Chapitre XIX

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Sur l’instant en tout cas, je n’étais animé d’aucune sincérité. Nauséeux à force d’écouter mes propres fables, je me décidai à me taire et, par devoir plus que par envie, à m’intéresser à celle que je prétendais aimer. Elle se prêta au jeu avec tant d’entrain que je finis par l’apprécier plus que je ne l’aurais cru. Non pas que sa vie eut révélé une quelconque singularité, mais la façon dont elle la narrait, en s’attardant sur d’insignifiants détails et en éludant des pans beaucoup plus importants, ajoutait une touche comique au personnage. Ainsi, la querelle qui l’opposa à ses cousines à propos d’une vieille poupée prit deux fois plus de temps que son engagement dans la phalange ou ses années de piano. Je me plaisais à écouter ses histoires d’une oreille distraite et l’autre attentive. On aurait dit un bon feuilleton, un de ceux qui ne tombent jamais dans la franche comédie sans pour autant s’abîmer les affres des drames faciles. Un ensemble de tranches de vie insignifiantes mais touchantes qui, mises bout à bout, constituent l’existence.

Nous quittâmes ensuite, elle plus éprise de moi que moi d’elle. Je l’avais déjà oubliée. Je repensais à Maria, la Maria d’avant. Je la regrettai plus sûrement que si elle était morte. J’en pleurais, loin de tout regard, sur le chemin du retour. Je m’enfermai dans ma chambre pour ne plus en ressortir et ressassai ces instants ou je l’avais rejetée. Je culpabilisais sans pour autant regretter. J’estimais encore qu’il s’agissait là du moindre mal, pour moi en tout cas. Puis me revint en mémoire mon échec à sortir Carlos de sa prison, suivi du vacarme des bombardements, des hurlements des amputés et du macabre silence de tous les macchabées. Enfin, je revis Alfredo, celui dont j’étais le plus proche après mon frère, me juger et me conspuer à raison pour avoir éconduit sa sœur. Je n’avais pas seulement perdu mon aimée mais un ami avec elle. Rêvais-je ? Somnolais-je ? Je me sentais en plus piteux état qu’au milieu de la bataille : j’en éprouvais les mêmes sensations physiques, la douleur psychologique en plus. Rien ne me permettait de donner du sens à cette souffrance, puisqu’aucun espoir de rédemption ni de victoire ne s’offrait à moi.

Je ratais la messe, au grand dam de ma mère, cessais de parler à mon père, mon frère et ma sœur, et me contentais de me morfondre de la plus lamentable des façons. Il n’existe pas de regard plus sévère que celui qu’on se porte, et j’en faisais l’amer expérience. Qu’écrire, à part que les jours s’écoulaient dans une morne monotonie, et que la tristesse alternait avec les regrets et le dégout ? La faiblesse et l’inanité m’avaient conquis et je fus incapable de les vaincre seul. En fait, il me fallut attendre le retour de Fernando nous annonce son retour par lettre pour que je me reprenne en main. Le monde entier pouvait bien me contempler dans ma triste posture, mais pas lui !

Au départ, je feignis d’avoir retrouvé mon assurance mais, à force de feindre, l’illusion devint réalité. En trois jours, j’avais recouvré mes capacités et parvenais sans mal à gérer mes élans de remord. Je finis même par m’enorgueillir de ce triomphe de la volonté. Certes, j’avais eu besoin d’un coup de pouce, mais cela n’ôtait que peu à mon mérite. Ce brusque changement de comportement surprit autant qu’il réjouit la famille. Il m’évita même les questions indiscrètes quant au pourquoi du comment.

Je me rappelle du retour de mon ainé, un lundi. Curieux détail qui surgit si soudainement dans ma mémoire que je ne peux pas m’empêcher de le noter. Quoi qu’il en soit, il ne déboula pas seul. À ses côtés se tenait une jolie jeune fille, celle qu’il comptait épouser : Carmen. Ses cheveux bruns tombaient en cascade sur ses épaules et recouvraient un visage fin, presque anguleux. Ses yeux gris tiraient sur le vert et paraissaient étonnamment ronds par rapport aux triangles que formaient son nez, ses sourires en coins, ses pommettes et l’ensemble de sa figure. C’était leur forme, plus que leur couleur, qui les faisait ressortir et cela procurait chez quiconque la regardait un sentiment d’étrangeté, le temps qu’on mette le doigt sur ce qui dénotait, sur la provenance de cet exotisme esthétique. Sa beauté ne faisait aucun doute mais s’exprimait d’une façon bien singulière, fort éloignée des canons habituels. Il fallait juste quelques secondes pour s’habituer à cette nouvelle morphologie, comme on s’habitue à un nouveau courant artistique.

La joie qu’aurait pu apporter cette nouvelle présence dans la famille ne dura pas. Lorsque Fernando apprit pour Carlos, son sang ne fit qu’un tour. Il abandonna ses bagages, prit son revolver et s’en alla sans autre forme de débat. Moi seul le suivit. Aucune idée ne l’entravait ; seul son sang le guidait. Un léger doute s’instilla en moi mais se dissipa aussi vite. Jamais il ne verrait en son cadet autre chose qu’un frère. Anarchiste, communiste, républicain, qu’importe, la famille primait. Un de ses membres se trouvait en prison, il allait le libérer. Il chargea, bille en tête, sur la caserne.

