Chapitre XXVI
Felipe, en particulier, s’attirait ma plus grande sympathie. Un petit gars de Madrid, un étudiant de vingt ans qui avait abandonné ses études pour se battre avec nous. Il relevait plus de l’intello que du soldat et je sentais que sa motivation provenait plus des livres que de son vécu. Pourtant, alors qu’il souffrait indéniablement plus que tous les autres, il ne râlait jamais et s’échinait à donner le meilleur de lui-même malgré la fatigue et les douleurs. Parfois, lors de nos rares moments de repos, il me parlait les étoiles dans les yeux d’un roman ou d’un auteur. Comment un rat de bibliothèque à lunettes avait pu avoir voulu s’engager là-dedans, me demandais-je à chaque fois ? Mais il était là, parmi nous, à endurer les mêmes épreuves. Il me rappelait Carlos avec sa frêle corpulence et son idéalisme juvénile ; sauf que le sien ne s’était pas encore fracassé contre la réalité. À croire qu’il faisait partie des rares espagnols à n’avoir pas trop souffert de notre massacre domestique. Je me retins de le questionner à ce sujet, parce que, sinon, j’aurais dû parler de mon passé et je m’y refusais catégoriquement. Aujourd’hui, je regrette un peu. J’aimerais savoir comment tant de candeur avait résisté à tant d’horreurs. Peut-être aurais-je découvert un secret que j’eus pu partager. J’aurais adoré partager un tel secret.
Reste que même ce Felipe, les allemands réussirent à le transformer en guerrier. Il fallait nous voir avec nos casques, nos arsenal dernier cri et notre discipline de fer. En cinq semaines, nous nous étions métamorphosés. Jamais de ma vie je n’éprouvai une telle confiance en moi. À nous seuls, nous nous sentions d’attaque pour défaire l’URSS. Si elle survivait jusqu’à notre arrivée. Notre séjour avait été ponctué par le récit de leurs débâcles et on finissait par douter qu’on affronte un jour le moindre soviétique. L’effondrement du communisme et le triomphe de l’Europe était une question de semaines ; il fallait se presser pour y prendre part !
On nous chargea dans des trains et, plein d’entrain, nous roulâmes vers l’Est. Je découvris le reste de l’Allemagne avant de pénétrer en Pologne puis dans les mystérieuses contrées russes. J’eus l’impression d’entrer dans un autre monde. Tout n’était que forêts, pauvres masures en bois et cités en ruine. Les arbres conféraient à coup sûr de meilleures protections que les minables bicoques qu’ils avaient construites aux alentours. Ces gens n’avaient pas évolué depuis le moyen âge et encore, un moyen âge lointain et arriéré. Quant à leurs villes… difficile à jauger, elles n’étaient plus que tas de gravier. Ainsi défilait devant moi le bilan de vingt années de communisme : la misère et la ruine. Je souris face à ce spectacle car j’avais sauvé l’Espagne de ce destin. Je me demandais où les russes trouvaient la motivation de se battre pour un tel amas de crottin. À leur place, j’aurais mis bas les armes et accueilli à bras ouvert l’envahisseur ; c’eut été faire preuve de patriotisme. Qu’il dégage à grand coups de botte la clique de tyrans qui les gouvernait et qu’il leur permette enfin d’entrer dans le second millénaire.
Au sourire qu’affichaient mes camarades, beaucoup pensaient la même chose. Ils se délectaient du spectacle qui défilait devant eux. Nous allions bouter les barbares hors d’Europe et sauver les honnêtes gens. Cette guerre-ci s’annonçait comme celle des livres, en plus facile. Moscou et Leningrad n’allaient pas tarder à tomber, et avec elles, toute l’Union soviétique. On nous déposa finalement à Smolensk, où ce qu’il en restait. Au milieu des gravats, seule tenait, comme un symbole, l’église ; celle-là même que les marxistes avaient voulu éradiquer. Désormais, il ne restait qu’elle, contemplant ses croisés venus la sauver et toisant ses ennemis gisant à ses pieds. On ne nous laissant le temps que d’un signe de croix pour célébrer ce petit miracle. L’instant d’après, on nous ordonna de marcher, par de petits chemins miteux qui sinuaient à travers bois et marécages, vers la ligne de front.
À cet instant, nous entrions au purgatoire. Deux semaines durant nous arpentâmes le tartare des campagnes russes, croisant ci de là des paysans qui mendiaient leur pain ou fuyaient notre approche. L’impressionnisme bucolique de l’Europe occidentale se trouvait remplacé par un enfer baroque tout droit sorti de l’esprit de Brueghel. Lorsque nous traversions des villages, nous découvrions des isbas brulées, des vieillards au regard vide et, de temps à autres, des corps pendus à l’entrée. « Des commissaires », me répétai-je pour me rassurer, « Ils l’ont sans doute bien mérité ! » Et j’effaçai aussitôt de ma mémoire pourtant bien fraiche les visages dépités des pauvres habitants. Le reste du temps, nos bottes s’enfonçaient dans la boue, et nous nous débattions autant avec la tourbe qu’avec notre barda. Le soir, nous luttions contre l’humidité, les pluies diluviennes et la fièvre qui guettait chacun de nous. Heureusement, les insectes nous épargnaient, il y avait de vrais cadavres non loin à picorer, et le vent balayait leur odeur. De temps à autre, nous croisions la carcasse d’un tank, une charrette éventrée et son cheval dans le même état à côté. Plus loin, un bataillon rouge se décomposait, dévoré par les mouches. À quelques kilomètres, une fausse recouverte de terre fraiche et un panneau avec je ne sais quoi d’inscrit en allemand. Une dizaine de mètres à gauche, deux tombes et autant de croix qui supportaient les casques de leurs anciens propriétaires. Sans le savoir, nous piétinions une bourgade rasée jusque dans ses fondations. Je ne l’aurais pas remarqué, si mes pupilles ne s’étaient pas égarées vers un pan de mur que j’avais pris pour du charbon, tant il était carbonisé.
