Chapitre XXII
La bonne humeur des convives m’aida à donner le change. Lorsqu’un pic de mélancolie me prenait, je n’avais qu’à me concentrer sur un visage pour l’imiter. De temps à autres, quelqu’un me fixait en pleine transition, puis rigolait sous cape. Il devait prendre ce tressaillement peu naturel pour une marque de traque. Généralement, il me lançait un regard complice, persuadé d’avoir percé les abîmes de mon âme. Je le lui rendais, en prenant soin de légèrement plisser les yeux. J’inclinais même la tête sur le côté pour me donner un air encore plus joyeux.
La cérémonie se déroula sans incident jusqu’à la question fatidique. Au moment où on me la posa, je me mis, par reflexe, à chercher Maria dans l’assemblée. Je ne la trouvai guère. Cela me rassura. Aurais-je eu le courage d’énoncer la bonne réponse devant- elle ? Je prononçais alors distinctement le mot « oui », en me concentrant pour lui donner la gravité qu’il méritait. Puis je replongeai dans mes tourments. Je n’entendis pas même ce que Paula prononça. Probablement oui aussi. Le mariage se serait déroulé autrement sinon. Je récitai ensuite mes vœux, que j’avais pris soin d’apprendre par cœur et que je déroulai sans en comprendre le sens. Je savais quelle syllabe prononcer à quel instant et c’est tout. Ses banalités répondirent aux miennes puis nous nous embrassâmes d’un baiser plus insignifiant qu’une poignée de main. Je ne me souviens plus de son visage à cet instant. Les gens me la décrivirent comme lumineuse, resplendissante, aux anges. Mais ce sont les mêmes gens qui me qualifiaient de ravi, le regard plongé dans le sien, au bord des larmes.
La fête se déroula dans une ambiance semblable, les présents félicitations et verres de l’amitié se succédant, tandis que je cherchais désespérément l’expression ambigüe de Carlos. Je ne la retrouvai pas. Sa peine n’était plus complice de la mienne. Il s’occupait tranquillement d’Isabel dans son coin. C’est elle qui recevait les œillades que je lançais. Elle me les rendait en agitant les bras et en sautillant. Brave petite. Il se trouvait au moins une fille que j’aimais.
Puis, petit à petit, les convives s’éclipsèrent me laissant seule avec ma voisine de vie. La nuit que je redoutais approchais. La gêne que j’éprouve devant mon papier demeure à des années-lumière de celle que j’éprouvais alors. Je savais comment cela se terminerait avant de commencer. J’essayai pourtant vraiment et Paula donna tout ce qu’elle put pour ne pas remettre à plus tard la consommation. Rien n’y fit. Je prétextai l’alcool, l’embrassai aussi tendrement que je pus et m’endormis. Je pense ne jamais l’avoir autant peinée. Elle culpabilisa mais je ne l’appréciai pas assez pour la consoler. J’avais épuisé toute ma force aussi m’autorisai-je cet acte d’égoïsme. Son premier moment de tristesse coïncida avec mon premier instant de paix. Je sombrai dans un doux sommeil sans rêve ni épouse.
Je me rattrapai les jours suivants et finis, bon gré mal gré, par m’habituer à notre vie commune. Grâce à l’argent familial, nous avions acheté une petite maison à quelques kilomètres de ma demeure natale, en pleine campagne, cerclée de champs sur trois côté et adossé à une petite colline rocailleuse derrière laquelle le soleil avait habitude de culminer. La masure, un peu délabrée, requerrai quelques travaux, aussi je passai mes premiers mois partagé entre le paysan et le maçon. Quoiqu’épuisant, ce labeur ne m’était pas désagréable. Je pouvais voir, jour après jour, que ce soit à travers les jachères ou les murs repeints, les fruits de mon ouvrage, sans compter que cela me donnait une bonne excuse pour ne pas passer trop de temps avec Paula. Quand je levais la tête et que j’essuyais mon front, je la voyais, tout sourire en train de me contempler. Je la saluais poliment avant de retourner à la tâche. La journée, je vivais tel un ermite, accompagné de quelques ouvriers à qui je n’adressai que les salutations et les aurevoirs. Harassé par les efforts et la chaleur estivale, je n’éprouvais pas la gêne de la pensée. Le soir, le soulagement physique que j’éprouvais à détendre mes muscles compensait la pauvre discussion de mon épouse et m’aidait à la supporter. Je souriais quand je le devais et faisais tout mon possible pour me rendre agréable. Par devoir plus que par amour, je refusais qu’elle regrette un jour son mariage. Il s’agissait d’honneur. Puisque je ne pouvais pas l’aimer, je devais tout faire pour que l’inverse ne cesse jamais.
Cette morne existence dont j’avais toujours rêvé s’écoula quelques mois. Ne changeait d’un jour à l’autre que le chant des oiseaux, la forme des nuages et la longueur des brins d’herbe. Petit à petit, je me résignais à ce châtiment, juste rétribution de mes torts. Un jour, un soir plutôt, comme pour achever de m’en convaincre, on vint toquer à la porte. Nous recevions peu. Seules quelques amies de Paula venaient parfois passer la journée avec elle pendant que je labourais. Une visite au tomber du jour relevait de l’incroyable au point qu’on douta un instant d’avoir bien entendu. La deuxième frappe à la porte nous sortit de ces hésitations.
— Oh ! Tu as invité du monde ! s’extasia mon épouse.
— Pas plus que d’habitude, lâchai-je en me levant.
La curiosité ne m’effleura pas. Je ne pressais le pas que pour éconduire l’importun au plus vite. Rien ni personne ne devait déranger la monotonie de mon purgatoire. J’ouvris donc, animé par une certaine exaspération. Elle s’envola aussitôt que je découvris le visiteur : Alfredo. Aucun mot ne sortit de nos bouches, pourtant la discussion était limpide. Une seule question me taraudait : pourquoi ne s’était-il pas présenté plus tôt ? Je ne le saurais jamais. Il me décocha une droite, empreinte de mépris plus encore que de colère, puis s’en alla plein de dédain. Une explication franche et sans phare. Il devait m’apprécier pour se contenter de cela. Je ne le revis plus jamais. Tant mieux pour nous deux.
Effrayée par le fracas, Paula accouru vers moi. Sa vision m’agaça bien plus que la brève visite d’Alfredo. Mais je n’avais pas le droit de m’en plaindre. Quelle excuse inventai-je pour justifier l’hématome ? Non, sans doute n’ai-je même pas daigné répondre à ses interrogations. Me connaissant, j’ai sans doute ignoré ses inquiétudes pour revenir à la salle à manger. Je n’aurais pas pu agir plus pacifiquement. La main me démangeait et je rêvais de rendre le coup qu’on venait de me porter. Mais Paula n’y était pour rien. La seule joue qui méritait ce soufflet était la mienne et elle venait d’en écoper. Mes pulsions ne devaient pas prendre le dessus sur ma raison. Je me contins, restai muet, et retournai manger comme si de rien n’était. Tout le dessert durant, j’encaissai sans broncher la scène de mon épouse. Ses cris, ses larmes, ses suppliques. Rien ne m’atteignait. Cette étrangère dont je partageais la couche ne provoquait qu’irritation chez moi, un peu comme un moustique qui vous empêcher de dormir, à ceci près que je ne pouvais pas l’écraser. Toute ma vie, je supporterai ses interminables vrombissements qui m’empéchèrent de trouver le repos.
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