Chapitre XXI

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Comme toujours, la peine s’effaçait devant la joie, avant que celle-ci ne s’efface à son tour devant la peine. Aujourd’hui encore, je doute. S’agit-il du ressenti universel de l’Homme ou de mon cas particulier ? Certains de mes congénères ont-ils brisé ce balancier, d’un côté ou de l’autre, ou s’agite-t-il chez tous, avec comme seule différence des nuances de rythme ? Je ne crois pas avoir jamais vu Fernando ressentir de la peine, mais comment en acquérir la certitude ? Bien des fois où je me trouvais attristé, personne ne le soupçonnait. Il m’arrivait alors de jalouser les mouches, trop bêtes pour ressentir quoi que ce soit. J’aurais bien troqué tout le bonheur du monde contre une absence de malheur. Et puis, le lendemain, sans raison, je souriais à la vie, incrédule devant ma morosité passé et persuadé qu’elle ne ressurgirait plus jamais.

Je m’installai petit à petit dans la paix comme elle s’installait en moi. Les morsures de la honte se muèrent en petits picotements et j’appréhendai de plus en plus sereinement mon mariage. Ma seule crainte ne résidait pas tant dans le serment que dans la possibilité d’y retrouver Maria. Paula et elle étaient amies après tout, et il aurait été inconvenant même de ma part de ne pas l’inviter. Mais, après tout, peut-être que la croiser à nouveau allait sceller pour de bon la plaie qui s’était ouverte.

La préparation de m’évènement échu à Paula, qui s’acquitta de ce qui m’apparaissait comme une besogne avec grand entrain. Mon seul devoir consistait à visiter régulièrement ses parents ? Je ne me souviens pas grand-chose de ces moments-ci. La mère parlait peu mais le père s’en chargeait pour deux. Un simple geste ou murmure de sa femme suffisait à une traduction et bien des approfondissements. Je finis par apprendre cet étrange langage. Une inclinaison de la tête vers la droite signifiait que j’avais l’air patraque, une brève poussée du menton équivalait à une invitation à rester à diner et une inspiration plus marquée que la moyenne valait éloge sur ma personne. Parfois, le père ratait un bout de la pensée de son épouse et elle prenait alors la parole, presque contrariée d’avoir à s’exprimer elle-même, à croire qu’elle n’avait pas su se montrer assez claire. Derrière sa mine de marbre, elle se montrait pleine de sollicitude à mon égard. Le père, plus expressif, s’avérait finalement plus détaché. La politesse plus que l’entrain lui dictait sa conduite.

Une certaine langueur m’habitait durant cette année-ci ; fadeur certains jours, sérénité les autres. L’ennui que j’éprouvais de façon de plus en plus chronique alternait entre l’agréable aux côtés de Juan et Isabella, à passable avec Fernando et Paula, jusqu’à franchement désagréable avec Carlos. Je me demandais si nous parviendrions un jour à passer outre le triste instant de nos retrouvais. Presque par superstition, je me pris à attendre avec de plus en plus d’impatience mes noces. Les festivités et les retrouvailles conjureraient, je n’en doutais pas, le trouble qui entachait mes relations. Je souhaitais les embrasser chacun, recréer une nouvelle union avec tous mes proches et renouer les saines et heureuses relations d’antan que le retour à la paix avait entachées. Plus que tout, j’espérais que la célébration de mon mariage me permettrait de me rabibocher avec moi-même. Apercevoir de la joie, voire de l’envie, dans les yeux qui me contempleraient me permettrait sans doute, avec un peu de chance, de reconstruire l’estime que j’avais jadis de ma propre personne.

De plus en plus souvent, je me revoyais jeune phalangiste. À cette époque, nos idéaux n’avaient pas été pervertis par la compromission avec la clique de Franco ; mon amour, comme tout premier amour, ne souffrait nulle impureté ; et je me percevais en chevalier et non en traître, traître à mon cœur et traître à mon sang. Cette union serait mon alliance nouvelle avec Paula, que je me jurais d’aimer avec sincérité, avec ma famille, que je promis de ne plus jamais abandonner et, plus important que tout, avec ma conscience avec qui je fis serment de me réconcilier. Il fallait que je m’inspire du passé pour assumer le présent et embrasser l’avenir. Le grand jour approchait.

