Chapitre XXV
Quand je tournai les yeux, je découvris mon frère, Fernando, droit comme un piqué, si enragé que je percevais son cœur battre de colère et ses tempes se gonfler et se dégonfler au rythme de son humeur. Cette vision dissipa aussitôt les derniers relents d’éthanol qui parcouraient encore mes veines. Un tantinet plus petit que moi, et pourtant tellement plus imposant, il me toisait de son regard sombre sans prononcer le moindre mot. Mais j’avais pris de l’assurance. L’uniforme reluisant, l’esprit clair et la détermination inébranlable, je me tins face à lui sans piper mot.
Une once de respect naquit au milieu de toute sa fureur. La fierté de m’avoir bien éduqué, de m’avoir façonné au moins un peu à son image. Ou alors s’agissait-il du plaisir de me retrouver après tout ce temps. Ou bien rien de tout cela, et je me dépeins simplement une nuance qui jamais n’exista. Je peine toujours à me représenter la tension qui sévissait. La présence de Sergio au garde à vous a sans doute ajouté une touche comique pour le badaud qui se promenait là, quoique j’en doute, tant notre confrontation était palpable. J’avais l’impression que l’air bouillait autour de moi, que le soleil focalisait tous ses rayons sur nous et que le premier qui exprimerait un brin de relâchement perdrait l’affrontement.
Ma résilience dut lui plaire, car il prit la parole en premier. Ou alors l’âge l’avait rendu moins têtu :
— Tu sais pourquoi je suis là !
Je ne répondis rien.
— Tu es marié, tu as oublié ? Allez, j’ai mis trop de temps à te trouver pour rentrer bredouille. Rejoins vite ta femme et restons-en là, sinon je t’attrape par la peau du cou et je te ramène de force.
Je restai muet, impassible.
— Tu ne réalises pas combien Paula s’inquiète pour toi. Elle ne sait même pas si tu es toujours en Espagne. Elle s’imagine le pire.
— Et alors ? Crois-moi, tant que je me tiens loin d’elle, nous en serons tous deux plus heureux, rétorquais-je bras croisé, immobile comme un roc.
— Personne ne t’a forcé à l’épouser.
— Et personne ne m’a forcé à rempiler pour une seconde guerre, mais voilà, c’est fait. J’aurai tout le temps de regretter quand j’y serai. Tu passeras mes amitiés à mon épouse. Avec un peu de chance, elle deviendra vite veuve et elle pourra recommencer à vivre.
Fernando décocha un soufflet qui m’atteint pleine joue. Je ne mouftai pas et retins les larmes qui menaçaient de couler. Lui aussi demeurait là, aussi imperturbable qu’une pierre. Même son coup ne lui avait pas décroché une expression. Il l’avait asséné comme il aurait serré une main ou tenu une porte ouverte : par convenance et non emporté par une quelconque passion. Son rôle d’aîné lui imposait de me frapper. Il tenait toujours son rôle, mais j’étais curieux de découvrir ce qui allait se produire lorsque son rôle de frère contredirait son rôle de mari. Le premier dilemme de toute une vie. Je ressentis une pointe de satisfaction à l’idée que ce soit moi qui le lui impose. Je dus laisser échapper un rictus.
Lui, pesait ses options. Il jaugea Sergio. Non, il ne pourrait pas l’entraîner contre moi. Le départ était pour demain, pas le temps non plus de ramener quelques gros bras de son régiment pour m’empêcher de partir. Il laissa échapper un soupir de contrariété :
— Tsss… Tu ne me laisses pas le choix. Je m’enrôle avec toi. Père et mère ne supporteraient pas que je te laisse te faire tuer.
Égal à lui-même. Il avait surmonté l’épreuve en moins de dix secondes. Je ressentis une vive jalousie : sa droiture et sa force d’âme m’inspiraient le plus grand respect. Moi qui avais tant hésité et tant fait d’erreurs, je me retrouvais subjugué par cet être qui, sans jamais réfléchir plus d’une minute, n’en avait jamais commis aucune.
— Et Carmen ? Balbutiai-je, dans un vain espoir de le faire hésiter.
— Elle attendra. Elle ne risque pas la mort, toi si.
Imparable. La phrase sonnait comme une sentence. Décisions était prise, et elle s’avérait aussi irrévocable que la mienne.
L’ambiance de la dernière journée s’avéra moins fiévreuse que les précédentes. Sergio et moi nous abstînmes de boire avec notre futur officier, de toute façon nous n’avions plus de sous. Nous évitâmes soigneusement les bistros et restaurants dans lesquels nous étions déjà passés, de peur qu’on nous reconnaisse et qu’on nous offre des godets devant notre supérieur, déjà bien en rogne. L’ambiance pesante de la hiérarchie militaire pesait de tout son poids, et il fallait au moins ça pour nous préparer à ce qui nous attendait.