Nous recroisâmes le poltron de garde. Devant l’évidente furie de Fernando, il n’osa pas même émettre une protestation. L’uniforme, l’arme, la colère, il dégageait plus d’autorité qu’un général. À peine posa-t-il le premier pied sur les dalles en pierre du mur qu’il leva son bras, pressa sur la détente et signala son arrivée comme s’il venait de prendre un fort ennemi. Le colonel, bien plus apeuré que lors de ma venue, se précipita hors de ses quartiers, mais fut coupé avant même d’avoir commencé à parler :

— Toi, le gros, montre-moi où est mon frère ! Et t’as intérêt à ce qu’il aille bien ! Carlos don Espiel ! Plus vite que ça !

— Je vous interdis de…

— Prononce un mot de plus et je te fais sauter la cervelle, gros lard !

— Comment oses-tu ? Je…

À ces mots, il pointa sa médaille militaire.

— J’ose parce que j’ai sauvé le pays, jean-foutre ! T’étais où toi ? Hein ! Elle remonte à quand ta dernière guerre ? Je ne vais pas laisser un fonctionnaire gras, vieux et paresseux retenir mon frangin plus longtemps, alors maintenant t’obéis ou je te plombe !

Tous les hommes de service avaient accouru mais personne n’osait rien entreprendre. Le crédit qu’on portait alors aux héros de la nation pardonnait toutes les offenses. Que répondre à celui qui a guerroyé, qui a frôlé la mort est en est revenu ? À ce moment, la réponse consistait en un silence empreint de respect et de crainte. Finalement, accablé par la pression de l’officier et du canon sur sa tempe, le colonel abdiqua devant le lieutenant. Il ordonna qu’on le conduise à Carlos.

De mon côté, je m’efforçais à contenir la honte qui me rongeait. J’aurais pu agir de même, mais je ne l’avais pas fait. Au moment crucial, la tête avait commencé à prendre le dessus sur les tripes et je m’étais dégonflé. Il venait de me démontrer l’infériorité de l’esprit sur la fougue.

Le geôlier délégué la corvée de nous conduire à l’un de ses sbires et nous nous enfonçâmes donc à travers les sombres couloirs de la bâtisse. La faible luminosité du hall d’entrée s’effaçait petit à petit devant les ténèbres des tréfonds du lieu. Seuls quelques toussotements brisaient le silence de glace qui nous entourait.

« On leur appris à se tenir ! » se vanta notre guide avant de réaliser son impair.

Fernando ne releva pas. À ses yeux, il n’existait qu’un seul innocent en ce lieu. Tous les autres pouvaient bien finir damnés, qu’importe si le châtiment commençait ici-bas. Nous nous arrêtâmes à mi-chemin du long couloir. Je n’ose imaginer ce qui se trouvais au bout, et les abysses de terreur qui devaient y régner.

« On ne savait pas qu’il avait des héros pour frères. » se dédouana préventivement le garde avant d’ouvrir la cellule.

Il n’eut qu’à lever la matraque pour que la horde de captifs s’écartent comme les rats devant le feu.

« Don Espiel ! » hurla notre Cerbère.

J’eus bien du mal à le reconnaître. Craintif, il s’avança à tâtons, craignant à coup sûr le bâton. Ce n’est que lorsqu’il nous reconnut qu’il agit de manière plus assurée. Un de ses camarades s’avança alors et reçu un violent coup dans la mâchoire. Un os déjà brisé venait de se rompre une nouvelle fois. Carlos esquissa un geste pour défendre son compagnon, mais Fernando le saisit par le poignet et le tira hors de ce trou. Il ne réalisa pas qu’il venait de l’arracher à ses plus proches amis.

« Il reste en meilleur état que Maria » songeai-je, à moitié soulagé, à moitié attristé.

Son visage tuméfié ne laissa apparaître qu’un œil. Son nez obliquait désormais vers la droite et il lui manquait au moins deux dents. Sans faire la guerre, il l’avait plus subie que moi. Avec du temps, du repos, et un peu de rafistolage, il pourrait retrouver son aspect originel, ou du moins s’en rapprocher, espérai-je au fond de moi. En tout cas, je refusai d’abandonner ce balafré-ci. J’en fis l’intime serment. Il recevrait tous les soins et toute l’affection que j’avais refusé à Maria. En cet instant, il devint, sans même le réaliser, ma planche de salut.

Maintenant que je le réexamine, cet acte possédait-il la moindre valeur ? N’essayai-je pas de soigner ma conscience avant tout ? N’ai-je jamais cessé d’être un parfait égoïste ? Sans doute. Heureusement, j’étais alors si secoué que ces pensées ne m’effleurèrent pas. N’est-ce pas ça que l’on prend pour du désintéressement ? La spontanéité de l’âme qui cache les turpitudes de l’esprit.

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