Une feuille sur l'eau
Mathilde attendait depuis plusieurs minutes déjà quand la porte d’entrée s’ouvrit. Elle avait eu le temps d’observer dans les moindres détails la plaque dorée accrochée à sa gauche : LETO SAMBA-BROWN, Tea Party Therapy, Psychotérapeute. Sa méthode de soin lui avait semblé au premier abord assez particulière, mais Mathilde était une femme ouverte à la nouveauté. Il était d’ailleurs grand temps qu’elle sorte de la cage dorée qu’elle s’était elle-même forgée durant toutes ces années. Il lui fallait de l’air, et vite. Elle en était là de ses réflexions quand la porte s’ouvrit énergiquement. Une femme de grande taille, à la peau sombre et au sourire éclatant lui fit face et l’invita à entrer.
_ Mme Lechanal, c’est ça ? Je suis Léto Samba-Brown, et je suis très heureuse de faire votre connaissance.
La jeune femme était tellement lumineuse qu’elle en fut très impressionée. Des sons de clochettes accompagnaient chacun de ses mouvements, et les perles cauris tournoyaient dans ses locs relevées en un chignon négligé. La thérapeute sembla s’en apercevoir puisqu’elle l'invita une nouvelle fois à entrer par un geste de la main.
_ Faites comme chez vous, je vous en prie. Ce sera par là.
Mathilde suivit la jeune femme, timidement d’abord, comme si le moindre son que ses pas produisaient pouvait troubler la parfaite harmonie qui régnait dans la pièce. Pourtant, le son joyeux du tintement des bracelets de la fée devant elle la ranimait d’une étrange gaieté, et son pas s’affermit. L’entrée dans la pièce principale lui fit comme un choc. Le séjour était baigné d’une lumière douce filtrée par l’immense baie vitrée. La pièce était une cathédrale de feuilles : des plantes formaient des cascades de touches vertes, et lles couleurs variaient en fonction de l’intensité de la lumière. Tout semblait magique et immatériel. Elle en eut le tournis.
- Tout va bien ? Lui demanda une voix inquiète derrière elle.
Mathilde se retourna brusquement, comme happée d’un mirage. Il lui semblait que tout son être baignait dans une brume d’or et d’encens.
- Oui, tout va bien merci. Je suis juste un peu éblouie.
- Asseyez-vous, je vais vous apporter votre tasse de thé.
Mathilde obéit et s'assit gauchement sur une chaise en osier, face à une grande table ronde. Le bois était strié de rides brunes et noueuses. La nouvelle patiente y aplatit ses paumes comme pour tenter d’extraire un peu de sa chaleur. Elle était la première à y déposer les mains, combien de personnes feront comme elle ? Elle fut rapidement tirée de ses pensées par le son du contact du service à thé avec la table. Une mince pellicule de buée s’était formée sur les parois cristallines de la théière. Elle était finement ornementée de détails gravés dans le verre, et son anse était une large courbe dont la fin formait la tête d’un cygne finement ciselée. Le luxe étrange de ces objets mit Mathilde mal à l’aise. La pyschothérapeute dut s’en aperçevoir une nouvelle fois.
- Étrange comme théière n’est-ce pas ? Mathilde se contenta d’un hochement de tête, gênée d’avoir exprimé un intérêt un peu trop prononcé pour ce bibelot. Je l’ai trouvée dans une brocante. Je peux vous dire que j’ai laissé quelques plumes dans la négociation, le marchand était féroce.
Mathilde se contenta de répondre avec un léger sourire. Sa nouvelle psychotérapeute semblait comprendre qu’elle était une femme de nature reservée et discrète. Elle continua son discours de bienvenue.
- Aujourdh’ui nous entamons la première séance, annonça-t-elle tandis qu’elle disposait les tasses de thé dotées tout comme la théière d’une anse cygne. Comme vous avez pu certainement le lire sur mon site internet, ma méthode consiste à nous réunir autour d’une tasse de thé de votre choix. Je pars du principe que vos goûts en termes de boisson me permettent de mieux vous connaître et de mieux cerner votre personnalité. Je crois qu'une bonne tasse de thé délie toujours les langues et apaise les cœurs.
La jeune quinquagénaire était douce et peu bavarde. Mathilde Lechanal était une femme ronde, assez petite, dont les cheveux mi-long poivre et sel traversés par quelques mèches jaunes (stigmates d’une vieille coloration) lui tombaient en boucles lâches sur les épaules. Sa main gauche qui tripotait son pull rouge trahissait une nervosité qu’elle semblait vouloir dissimuler sous un sourire doux, mais forcé.
Mathilde Lechanal, cinquante-deux ans, mariée et femme au foyer. Mère de quatre enfants dont trois ayant quitté le cocon familial. La vie de cette ancienne institutrice était rythmée par les tâches ménagères, les repas, les courses et la correction de copies, activité lui permettant de gagner un supplément de salaire non négligeable. On pouvait deviner la naissance d’une longue cicatrice encore rosée sur l’une de ses clavicules, assez vieille pour ne plus provoquer de douleur vive, mais assez fraîche pour permettre à celle-ci d’apparaître. Léto avait d’ailleurs appris en lisant sa fiche informative que sa première patiente sortait d’une lourde convalescence.
_ Bien, reprit-elle en ouvrant le coffre à thé qu’elle venait de poser sur la table. Je peux vous proposer environ une trentaine de saveurs. Je vous laisse choisir !