Courant juillet, nous partîmes vers Madrid puis, de Madrid, nous nous dirigeâmes via la France direction l’Allemagne. Le ronronnement du train m’apparut plus lent, les paysages plus mornes et l’aurore moins scintillante. Rien d’anormal à cela, les paysages ne se découvrent jamais qu’au travers du regard de celui qui les contemple. L’enthousiasme de mes premières campagnes m’avait quitté. Je fuyais le malheur pour une morne atonie, et ce mot décrivait si bien ma façon de percevoir tout ce qui m’entourait.
Je fus presque déçu de retrouver par-delà les Pyrénées des paysages semblables à ceux que j’avais toujours vu. Si, il y avait bien une différence : ici, contrairement à l’Espagne, rien ne laissait supposer qu’une guerre s’était déroulée. Les champs étaient labourés, les villages s’élevaient fièrement au-dessus de la campagne et pas un clocher ne manquait à son église. Voilà donc à quoi devait ressembler le pays basque avant qu’on ne s’y entretue : de belles maisons bien agencées, une terre sèche bercée par les zéphyrs et pas de fausses communes.
Cependant, le contraste avec ma terre natale se renforçait à mesure que nous remontions vers le nord. L’ocre de la terre laissait la place au vert, et les friches du sud se voyaient remplacées par les gras champs du nord. De l’herbe pour le bétail et du blé pour les humains, à perte de vue. On sentait la terre gorgée d’eau, véritable abreuvoir de la flore qui épanche sa soif pour éteindre la fin de l’Homme. Que nos sols paraissaient pauvres à côté des leurs. Sans compter leur avance technologique : pour la première fois de ma vie, j’aperçus des tracteurs en action. Quelle formidable vision que celle de la machine qui assume une part du labeur pour amoindrir la peine du travailleur ! « Voilà vers quoi toute civilisation devrait tendre ! », songeai-je.
Étonnamment, les villes ne m’inspirèrent rien. Certes, nous passâmes à travers comme des oiseaux migrateurs de passage. Mais ces blocs de pierre, aussi bien agencés et soignés qu’ils fussent, ne dégageaient pas la même authenticité que les prés et les bois. Même Paris ne m’inspira pas grand-chose, si ce n’est le froid constat que l’architecture française différait de l’espagnole. Heureusement, à chaque fois, nous quittions bien vite la cité pour revenir à la nature et à ces belles aquarelles.
Toutes ces images nouvelles, pourvues qu’elles soient teintées de vert et de bleu, me sortirent de ma torpeur. Je me sentais comme un enfant qui regarde par la fenêtre pour la première fois. Je dégustais chacun des tableaux qui s’esquissaient devant moi et les gravais pour toujours dans ma mémoire. Dieu est, à n’en pas douter, un maître peintre pour avoir conçu tout cela. Mais il peinait à trouver son public dans ma cabine : Fernando dormit pendant tout le trajet et Sergio farfouillait dans à travers les wagons en quête de je ne sais quoi. Moi seul contemplait à sa juste valeur l’œuvre divine que je redécouvrais à l’aune de la nouveauté.
Je me mis soudain à imaginer les mille régions du monde que je ne connaissais pas encore. Je me figurais des pics enneigés, des désert parsemés d’oasis, des jungles suffocantes et des plateaux rocailleurs. J’entrepris de coller des formes et des couleurs sur les mots que j’avais lus, mais qui étaient demeurés jusque-là des concepts à mon esprit. Puis j’interrompis aussitôt le processus ; je risquai de me gâcher le plaisir de la découverte. Inutile de me figurer ce que je verrais sous peu. Entre l’Allemagne, la Pologne et la Russie, mes yeux ne manqueraient pas de lieux à contempler. Je me représenterai le reste une fois rentré à la maison. D’ici là, je profiterai de chaque plan que la providence offrirait à mes mirettes.
Et justement, le Reich arrivait. Aucune autre nation ne suscitait davantage de fantasmes que celle-ci. Que renfermait-elle réellement ? Les miracles et les rêveries que certains lui attribuaient ? Ou bien les horreurs et la tyrannie ? En réalité, et j’en fus le premier déçu, depuis le train, je ne vis rien de tout cela. Seulement des forêts et des vallons, encore, quelques villes et villages à peine différents des français et la déception de ne me trouver ni au paradis ni en enfer. Pour riche que fut cette contrée, elle n’en demeurait pas plus impressionnante que la précédente. À quoi m’attendais-je ? À d’interminables défilés militaires ? À des pogroms permanents ? À des foules en liesse saluant le portait de leur führer à chaque coin de rue ? Je ne trouvai rien de tout cela. La banalité fracassa d’un coup toutes mes chimères : on vivait sous le nazisme comme sous n’importe quel autre régime, la prospérité en plus peut-être. La grandeur et la puissance ne transparaissaient que dans les journaux et les films, qu’ils proviennent de partisans ou d’opposants.
