je ne parvins pas à contenir. Une grimace encore plus hideuse que son faciès, celle de l’homme dont l’amour s’était évaporé en même temps que son minois.

Je tremblais de tout mon corps, m’efforçais de contenir ma répulsion mais je ne réussis qu’à afficher qu’un rictus écœuré. Soudain, devant cette incontrôlée confession de l’âme, des larmes s’échappèrent de ses perles bleues, jusque-là uniques rescapées de la boursoufflure et des blessures du feu. Pour son malheur, je m’avérai encore plus redoutable que lui, car il me suffit de quelques instants pour faire rougir et larmoyer ce que même les flammes avaient épargné. Le malaise qui s’installa entre nous ne se résorba jamais.

Elle feinta de n’avoir rien remarqué, elle badina quelque peu, me raconta ses anecdotes, ses joies et ses peines. Elle riait, peut-être plus encore qu’avant notre séparation. Hélas, pointaient derrière ses faux airs une vraie peine. De mon côté, je mimais, moins bien qu’elle, l’intérêt. Mais seule la pitié et l’horreur transparaissaient. Chaque mot que je prononçais avec cette intonation aussi hésitante qu’artificielle lui écorchait le cœur. Mais elle tenait bon, ne lâchait rien et continuait la conversation. Ses blagues et ses mots doux me charcutaient de l’intérieur comme une craie qu’on ferait crisser sur un tableau. Sa bonté et sa pureté me heurtaient car je me savais désormais incapable de jamais les honorer. J’étais pathétique et elle admirable.

Puis, soudain, dans un dernier geste conjuratoire, elle m’attrapa la main, me serra les doigts, se colla contre mon épaule. Elle ferma les yeux et je n’entendis plus que sou doux souffle chanter à mes oreilles. Je crus qu’elle me fredonnait quelque chose, mais non, il s’agissait juste de sa respiration. Puis elle se mit à pianoter sur ma paume, l’air de rien, exactement comme j’avais rêvé qu’elle le fasse, une nuit plus tôt.

Les sensations que cela me procurait, en revanche, n’avaient rien à voir. Je suais à grosses gouttes, frémissais de tout mon être et me sentais plus proche de la bête piégée que de l’amant comblé. Ses griffes m’enlaçaient et je sentais pointer son ultime assaut. Où se trouvait le courage dans cette situation ? L’éviter ou l’embrasser ? D’un seul coup je réalisai que toutes les qualités que je lui avais prêtées n’étaient que l’ombre de sa beauté. On la lui avait prise et, soudain, son humour m’agaçait, ses niaiseries m’insupportaient et sa tendresse m’horripilait. Je supportais la conversation comme un boulet et la relançai même de peur qu’un silence trouble ne précipite l’inévitable dénouement.

Pendant que j’échangeais des banalités sans conviction, cette question revenait sans cesse à mon esprit : « où se trouvait le courage ? ». L’honneur, je n’en doutais pas, consistait à ignorer la laideur de Maria. Elle avait tout accompli pour mériter mon amour : elle avait lutté, s’était comporté de la plus droite des façons et sa vertu ne trouvait d’égal que chez les saintes. Ces pensées me torturaient. Mais l’épouser me précipiterait dans un gouffre de malheur duquel jamais je ne sortirai. Encore une fois, où se trouvait le courage ? Dans l’honneur ou dans mon bonheur ? Il me fallait le courage de sacrifier l’un pour préserver l’autre. L’insipide discussion que je menais à l’extérieur m’autorisais à mener plus à fond mon débat intérieur. Où se trouvait le courage ? Quelle que soit ma réponse, je la regretterai. Je le savais. Soit lorsque je me lèverais et que je contemplerais le visage tuméfié de ma non-aimée, soit lorsque j’irai me coucher et que mes yeux croiseraient leur propre regard plein de honte dans la glace.

Je dus vite trancher car, un moment d’inattention me fit plonger mes rétines dans les siennes et voilà que ses lèvres flétries se rapprochaient des miennes. La candeur de ses paupières closes n’égalait que la laideur de ses traits difformes. Les alternatives qu’il me restaient s’alternaient dans mon esprit comme dans un échange de tennis. L’embrasser ou se retirer, l’embrasser ; se retirer, l’embrasser, se retirer, l’embrasser se retirer. Que son geste eût été effectué avec un tantinet plus ou un tantinet moins d’empressement et ma décision aurait pu changer du tout au tout. Mes voilà, quand sa bouche frôla la mienne, je décidai de me retirer et de détourner le crâne pour que son assaut percute finalement ma joue.