Mathilde observa avec attention la ribambelle de boîtes à thé multicolores. Celles-ci formaient une mosaïque aux couleurs acides. Le coffre en bois était finement sculpté, des motifs floraux incrustés dans le bois de chêne prenaient vie sous la lumière, et leurs pétales jouaient avec les ombres créées par leur relief. Mais cette fois-ci, la douce patiente ignora son malaise grandissant et se rapprocha pour mieux apprécier le travail du bois. Elle centra ensuite son attention sur les boîtes à thé et les examina une par une, la curiosité dans les iris.
_ J’aimerai le thé oolong au gingembre, s'il vous-plaît.
Léto haussa un sourcil. Surprenant n’était pas un adjectif suffisant pour définir sa stupéfaction.
_ Un choix original, mais tout bonnement intéressant.
Mathilde esquissa un nouveau sourire, franc cette fois-ci, réagissant tel un enfant que l’on récompense pour ses bonnes décisions. Elle observa avec gourmandise la thérapeute verser l’eau bouillante d’abord dans sa tasse, puis dans la seconde, libérant la couleur bleue des feuilles qui infusent.
- C’est l’étape que je préfère dans la préparation du thé, expliqua Léto dès qu’elle aperçut le visage surpris de sa patiente. L’eau bouillante révèle toute la couleur et la saveur du thé, qui libère toutes ses caractéristiques. C’est un spectacle magique à chaque fois, un spectacle dont je ne me lasse pas. Je considère que l’on peut en tirer une leçon : c’est souvent dans les moment les plus éprouvant que les être humains révèlent leur véritable nature.
- Ce bleu… remarqua Mathilde. C’est une couleur assez particulière pour un thé, non ? Je n’en ai jamais vu de pareil.
- C’est la particularité du thé oolong. Ce bleu profond. Cette couleur royale dégage beaucoup de caractère, mais son goût doux et boisé témoigne de sa grande douceur. Une force tranquille. Vous reconnaissez-vous ?
Mathilde ne répondit pas tout de suite. Elle plongea pendant de longues secondes son regard dans sa tasse, dont le bleu profond du liquide qu’il contenait lui fit penser à une mer sans fond. “Force tranquille”. C’est vrai qu’elle était discrète, peu bavarde, n’intervenant dans des conversations que rarement, et seulement si l’on y invitait. Elle avait pris l’habitude de passer inaperçue. Elle ne ressentait pas le besoin d’être remarquée, pourvu que les personnes qu’elle aime soient en bonne santé et heureuse. Tranquille, certainement. Forte… Elle en doutait.
- Eh bien… Discrète, tranquille, oui je le suis. Enfin, c’est important vous savez. Avec un époux comme le mien ! Deux fortes têtes, l’une se battant toujours pour prendre le dessus sur l’autre… Non, ça n’aurait jamais pu fonctionner, André n’aurait jamais pu souffrir ce genre de femme.
Elle avait dit tout cela dans un sourire résigné, presque triste, les yeux perdu dans le vide, semblant être échoués sur une masse invisible. Léto l’observait d’un regard attentif, patientant tranquillement que sa patiente développe.
- Et puis avec les enfants… Une mère n’a pas le temps de briller. Avez-vous des enfants ? Léto fit non d’un signe de tête. J’étais toute seule à la maison pour m’occuper d’eux. J’en ai quatre, quatre merveilleux enfants, tous intelligents. Le dernier, Raphaël, a dix-sept ans. Dix-sept ans !
- Et avant tout cela, avant votre mariage, avant la naissance de vos enfants, qui étiez-vous ? Comment vous décririez- vous ?
Mathilde porta la tasse de thé à ses lèvres, mais grimaça instantanément de douleur. L'eau était encore bouillante. Une sensation désagréable de picotement se propagea sur le bout de sa langue et dans toute sa lèvre supérieure.
- Oh, excusez-moi ! J’ai oublié de vous demander d’attendre un peu avant de déguster votre tasse de thé. Est-ce que tout va bien ?
Le visage de la jeune quinquagénaire s'illumina d’un sourire :
- Je crois que c’est la première chose que je ressens réellement depuis trente ans ! C’est désagréable mais ça m’a réveillée.
Léto se réprimanda intérieurement pour son manque de professionnalisme, mais le regard amusé de sa patiente la rassura. Il était apparu dans ses yeux une lueur qui jusqu' alors n’y était pas. Mais elle n'oubliera certainement pas de prévenir ses prochains patients. Tous ne seront pas aussi compréhensif que Mathilde Lechanal.
- Il est vrai que le thé a également cette propriété, répondit Léto dans un rire. Alors, quelle genre de personne étiez-vous ?
- J’étais… beaucoup plus rêveuse. Non, naïve. J’étais naïve. Trop naïve. J’avais des fantasmes pleins la tête et une vision de la vie beaucoup trop… Comment dire cela avec justesse… Beaucoup trop romancée.
- Qu’est-ce qui a changé ?
- La vie m’a rappelé qu’elle n’était pas aussi aimable qu’on voudrait nous le faire croire. Et puis, c’est bien mieux comme cela. Je peux me concentrer sur ce qui a réellement de la valeur.
- Qu’est-ce qui à vos yeux possède une telle valeur ? demanda Léto, curieuse, mais devinant à la fois la réponse que sa patiente allait lui donner.
- Mon époux et mes enfants. Ma famille. Rien n’a plus de valeur pour moi que ma famille.
Léto laissa ces paroles résonner dans un silence opaque. Le devoir et le dévouement. Deux mots qui semblaient rythmer la vie et les battements de cœur de sa patiente.
- A présent, reprit Léto, je vais vous demander de réfléchir attentivement à la question suivante, car sa réponse guidera toute la suite de notre parcours. Qu’attendez-vous de ces entretiens ?
Mathilde replongea une nouvelle fois ses yeux dans l’eau bleutée avant de répondre :
- Qu’ils révèlent toute la force tapie en moi.
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