Déjà il fallait, comme un échauffement, endurer le mariage de Fernando. Endurer parce que je, n’en doutais pas, l’évènement redoublerait l’appréhension qui couvait déjà en moi. L’assurance de mon ainé, les sourires sur les visages, la détente ambiante, tant d’éléments que je craignais de ne pas retrouver durant mes propres noces et tout particulièrement chez moi. Fernando justement ; il resplendissait. Dans son uniforme, naturellement, il éblouissait les deux familles. Pour un peu, la belle mère jalousait sa fille. Il agitait le bras à qui voulais, trouvais toujours les justes mots avec chacun et s’épanouissait dans cette cérémonie traditionnelle comme l’enfant au milieu des confiseries. Son bonheur ne résidait pas tant dans la présence de sa désormais femme, mais dans la perfection de l’instant. Tout se déroulait comme à la parade, sans anicroche, jusqu’aux imprévisibles bévues des convives trop ivres, qu’il relevait toujours avec joie et force tapes dans le dos. Il lâchait alors une blague potache, qui dans son ton comme dans son contenu, restait bienveillante toute en effleurant les limites du graveleux. À croire qu’il en avait préparé une pour chaque situation. Je me réjouissais pour lui autant que je frissonnais pour moi-même. Jamais je ne feindrai son aisance, jamais je ne me comporterai aussi bien et je craignis que la fadeur de mes véritables sentiments envers Paula ne ressurgisse le jour de notre union.

Au contraire, ma fiancée était aux anges. Ce qui pour moi constituait une antithèse relevait chez elle du prélude, presque du présage. Elle m’invitait sans cesse à danser et m’hurler à moitié dans les oreilles : « Il faudra qu’on la fasse, celle-là ! ». Je hochai la tête. Sans doute un sourire de lassitude, qu’elle prenait pour de l’entrain, se dessinait-il sur mon visage. Par égard pour Paula, je ne pourrais pas expédier la corvée, il faudrait la souffrir jusqu’au bout de la nuit, mal dans mes pompes. Enfin, peut-être dramatisais-je. Si tout le monde autours de moi s’amusait, pourrais-je résister à la force de l’entrain ? Cela réveillait un soupçon d’optimisme endormi depuis bien longtemps. Je l’entretins comme la flamme au milieu de l’hiver.

La semaine suivante me rongea. Pour oublier, je me plongeais à cœur perdu dans le travail, le temps des moissons aidant, mais dès que je relevai la tête, la crainte de faire la plus terrible erreur de mon existence reprenait le dessus. Alors, je retournai à mon labeur, avec d’autant plus d’entrain, si ce n’est de zèle, que la sueur du corps m’épargnait les peines de l’âme.

Enfin, après une interminable semaine, le vendredi soir s’éteint et le samedi matin s’éveilla. Tout le monde dans la maison se pressa devant la porte de ma chambre, prêt à me faire un accueil triomphal. La douleur s’avère encore plus difficilement supportable lorsqu’elle est incomprise de ses proches. Si l’on se confie, ils s’offusquent, répondent qu’il n’y a pas de raison et que la faute nous revient. Alors on sourit, on tâche de ne pas les décevoir. J’accomplis ces pantomimes avec talent, je crois. Isabella et Juan m’enlacèrent en me félicitant. Fernando, qui s’était levé aux aurores avec sa femme pour me rejoindre au plus tôt, m’adressa une tape dans le dos pendant que ma mère pleurait les larmes que mon père retenait difficilement.

Seul Carlos, un brin en retrait, paraissait compatir un peu avec moi. Ou alors il souffrait, tout simplement. Il en avait, des raisons. Avec lui, on pouvait compatir. Je me prenais presque à envier sa tristesse justifiée. Toujours est-il que cet instant de solitude me rapprocha davantage de lui que tous mes vains efforts des mois précédents. J’entrevis, dans son regard, une fugace lueur de connivence. Peut-être interprétai-je mal son expression, mais elle me conféra le courage d’affronter le reste de la journée.

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