Chapitre XX

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Sur le trajet du retour, je sentis Carlos tiraillé. Tiraillé entre sa joie d’enfin réchapper à son supplice, et la honte d’avoir si facilement abandonné les autres prisonniers. Sans cesse, il regardait derrière lui. Près à hurler qu’on les relâche, que son destin ne serait en rien différent du leur ; puis il se ravisait. Une douleur à l’arrière du crâne, un hématome sur la paupière ou sa joue boursoufflée le suppliait de se taire. L’honneur ne valait pas la douleur. Il se la serait joué bravache au début de sa détention, mais pas après plus de deux. Après tout ce temps, il n’aspirait qu’à la paix. L’idée du sacrifice ne revêtait plus la même noblesse qu’aux premières heures de son engagement. Je vis dans ses yeux la résignation se dessiner, puis il cessa pour de bon de chercher du regard son ancienne prison. Il se colla contre Fernando, et laissa échapper quelques discrètes larmes.

Lui marchait d’un pas vif, et portait autant qu’il trainait son cadet. La colère et le soulagement coexistait en lui, l’un ne prenant jamais l’avantage sur l’autre. Un peu comme lorsqu’on réprimande un enfant qui vient d’échapper à un accident. Il ne lâcha pas un mot du trajet. Moi non plus d’ailleurs. La tristesse m’affectait trop. J’avais protégé mon pays mais pas ma famille. Et encore… J’avais en partie trahi mes idéaux de jadis. Primo de Rivera mort, rien ne s’était opposé à la folie vengeresse des généraux. La nouvelle phalange s’était pliée aux ordres, et les rares récalcitrants finirent emprisonnés. Je n’ai jamais cessé de m’imaginer ce qu’aurait pu devenir notre pays si la phalange origine elle avait triomphé, si l’état syndical avait vu le jour. Je ne prétends pas à la neutralité, encore moins à la vérité, mais je ne cesse de me dire que, s’il y avait un espoir de réconcilier les espagnols, il se trouvait là : dans la tombe que la République avait elle-même creusée, et dont ses partisans payaient désormais le prix. Peut-être qu’Antonio Primo de Primera en vie, mon frère eut été libéré plus tôt, lui et les milliers d’autres qui avaient eu le malheur de choisir le mauvais camp.

Lorsque nous arrivâmes à la maison, mes parents se jetèrent sur Carlos et Fernando pour les embrasser. Le sauveur et le sauvé. Pris dans l’émotion, ils ne m’accordèrent pas un regard. Je n’étais même pas le Sancho Panza de mon don Quichotte de frère. Évidemment, puisque je n’avais rien fait. Son ombre avait plus agi que moi. Elle, au moins, n’hésitait pas au moment de le suivre. J’avais bravé les balles deux mois auparavant pour, coup sur coup, abandonner Maria à sa laideur et Carlos à ses geôliers. Le reniement de Pierre m’apparaissait comme peu de chose par rapport aux miens. Il faudrait amplifier mille fois le mot honte pour décrire ce que je ressentais alors, et qui ne s’est toujours pas totalement dissipé depuis. Je valais moins que la nourriture que j’ingérais au point que l’envie de déglutir à chaque bouchée ne me quitta pas pendant de longues semaines.

Le temps s’écoula sans que je ne revoie Maria. Carlos se remettait difficilement de ses années de captivité et la gêne que j’éprouvais pour ne pas l’avoir délivré plutôt se dissipait lentement. Étonnamment, mon réconfort provint de Paula. Je ne sais pourquoi, mais elle m’admirait presque. Je fis de gros effort pour que le mensonge des sentiments que j’éprouvais à son endroit devienne réalité mais n’y parvint hélas pas. Cependant, ce n’est qu’à ses côtés que je retrouvais un tantinet d’estime de moi. L’absence d’inconfort justifiait le temps que je lui consacrais et, désespéré d’un jour éprouver à nouveau l’amour que j’avais pour Maria, et de toute façon persuadé que je ne le méritais pas, je me décidai à la demander en mariage. Les larmes qu’elle versa lorsque je lui annonçai contrastaient avec l’indifférence de mon cœur. Il n’éprouvait pas de répulsion, cela me suffisait. Je n’éprouvais ni dégout ni joie à l’idée d’écouler le reste de mes jours à ses côtés. Et puis, comme elle aimait à me le confier, mon air nonchalant me donnait du charme. En règle générale, elle m’embrassait juste après et je lui rendais ensuite un sourire de convenance. Elle concluait en toujours par ces mots :

« Qu’est-ce que tu es beau ! »

Un fiancé fût-il jamais plus étranger à sa promise ? Qu’importe, son bonheur ruisselait un peu sur mon âme et je me plaisais à la rendre heureuse. Il s’agissait d’une sorte de consolation. Je n’osais en demander davantage.

