Chapitre XXIV

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Cette fois-là, pour la première fois depuis bien longtemps, je le sentis, je ne me trompais pas de chemin. La grisaille se dissipa un tantinet et j’entraperçus les mille couleurs de l’été. Je saluai le chêne millénaire qui me contemplait et, de ses branches caressées par la brise matinale, il esquissa un geste de sympathie à mon endroit. Je le remerciai d’un geste de la main et lui accordai mon premier sourire depuis des mois. À un vulgaire arbre. Et voilà que la même expression se réinscrit sur mon visage aujourd’hui. Je reste aussi benêt qu’à cette époque. Paula se serait arraché les cheveux si elle avait vu la complicité qui existait entre ce végétal et moi. « Voilà que tu me trompes avec un tronc et des branches », aurait-elle pu me lancer le plus sérieusement du monde. Non, il y aurait quand même eu un brin d’humour derrière sa critique. Mais il eut été caché, difficile à déceler, et je ne la connaissais pas encore assez pour parvenir à le saisir.

En tout cas, cette pensée ne m’effleura pas un seul instant. Seul Cordoue m’obnubilait, la phalange et l’échappatoires qu’elles m’offraient. Je me pris à rêver, comme lors de mes jeunes années, et de m’imaginer en chevalier terrassant l’Hydre communiste. Cependant, j’avais vécu. Rapidement, des songes plus réalistes de sang, de barouf et de hurlement prirent le dessus. Mais il y demeurait, malgré toutes les horreurs gravées en ma mémoire, un zeste d’héroïsme suffisant pour que je ne songe pas à reculer.

Cela faisait longtemps que je ne m’étais pas rendu en ville. Les souvenirs de la guerre civile avaient disparu. Tout avait été réparé et l’on se baladait au marché ou sur les places comme si de rien était. Quelques militaires, toute médaille dehors, flânait sur quelques terrasses et alpaguait, de manière plus ou moins élégante, les jolies filles qui passaient. Alors que les paysans remuaient ciel et terre pour les moissons, et que les ouvriers se tuaient à l’usine, il régnait ici une odeur de vacances et d’insouciance. Tout cela m’ému. Circonscrits à une cité, je pouvais néanmoins contempler le fruit de mes combats. Je ressentais la même chose que l’éleveur qui, après une saison de lutte contre les frimas de l’hiver et les ravages de la tempête, contemple heureux l’unique mouton qu’il est parvenu à sauver.

Habillé de ma tunique bleue et paré de mes décorations, j’avançais torse bombé. Je regoûtai aux joies de la fierté. Les bourgeois se retournaient sur mon passage, certains me congratulaient et les soldats me saluaient lorsque je passais à leur niveau. Ici, je redevenais quelqu’un, un de ces êtres à qui on accorde de la valeur sans même connaître leur nom. Prêt à tous les détours pour me baigner davantage dans les regards admirateurs, je me dirigeai lentement vers le quartier général de ma vieille section. Tout avait bien changé. La petite porte autrefois gardée par Esteban et Sergio grouillait de monde. La mode était à la chemise et au calot. L’intimisme du passé avait disparu, remplacé par une banalité presque effrayante.

En trois ans, tout le monde avait adhéré aux idées pourtant si confidentielles de Primo de Riveira. Ou, plus probablement, on avait adapté ses idées pour qu’elle parle au tout venant. Lui mort, il se retrouva avec cent prophètes, prêts à prêcher tout et son contraire pourvu qu’on adopte l’uniforme du parti. La phalange, la vraie, avait vécu et elle agonisait désormais devant moi, écrasée par le nombre. On achetait ses vêtements comme on de simples babioles qu’on trouve dans les magasins pour touriste. Et on recrachait ses slogans benoitement sans les comprendre.

Le brouhaha confus du vomissement de discours simplets me provoqua la nausée. Les vautours se repaissaient d’un lion et, s’enorgueillissant des morceaux de crinières qu’ils picoraient, se prenaient pour des fauves. Même ça, ils le bâclaient. Tous ces vantards portaient des habits froissés, des couvre-chefs mal en place, et refusaient obstinément de se tenir droits. Rien qu’à l’attitude, pas un sur dix ne valaient nos gars d’avant la guerre. Voilà ce qu’il en coûte de voir ses idéaux triompher : on n’a pas le temps de se réjouir que la masse les piétine, les travestis, les caricature.

Qu’importe, j’avais passé l’âge de philosopher. De toute façon, tout cela ne me surprenait pas. J’avais assisté au délitement de toute intelligence du fond de mes tranchées. La bêtise l’avait emporté contre la docte criminalité. J’y avais pris ma part et j’en assumais les conséquences. Mieux valait ça que l’inverse. De toute façon, je n’étais pas venu pour réfléchir mais pour me battre. Au diable les grands discours, la parole était au fusil. Il parle fort et convainc beaucoup mieux. Voilà bien une chose que j’avais apprise à la phalange. Sur ce point, la nouvelle génération ne dédierait pas l’ancienne. D’ailleurs, nombre de ses blancs-becs, dont beaucoup plus âgés que moi, deviendraient mes compagnons d’arme. Ils se regroupaient autour d’un bureau tenu par quelques militaires. Ceux-ci leur indiquaient une feuille sur laquelle une signature valait enrôlement. Nul besoin de procédure pour partir trouer du rouge. Au moins là-dessus, le régime et moi nous retrouvions.

— Miguel ! me hurla une voix familière.

— Sergio ! clamais-je à sa vue.