Un ouf de soulagement émana de la troupe lorsqu’enfin, après deux semaines d’errement au milieu des charniers, nous atteignîmes nos positions. Fini le temps de crapahuter, commençait désormais celui de creuser. Quelle maudite saison que l’automne en cette région ! Le sol coulait de nos pelles, se glissait entre nos doigts et retombait de là où nous l’avions extirpé. À peine façonnions-nous un trou qu’un coulis marron s’y engouffrait et le rebouchait. Sous la pluie diluvienne, nous tournions et retournions la gadoue dans tous les sens, insérions des planches de bois pour faire tenir notre maigre ouvrage, puis recommencions sous les avalanches de bourbe. On remuait la fange pour s’y enterrer vivant. Sous peu, on la remuerait à nouveau pour y déposer nos dépouilles.
Alors même que nous aménagions nos positions, les russes tentèrent de nous cueillir. Des obus se mêlèrent aux torrents du ciel et se fracassèrent dans la mêlasse, la plupart n’explosant pas. Sur des embarcations de fortune, se rapprochant plus du radeau que de la barque, quelques centaines d’hommes tentèrent de traverser le traverser le fleuve agité. Leur tenue ressemblait aux haillons que portaient les mendiants d’Espagne. Nous ne luttions pas contre des soldats, mais contre des vagabonds. Nous les accueillîmes comme il se devait et les repoussâmes aisément et sans perte. Rien qu’une piteuse comédie interprétée par des clowns tristes et bientôt morts servie par Staline en guise de bienvenue. Cette escarmouche suffit à me convaincre de notre victoire imminente.
Dans la foulée, on nous ordonna de les poursuivre et de franchir la Volkhov. Là encore, la technique germanique tranchait avec l’amateurisme soviétique. Nous disposions de canots pneumatiques et nous traversâmes, sous le couvert de nos canons, l’obstacle. En face, chaque buisson crépitait, chaque maison vomissait du feu mais, écrasés sous nos obus et le piquet des avions, la résistance s’éteignit vite. Dans la section, un seul soldat fut blessé au bras. Le combat avait tourné si facilement en notre faveur que nous hésitâmes à le qualifier de victoire. Durant une courte période, la gloire s’acquérait à peu de frais. Nous cantonnâmes ensuite dans les localités conquises. « Cette guerre, songeai-je, se révèle plus facile que l’exercice ».
En dépit de l’aisance avec laquelle nous avions avancés et de l’abattement adverse, Fernando ordonna qu’on fortifie au mieux le village. Tous, nous nous demandions pourquoi déployer tant d’efforts devant un ennemi vaincu, mais la fermeté de l’ordre ne tolérait aucune discussion. À nouveau, nous nous improvisâmes terrasseurs et creusâmes à même les rues des tranchées et des boyaux pour recevoir les fous qui voudraient nous déloger. L’usage de la pelle nous épuisait plus que celui du fusil.
Puis nous attendîmes la fin du conflit et l’annonce de la victoire. Chaque matin, nous nous rassemblions autour du poste radio ou guettions l’arrivée d’un officier dans l’attente de la proclamation finale, celle qui clôturerait ce massacre unilatéral. Puis, les jours devinrent des semaines et la neige remplaça la pluie ; l’hiver arrivait. Tous, nous pensâmes à Napoléon et à son triste sort. D’abord dans l’intimité de notre esprit, puis à demi-mot avant que nos craintes ne s’étalent plus ouvertement. Felipe, bercé de littérature, connaissait bien le destin de la grande armée et, entre deux tremblements dus au froid, j’en décelai un de peur.
Seul Fernando restait de marbre. Toujours de son ton impérieux, il ordonnait qu’on coupe du bois, qu’on chasse, davantage pour la peau que pour la chaire, et qu’on déblaye autant que possible le semblant de route qui nous reliait à l’arrière. Nous ne souhaitions pas ralentir l’arrivée de manteaux et de gants qui, hélas, arrivaient au compte-goutte. Nous nous les repassions les uns les autres en fonction de qui écopait du tour de garde. Nous maudissions ces satanés flocons plus que les russes. Bientôt, même la rivière gela et devint aussi dur que le sol. Jamais je n’aurai cru qu’un aussi grand cours d’eau eut pu se figer de la sorte. Pour lui, le temps s’arrêtait, il reprendrait au printemps. Grâce au prodige de la nature, il évitait le frimas autant que le blizzard. Qu’est-ce que je l’enviais quand, prostré dans mon abri qui me paraissait un tombeau, je me recroquevillais sur moi-même, accoutré de ma stupide chemise, à la recherche de la moindre bribe de ma propre chaleur. « Quel pays de merde ! », hurlais-je en mon for intérieur. Lui seul se défendait là où ses hommes l’abandonnaient. Je me sentais comme la cible d’une malédiction lancée par les anciennes divinités païennes, gardiennes des forêts et maîtresses de la glace.
Leurs dévots impies durent entendre ma provocation muette car, le lendemain de mon insulte, l’artillerie rouge me rappela à l’ordre. Un baroufle du diable me réveilla en sursaut et fit ressurgir mes pires souvenirs castillans. Je savais ce qui nous attendait, Felipe beaucoup moins : les romans, ça rend très mal les sons et aucun entraînement ne peut préparer au tonnerre de cent batteries et au déluge de mille obus.
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