Chapitre XXIII

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La nostalgie de la guerre m’étreignait lentement, comme un python qui s’enroule autour de sa proie avant de l’étrangler. L’abnégation, la camaraderie et le don de soi me manquaient. Il me fallait une cause, or seule une cause pour laquelle je me sentais prêt à mourir méritait que j’y dédie ma vie. Je me mis en quête de la trouver. Notre premier enfant tardait à venir et je n’en pouvais plus de vivre par devoir. Il me fallait vibrer à nouveau, retrouver les sensations du combat et de la guerre. Ce minotaure qui effrayait et avalait les jeunes hommes par milliers m’attirait de plus en plus.

Il faut dire qu’à cette époque, la bête ne manquait pas de pitance. En Pologne, en Norvège puis en France, elle s’était rassasiée. J’avais vu les allemands à l’œuvre ; leurs succès ne m’étonnèrent pas. Je regrettais presque de ne pas être né là-bas. Avec tous ces conflits, mes peines ne m’auraient plus effleuré. J’aurais parcouru victorieux tous les champs de bataille d’Europe. Sur leur monture de fer et d’acier, les tankistes m’apparaissaient comme les chevaliers du XXème siècle. Mes rêves d’enfant ressurgissaient au fur et à mesure que le récit de leurs exploits me parvenait. Que mon pays me paraissait arriéré par rapport à ceux de ses braves guerriers. En ce temps, je ne soupçonnais pas la monstruosité de leur roi et j’idéalisais tout de ce qui se trouvait entre le Rhin et le Niémen.

Comparée à la plus grande nation du monde, l’Espagne ne pesait rien et le règne de Franco ne me poussait pas à espérer un avenir radieux. Au lieu de réconcilier la nation, il maintint grande ouverte toutes ses fractures. Au lieu de moderniser la patrie, il s’enorgueillit de tous ses carcans, causes de notre déclin. Qu’est-ce qu’il chérissait les rides et l’arthrose de la vieille Espagne ! Ce n’était pas entre ses mains qu’elle retrouverait l’éclat qui avait jadis doré son blason. La réaction révérait le formole là où les vrais phalangistes aspiraient à la grandeur et à l’avenir. Devant le destin du monde qui se jouait, Franco et sa clique restaient là, bras ballant, à contempler le pays immobile, comme ils l’aimaient. Pour moi, l’inaction était une honte et une faute. De l’autre côté de l’Europe, l’Allemagne forgeait l’avenir de l’Europe et était en passe de construire un ordre nouveau auquel toute jeunesse ne pouvait qu’aspirer. Un ordre débarrassé du libéralisme et du marxisme ! Ils avaient guéri l’Espagne de la peste rouge et s’apprêtaient à réitérer leur exploit en Russie, mère de tous les maux. L’ultime croisade allait débuter, sans que je ne le sache encore, et, comme les pèlerins de jadis, j’y participerais. De plus en plus dépourvu d’attaches ici, mon cœur se tournait petit à petit vers l’Est, là où des dizaines de peuples attendaient qu’on les libère.

Quelle joie je ressentis ce vingt-deux juin ! Et que je devais être triste pour ainsi tressaillir à l’annonce d’une guerre. La vie m’était si avare en bonheur que j’en dévorais la moindre pincette avec gloutonnerie, excès, même. Paula me regarda étrangement lorsque l’annonce parvint à la radio. Elle ne comprenait pas pourquoi ce stupide morceau de ferraille m’arrachait un sourire là où elle peinait à décrocher un acquiescement. Je pense que c’est ce geste qui la fit exploser. Elle en prit prétexte pour tout déballer. Un casus irae en somme.

— J’en ai marre ! Plus que marre ! Pourquoi ? Pourquoi tu te réjouis de ça, hein ? Tu as combattu, tu sais ce que c’est, tous ces morts, tous ces blessés ! Je réalise bien que je ne te rends pas heureux, je m’en suis bien rendue compte depuis le temps, mais de là à te réjouir pour un carnage à venir ! Tu réalises le nombre de Maria que cela va créer ! Ah ! Maria, c’est elle que tu aurais aimé épouser, pas vrai ?