Nous nous enlaçâmes avec la joie des vieux compagnons d’arme que la vie sépare puis réunit. Depuis la paix et mon mariage, j’avais complétement coupé les liens avec mes vieux camarades. Il me suffit de recevoir une de ses accolades pour réaliser mon erreur. Son contacte seul me donnait envie de sourire, de boire, de chanter et de fêter. Une amitié née sous la mitraille ne souffre pas les affres du temps. Si on m’avait dit ça il y a trois ans, que de tous les gars de la section, ce serait du butor Sergio que je me sentirais le plus proche. Mais les autres étaient soit morts, soit absents. Malgré ça, deux batailles n’avaient pas été de trop pour que se crée un lien avec cet imbécile. Mais quel lien ! Je ne le connaissais pas, je ne savais rien de lui, mais je l’aimais comme un frère. J’avais tremblé et rit à ses côtés, plus intensément qu’avec n’importe qui d’autre. Ses cheveux courts qui laissaient éclore de larges oreilles, sa taille de mente religieuse et ses dents blanches m’avaient manquées, alors que je ne les avais jamais remarqués jusqu’ici. Je l’invitai aussitôt à prendre un verre, oubliant pour un temps mon enrôlement.

Qu’est-ce que nous racontâmes ? Aucune idée. Je ne me souviens que du bonheur que j’ai ressenti. La simple intonation de la voix, tantôt fanfaronne, tantôt guillerette, me suffisait amplement. Peut-être même ne prononçâmes-nous que des syllabes, qui prenaient toutes leur signification en fonction du ton qu’on y insufflait. Nous n’avions pas besoin de mots pour nous comprendre et apprécier l’instant. Nous nous retrouvions tels deux chiens heureux, qui, sans rien comprendre à leurs aboiements respectifs, ressentent la joie immaculée d’un moment partagé.

Aucune des phrases qu’il prononça ne ressurgit aujourd’hui. Avait-il une famille ? Une épouse ? Des frères ? Quel métier pratiquait-il ? Impossible pour moi non seulement de m’en rappeler, si tant est que je l’ai un jour su. Une seule chose ne faisait aucun doute : Lui aussi comptait s’engager en Russie. Tant mieux, je n’irai pas seul au milieu d’inconnu. Notre verre fini, nous retournâmes au poste d’enrôlement et signâmes ce fameux formulaire. Ensuite, il nous fallut attendre… Guère plus de quelques jours, mais cela représente une éternité lorsqu’on n’a pas vingt ans.

Sergio m’hébergea chez lui. Il vivait dans une petite chambre de bonne, directement sous les toits, et dans lequel régnait une chaleur infernale. Il déposa, à même le plancher usé, un vieux matelas dont je me gardai bien de demander l’origine. Il empestait la transpiration de ses précédents usagers et je pouvais même discerner la morphologie de certains grâce aux marques qu’ils avaient laissées. Entre la canicule et l’odeur, je redoutais des nuits bien pires que celles que j’avais passé dans la boue. Heureusement, mon camarade avait un bon remède à ces maux : l’alcool.

Tous les soirs, à partir de treize heures, selon sa définition, nous buvions, tantôt à nos retrouvailles, tantôt au bon vieux temps, tantôt à l’avenir et plus souvent encore sans raison. Je n’avais jamais vraiment pris l’habitude et je peinais à le suivre. Pourtant, il possédait un talent certain pour persuader autrui de se saouler avec lui et de vomir avec le sourire. Que ce soit moi ou de parfaits inconnus. C’est qu’il devait « brûler son pactole » avant le grand départ, et il comptait sur moi pour l’y aider. Quelques dizaines de pesos, peut-être cent à tout casser, qu’il dépensait à toute vitesse tel le plus grand des coureurs. Quand l’épuisement se faisait sentir, je lui accordai un second souffle en regonflant son portefeuille via les quelques sous que j’avais songé à emporter. Ainsi, nous ne nous retrouvions jamais à court de liquide. Le vin et la sangria coulaient à flot, les bons pour commencer, la piquette pour nous achever. Pourtant, nous parvenions toujours à retrouver le chemin du foyer. Un avantage inattendu de cette débauche perpétuelle était que les défauts de la sobriété, comme l’odorat ou le besoin de dormir sur un lit propre, s’effaçaient face à l’ébriété.

Le matin, je lavais tant bien que mal mon uniforme des affres de la veille avant d’à nouveau l’éprouver dans les mésaventures du jour. Je mettais un point d’honneur à ce qu’il reste toujours propre et faillis même en venir aux mains avec un autre phalangiste qui, sans avoir bu, le portait moins bien que moi après dieu sait combien de verres. Il se sauva la mise en s’engager à nous entretenir pour toute la soirée. Durant une nuit, il devint le meilleur ami de Sergio, et un peu le mien aussi. Le lendemain, il avait disparu de nos vies. À force, j’en vins à regretter mon prochain départ. Dans un rare moment d’insouciance juvénile, j’en venais à croire que je pourrais continuer ainsi éternellement. Aux côtés de Sergio, je deviendrai une sorte de nouveau Bacchus, bénissant chaque établissement de ma présence et recevant en offrande les liqueurs et mets du tenancier. Je virerai bien vite obèse mais heureux et mourrais fauché à trente ans d’une nourriture trop riche. Au ciel, un éternel banquet m’attendrait, paradis des festoyeurs dévoués, morts de leur foie pour leur foi.

La réalité refit surface un tantinet plus tôt que je ne l’escomptais. Un matin, alors que nous nous apprêtions à remettre la tournée des bars, Sergio, mieux remit que moi de la veille, se raidit d’un coup, claqua des talons et s’époumona :

« Mon lieutenant ! », à moitié goguenard mais aux trois quarts sérieux.

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