Je me liquéfiai sur place lorsque ce baiser humide atteint enfin ma peau. J’aurais préféré qu’on me fusille. Un instant, je voulus me raviser, l’enlacer et accepter ses avances. L’instant d’après, son faciès brûlé m’en dissuada. Émana alors d’elle le rire le plus cruel que mes oreilles n’eurent jamais à entendre. Un rire de déception, de résignation et de mépris. Elle avait saisi la basse raison qui m’avait poussé à renier tous mes sentiments passés. Comment l’inverse aurait pu se produire ? Naïveté et innocence ne riment pas avec idiotie. Naïveté car elle avait cru que je serais passé outre ces quelques flétrissures, innocence parce qu’à ma place, elle n’aurait pas hésité un seul instant.

Elle s’excusa même, rit de sa méprise et m’enserra comme moins qu’un ami, comme une vulgaire connaissance. Je n’en méritais pas tant. Je ne méritais rien et elle tout. Aucun de nous deux n’écoperait de son juste dû. En effet, comble de la bassesse, en cherchant à justifier l’injustifiable, je finis par prétendre que c’était Paula que j’aimais, et que mes longs échanges avec elle ne résultait que d’une insurmontable timidité envers la véritable élue de mon cœur. Je ne parviens même pas à retranscrire ce que je lui baratinais. Ces phrases écorchent encore si fort mon esprit que mes mains refusent d’écrire les basses ignominies que je prononçai.

Elle retint ses larmes toute la discussion mais je sentis qu’elle faillit flancher à l’écoute de cet énième mensonge. Nous badinâmes encore un peu, puis nous nous quittâmes, d’un raide geste de la main. Je partis me morfondre sur un banc, plus apathique qu’un cadavre. Paula me retrouva peu après. Je ne sais même plus où elle était passée pendant tout ce temps. Maria lui avait tout raconter, omettant peut-être seulement de mentionner que rien de vrai n’était sorti de ma bouche. Pourtant, à côté de la nouvelle Maria, elle me parut belle. Je ne mis pas longtemps à l’embrasser. Quand j’y repense, sans doute qu’elle m’aimait sincèrement depuis longtemps. Sans doute aussi qu’elle se doutait des vraies raisons qui m’avaient poussé à la privilégier, mais elle s’en fichait. Elle tirait parti d’une bien malheureuse situation. Il fallait bien qu’un peu de bonheur en ressorte. Et puis, comparé à ma lâcheté, à mon avilissement, son léger opportunisme ne pesait pas grand-chose.

Je n’avais jamais prêté attention à son visage. Je ne lui avais jamais prêté attention de manière générale. Sa voix un tantinet suraigu jurait avec ses rondeurs. Elle arborait néanmoins un joli visage, un tantinet joufflu, mais qui dégageait une grande gaieté, d’autant plus qu’il se trouvait le plus souvent illuminé d’un beau sourire, si on omettait une dent de traviole. Ses yeux marrons luisaient d’un éclat joyeux mais sans intensité et éprouvaient les pires difficultés à se fixer quelque part. Ils vadrouillaient toujours, tantôt de droite à gauche, tantôt de gauche à droite, comme s’ils découvraient et redécouvraient sans cesse la totalité du champ de vision qui leur était offert. Pourtant, au moment où nos lèvres se rencontrèrent, elle parvint à caler ses pupilles sur les miennes.

La douceur du baiser atténua, un tantinet ma honte. Je ne sais plus ce que je lui racontai ensuite. Sans doute des banalités. Je me souviens seulement la trouver sympathique mais sans grand intérêt. Cependant, après le forfait que j’avais commis, je ne m’estimais plus en droit de rien exiger. Je me résignai à me contenter de Paula, espérant sans doute qu’une amitié, ou au moins une complicité, naitrait de cette union de circonstances.

Quelle horreur ! Quelle affreuse phrase viens-je d’écrire ? … Hélas, la sincérité m’oblige, et je me découvre encore de sombres pensées du passé que j’avais jusqu’ici refoulées. À quoi bon les cacher ? Bientôt, je serai mort. Dès lors, je peux bien confesser aux hommes ce que Dieu me reprochera sous peu. Que mon ultime acte sur Terre soit un acte de sincérité, qualité qui m’a trop souvent fait défaut. De là où je me trouve, je comprends la phrase du Seigneur : « La vérité vous rendra libre ». Le seul instant qui compte vraiment dans une vie est le dernier. Le mensonge simplifie l’existence mais s’abat, telle une juste redevance, à l’heure du trépas. Aujourd’hui, je regrette toutes ces bassesses, toutes ces compromissions, toutes ces tromperies. Aujourd’hui, je le réalise, le courage se trouvait dans l’acceptation de Maria et, cruel paradoxe, mon bonheur aussi. J’aurais tout sauvé, de mon honneur jusqu’à ma joie, en passant par la paix de mes derniers instants. Je serais sans doute parti plus libéré que je ne m’apprête à le faire. Puisse ma droiture ressortir un tantinet moins bancale de cet examen de conscience que je m’impose et que je soumets au monde. D’une certaine façon, j’aurais fait preuve d’honnêteté envers la totalité de l’humanité, à la notable exception de mes proches et de ma famille.

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