Ils utilisaient tous les mêmes plans grandioses, tantôt menaçant, tantôt exaltant. Ils employaient tous les mêmes hyperboles, mélioratives ou dépréciatives. Mais tout ça n’était que de la propagande. En réalité, l’Allemand, comme l’Espagnol ou le Français, écoulait ses jours dans le calme et la paix. Où se trouvaient donc les immenses bâtisses, preuves du génie germanique ? Pourquoi, la nuit, aucun faisceau ne venait éclairer les cieux comme pour accueillir une divinité nordique. Pourquoi nul opéra dantesque ne résonnait dans la patrie de Wagner ? Où étaient donc ces bourreaux des peuples ou ces chevaliers protecteurs de la civilisation qu’on nous vendait tant ? Ah, si, eux se trouvaient en Russie, là où j’allais.
Mais d’ici là, les teutons nous prendraient en main. Le mot efficacité prit un sens nouveau aux côtés de ces gens : à peine descendit du train qu’un colonel nous accueillit dans son charabia. Et pourtant, on comprit immédiatement que le repos s’achevait ici. On nous conféra des uniformes de la Wehrmacht et, sans comprendre un mot, on saisit bien qu’il nous fallait nous en vêtir. Mais c’était hors de question ! Nous étions Espagnols, pas Allemand ! Avec les mains, je signifiais mon refus puis montrai fièrement ma chemise. Non, en réalité, je ne fis qu’imiter les autres. Si aucun n’avait rouspété, j’aurais enfilé leur tenue sans rouspéter. Mais ils avaient raison ! Je reconnaissais là les phalangistes du premier jour, droits et incorruptibles. Je regrettai d’ailleurs bien vite de ne pas avoir pris l’initiative du refus. Nous nous battions pour notre nation, par l’intermédiaire d’une autre. Nous nous devions donc d’en arborer la couleur, et celle-ci était le bleu de feu Antonio Primo de Riveira ! Un bleu foncé, tirant presque sur le violet, à l’allure martiale. Nous ne nous battrions pas avec une autre teinte ! Sur ce coup-là, notre détermination dépassa celle des allemands ! La division Azul était née. Aucun autre écart ne nous serait accordé.
Tous les jours et toutes les nuits les exercices s’enchainaient : maniement des nouvelles armes, combat interarmes, simulations d’assaut, tirs de couverture, tire de suppression, prise de tranchée, marches nocturnes, marches forcées, reconnaissance en force, repli sous le feu, camouflage. Tout cela sous le cri des officiers allemands : « Vorwärts ! » pour « En avant ! », « Ans Ziel ! » pour « Vers l’objectif !», « Auf ran » ! pour « Au pas de course ! » et bien sûr « Halt ! », le plus transparent de tous. Ces hurlements, plus que ces mots, résonnent encore en moi, et toujours avec la même intonation brutale. Cela n’avait rien à voir avec les classes dispensées à la caserne de Cordoue : là-bas, on nous inculquer l’obéissance, ici, on nous préparait pour la guerre. Là-dessus, ils avaient de l’avance sur nous : Mitrailleuses lourdes, légères, canons d’infanterie, tubes antichar, mortiers, mines… Nous sortions du bac à sable dans lequel nous jouions avec nos vieilles pétoires. À croire que, finalement, je n’avais jamais vécu de bataille. Comparé aux vétérans qui nous encadraient, on passait pour des amateurs, et pourtant nombre d’entre nous avaient déjà connu le feu.
Même Fernando peinait à suivre le rythme. Pour lui, le combat, c’était facile, on déchargeait nos fusils, on avançait, on rechargeait et on recommençait. Ce qu’on nous enseignait ici était infiniment plus complexe. Les manœuvres germaniques ne lui plaisaient guère, il savait foncer et ça lui avait toujours réussi jusqu’ici. Mais il s’appliquait, il ne s’arcbouta pas sur ses vieilles méthodes. Pas par volonté d’apprendre, mais parce qu’il savait qu’elles pourraient me sauver. Après deux semaines très difficiles, il finit par recevoir quelques éloges de nos contremaîtres, chose rare.
De mon côté, on me promut caporal. Je ne rechignais jamais à la tâche et, si je n’étais pas le meilleur sportif, j’avais acquis la confiance de mes camarades et tâchais toujours de les mener vers l’avant. Une bonne moitié de la section n’avait jamais manié ne serait-ce qu’une carabine et là où Sergio s’en désintéressait, je les prenais au contraire sous mon aile. Ces jeunes gens, parfois plus âgés que moi, me rappelaient mes débuts. Je n’allais pas abandonner les nouveaux sur le carreau ! J’aurais trahi l’esprit militaire et ça, c’était hors de question ! Si la solidarité devait régner à un endroit sur cette terre, c’était bien sur le champ de bataille, et on la retrouvait jusque sur le terrain d’entraînement. C’est qu’avec les cris, l’épuisement, les explosions et une fois même les chars, on s’y croyait.
Annotations
Versions