En une expression j’en racontai plus qu’en mille mots.

— Je le savais ! Mais c’est moi que tu as choisie ! Personne ne t’a forcé ! Alors maintenant assume ! Tu t’enorgueillis d’être un homme alors prouve-le et assume tes actes !

Assumer… Je ne faisais que ça. À longueur de journée, de mois et d’année… Assumer, ça me bouffait. Elle n’en avait pas tort pour autant. Cependant, de toute évidence, j’assumais mal. Je n’avais jamais réalisé qu’elle vivait la même détresse que moi. Ça nous fit un premier point commun. Pas mal après presque deux ans de mariage. Pour la première fois depuis Maria, je regardai une femme dans le fond des yeux, et j’y décela toute la souffrance que j’y avais déposé. Je décelai ses larmes avant même qu’elles ne sortent et revis à travers son regard toute notre vie commune. Sa vie n’était que désillusion compromis et frustration, le tout camouflé sous un vernis de sourires et d’amabilité ; parce qu’elle m’aimait et qu’elle m’aimait encore. Un peu du mois. Pour la première fois, je ressentis quelque chose à son endroit. De la pitié, certes, mais c’était plus que tout ce qu’elle ne m’avait jamais inspiré. Pris d’une pulsion soudaine, je l’enlaçai et l’embrassai. Surprise de ce soudain changement de comportement, elle troqua bien vite la confusion contre l’extase. Une éternité qu’elle attendait ça, elle n'allait pas laisser passer l’instant. Une passion commune nous embrasa pour la première fois. Un feu de paille qui devrait nous suffire pour une vie.

Il s’éteint aussi vite qu’il s’était allumé et mon envie de tuer, ou plus probablement d’aller me faire tuer, remplaça mon désir précédent. Je crois que je partis avant même que Paula ne se réveille. J’enfilai ma chemise de phalangiste, le seul vêtement que j’aimais, et parti sans un bruit. Pourtant, dans ce silence, je crois déceler, au plus profond de ma mémoire, un léger sanglot. Je l’ai sûrement inventé, car je ne me retournai pas. Oui, j’aurais au moins hésité avant de franchir la porte, si j’avais entendu quelque chose.

En tout cas, contrairement à ce que j’avais craint, s’engager ne représentait aucune difficulté. L’état organisait tout. Sans impliquer directement l’Espagne, Franco assénait, par notre intermédiaire, quelques coups au bolchévisme. Cela me convenait. Tant que je pouvais me battre et partir, tout me convenait. Qu’importe que le pays ne déclare pas à son tour la guerre à l’ogre rouge, je n’avais pas la tête à ça, je n’avais la tête qu’à moi. Jamais de ma vie je ne me comportai si égoïstement. Le monde pouvait bien brûler, pour peu qu’on me laisse une petite place au milieu du brasier, cela m’allait.

Toujours à bicyclette, je me rendis à Cordoue. Cette route que j’avais jadis parcouru le cœur plein d’allant, je la retraversai comme un vieillard, un vieillard qui contemplerait sa vie n’y trouvant que regrets et chagrins. Seul l’uniforme et le fusil ne l’avaient pas déçu, aussi trouvait-il en la tempête qui agitait le siècle l’occasion de s’y replonger. Ce chemin, sur lequel jamais le soleil ne se couchait autrefois, revêtait désormais des airs mornes. Le blé bronzait sous le soleil de midi, et pourtant je n’y voyais que du gris, et le seul bleu qui ressortait ne provenait pas du ciel sans nuage mais de la chemise que je portais, mémoire de mes gloires passées.

Ça ne m’empêchait pas de pédaler vite. Très vite en fait. Moins attiré par ce qui se trouvait devant que fuyant ce que je laissais derrière moi, il est vrai. Au fur et à mesure de ma course, un sourire se dessina sur mes lèvres. Sans que je ne le contrôle, mon esprit se mit à vagabonder à travers ses souvenirs. Un potage en compagnie de Marco et Ricardo au fond d’une tranchée, une dispute pour une bouteille avec Esteban, une nuit sous les étoiles à communiquer en silence avec Fernando, mon frère…

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