Par un coup du sort, Fernando allait se marier à peu près en même temps que moi. Il ne semblait pas plus amoureux de sa futur épouse que moi de la mienne, mais il rayonnait malgré tout. Je ne le compris que petit à petit : le questionnement de ce qu’il éprouvait ne l’effleurait pas un seul instant. Il allait avoir une belle femme, de beaux enfants, une belle maison et de jolies médailles à encadrer, il ne pouvait donc que s’en satisfaire. Que n’avait-il réussi ? Qu’aurait-il pu demander de plus ou de moins ? Rien. Sa vie correspondait en tout point à l’idée qu’il s’en était toujours fait et cette juste prédiction le réjouissait. Toute réflexion supplémentaire n’eut été qu’interrogation déplacée et questionnement d’intellectuel, avec tout le mépris que ce nom revêtait dans sa bouche.

« Réfléchir, c’est pour les cons ! » aimait-il à plaisanter, quoi que pas tout à fait.

Plus j’y songe, plus je me dis qu’il existe davantage de sagesse dans cette maxime que dans tous les ouvrages de philosophie. La souffrance n’effleure pas ceux qui y souscrivent. Qu’importe le reste ; ils vivent et meurent heureux. Comme j’aurais aimé être épargné par le virus du doute. Je n’aurais pas hésité à embrasser Maria et toutes ses tares par honneur, je me serais enorgueilli de cet acte de vertu sans même y penser et aurait écoulé une existence douce et paisible, bercé par l’affection des miens. Hélas pour moi, mon cerveau se plaisait à me torturer.

Nous planifiâmes donc nos mariages pour l’année à venir, à une semaine d’intervalle. Un mariage par fierté, l’autre par culpabilité. Les arrangés me paraissaient presque nobles à côté. Pendant cette période, je consacrai ma vie à ma famille, ou à celle qui allait y entrer.

Carlos reprit vite des forces et une apparence à peu près normale. Nous ne le questionnâmes jamais sur ce qu’il avait vécu dans ce trou et jamais il ne nous en parla. Mal à l’aise au départ, il reprit petit à petit ses aises et retrouva bien vite son comportement réservé mais volontiers blagueur lorsque l’occasion se présentait. Il aidait Juan et Isabel dans leurs études et je le sentais plus épanouis avec eux qu’avec Fernando ou moi. Dans nos relations, persistait cet étrange sentiment de se trouver au théâtre, à la fois sur scène et dans les gradins, à contempler notre propre performance, à chercher à nous tromper l’un l’autre et nous-même. Je l’aimais, il m’aimait, mais l’uniforme que ses geôliers portaient avaient été le mien et cela empêcherait à tout jamais de retrouver notre complicité d’enfant. Fernando, lui, n’y songeait même pas. Cette péripétie à la caserne aurait pu ne jamais avoir existé qu’il se serait comporté de la même façon. Le pire, c’est que cela le rapprocha davantage de Carlos. Je l’enviais, toujours plus : beau, courageux, insouciant et, surtout, heureux. Moi, je ne faisais que le singer. Peut-être leurrai-je mon entourage, mais pas moi. Ma caboche, à l’image d’un moteur qui surchauffe, ne cessait de m’accabler.

Les rares moments où elle se taisait un peu se déroulaient lorsque j’aidais mon père aux champs, ou que je me retrouvais avec mon petit frère et ma petite sœur. La guerre les avait épargnés, et rien d’elle ne surgissait à travers eux. Je les choyais plus que tout. Tacitement, Carlos et moi alternions les moments avec eux. À lui les leçons, à moi le sport et la religion. Je crois les avoir rendus heureux entre nos escapades dans la plaine, nos bivouacs à la belle étoile et mes expérimentations culinaires, tantôt passables, tantôt si calamiteuses qu’elles en devenaient drôles. Le chou « façon Miguel », comme l’appela ma mère, devint une blague récurrente après que j’ai tenté d’en faire bouillir un. Le catéchisme déchainait moins les ardeurs mais il instillait un peu de repos et de calme dans ce quotidien finalement bien agité.

Seul Juan brisait parfois cette paix retrouvée par ses questions :

« Tu as tué combien d’ennemis de l’Espagne ? » « Tu as vu des chars ? Et des avions ? Et des allemands ? »

Heureusement, son sourire et sa gaieté ôtaient toute gravité aux évènements qu’il évoquait. Et puis, mes peines ne venaient pas de là. Tout bien réfléchi, la guerre ne m’avait pas laissé un souvenir si horrible. Passé les instants de souffrance, on les travesti, on manipule sa propre mémoire, on change la douleur en résilience, la peur en courage et la survie en victoire. Confronté aux yeux admiratifs de Juan et aux compliments de Fernando, je m’enorgueillis de cette épreuve plus que de raison. Je ne finis par en garder que le meilleur. La bravoure que j’avais déployé dans la guerre compensait un peu ma lâcheté dans la paix. Par rapport à mes récentes hontes, les combats m’apparaissaient beaux, glorieux, presque idéaux. Le carnage devint ma bouée de sauvetage et ce qui aurait pu être un traumatisme se révéla ma thérapie.

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