Un appel indésirable

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_ Purée de pomme de terre cuite à la vapeur, mais tu peux pas te magner un peu, mamie ?

Les dix doigts crispés autour du volant, Léto se mordait la lèvre d’agacement. La vieille twingo rouge cerise devant elle n’était pas assez rapide à son goût, et lui avait fait louper le feu vert de la prochaine intersection. Elle luttait intérieurement pour ne céder ni à la panique, ni à la colère. C’était pourtant pas si compliqué que ça ! Le voyage en voiture entre son appartement et la maison familiale ne durait que dix minutes montre en main. Plus vite elle serait arrivée, plus vite elle chasserait cette anxiété sourde qui lui transperçait les entrailles.

_ Vite, vite, vite, putin de merde, vite.

Elle ne prenait même plus la peine de remplacer les noms d’oiseaux par des équivalents moins fleuris. La jeune femme était trop agacée pour faire preuve d’imagination. Elle s’apprêtait à presser son klaxon, mais elle se reprit aussitôt et décida de prendre son mal en patience. Inspiration - expiration, inspiration - expiration.

_ La violence n’est jamais la solution adéquate, Léto, se répéta-t-elle à elle-même. La violence engendre la violence, et elle détruit la paix. La violence n’est jamais la solution adéquate. La meilleure réponse à un problème, c’est l’amour.

Et comme pour approuver ces paroles de sagesses, Léto alluma le lecteur radio de sa voiture, et les premières notes de sa chanson favorite résonnèrent dans l’habitacle. Elle s’imprégna de chacune des paroles, et en but chaque syllabes.

Give me shame I give you peace, from underneath

Give me mind and be a light to re-ignite

Can you open up the doors to let me in

Can you open up the doors to let me in

Mais la voix souple et réconfortante de Tems fut soudain remplacée par une série de sons aigus. Léto jeta un coup d'œil vers l’écran de son tableau de bord, où un numéro qu’elle ne connaissait pas y était affiché. Léto pressa son index sur le symbole vert et prit l’appel.

_ Je suis Léto Samba-Brown, que puis-je faire pour vous ?

_ Bonjour, je suis Ashanti Duboy, la mère d’Imany. J’exige quelques explications concernant la séance d’aujourd’hui.

La voix tranchante d’Ashanti Duboy résonna dans le micro du téléphone. Léto la reçut comme un flèche empoisonnée, et en fut sonnée. Mme Duboy n’avait dit qu’une phrase, mais Léto pu y entendre une maman ours se dresser de tout son long : elle était prête à la déchirer et à la mettre en pièce si ses réponses n’étaient pas assez convaincantes à son goût. Gérer les mécontentements d’une mère en colère était la dernière chose dont elle avait besoin.

_ Que puis-je faire pour vous ? répéta Léto d’une voix qui se voulait ferme, malgré le malaise qui faisait peser sur elle toute la gravité terrestre.

_ Ma fille n’est sortie qu’au bout de vingt minutes de séance, alors que celle-ci était censée durer une heure ! Je l’ai interrogée, et elle m’a dit que vous ne lui aviez rien prescrit ! Vous n’avez même pas parlé du problème ! Et vous osez vous appelez psychothérapeute ? J’aurai dû me méfier quand j'ai pris connaissance de vos méthodes plus que…

_ Mme Duboy, coupa Léto, je vais vous demander de vous calmer.

_ Me calmer ? Vous me demandez de me calmer alors que je viens de perdre soixante euros dans une vulgaire tasse de thé ?

Une colère de plus en plus difficile à maitriser bouillonait dans les entrailles de la jeune femme. Les jointures de ses doigts blanchirent quand elle enfonça ses ongles dans la mousse du volant. Léto tentait désespérément de contrôler ses pensées indignées qui lui hurlaient de lui raccrocher au nez. Pour qui elle se prenais cette bonne femme ? Qu’est-ce qu’elle y connaissait, à la psychothérapie ? Si elle doutait de cette méthode de soin depuis le début, elle n’avait qu’à pas y inscrire sa fille. Léto connaissait parfaitement le danger que représente un orgueil blessé : il ne recule devant rien pour laver son honneur, même s’il doit tout perdre. Mais la volonté de garder le contrôle sur elle-même fut plus forte que sa pulsion vengeresse. Elle prit une grande inspiration et se répéta une nouvelle fois le poème que lui avait appris son père. La violence n’est jamais la solution adéquate. La violence engendre la violence, et elle détruit la paix. La violence n’est jamais la solution adéquate. La meilleure réponse à un problème, c’est l’amour.

_ Mme Duboy, j’ai besoin que vous vous calmiez. Autrement je mettrai fin à cet appel.

Ashanti Duboy eut l’air légèrement surprise, puisqu’elle ne répondit pas tout de suite. Son orgueil de mère lui interdisait d'acquiescer aux conditions de la thérapeute. Elle exprima son consentement dans un silence. Forte de ce bref instant d'accalmie, Léto poursuivit.

_ J’ai écourté la séance d’Imany, c’est vrai. C’est un choix que j’assume entièrement, car elle n’éprouve pas le besoin de se soigner.

_ Je vous demande pardon ? Je suis justement venu vous voir pour que vous lui prouviez qu’elle a un problème ! Pour qu’elle s’en rende compte ! Et vous la renvoyez parce qu’elle n’est pas assez réceptive ?

_ Ma méthode impose une relation de confiance sans faille avec mes patients. Si Imany me dit qu’elle ne souffre de rien, alors je la crois.

Mme Duboy laissa échapper un petit cri mêlant effroi et indignation. Elle n’en croyait pas ses oreilles.

_ Mais ce n’est qu’une enfant ! s’emporta-elle. Elle n’a aucune idée de ce qui est bon pour elle ! Tout psy compétent sait parfaitement que ce genre de malade ne s'avoue pas sa pathologie !

Léto s’en doutait depuis un certain temps déjà, mais cette conversation le lui confirma. Elle portait en horreur les mères en colère. Elle les détestait. Non, elle les haïssait. Elle ne ressentait pour elles que dédain et mépris. Elle la ressentait, Elle. Un long bruit de klaxon la fit sursauter, et Léto reporta son attention sur la chaussée. Il ne manquait plus qu’un accident de la route pour compléter sa journée pourrie.

_ Mme Duboy, repris Léto, dont la voix laissait transparaitre de plus en plus son irritation, est-ce qu’Imany est avec vous ?

_ Oui, pourquoi ? aboya la mère.

_ Est-ce qu’elle vous entend ?

_ Qu’est-ce que ça peut vous faire ?

_ Vous parlez de votre fille comme d’un objet défectueux. Elle vous entend à longueur de journée lui rabacher qu’elle est malade, malsaine. Ce n’est pas à elle qu’elle refuse d’avouer son problème. C’est à vous.

Léto avait dit tout cela d’une traite, comme une série de coups critiques qui achevèrent son adversaire. Chaque mot avait laissé derrière lui une traînée de givre qui emprisonna le cœur d’Ashanti Duboy. Mais l’ère glaciaire ne dura qu’un instant, et la colère reprit ses droits.

_ Vous n’allez pas vous en sortir comme ça ! hurla-t-elle, avant de raccrocher.

Léto poussa un long soupir et braqua le volant vers la gauche. Les pneus de sa vieille voiture d’occasion crissèrent, et la jeune femme entra dans l’allée principale menant à la maison familiale. Une fois qu’elle fut sûre que sa voiture ne gênait personne, Léto poussa un hurlement guttural et frappa de toutes ses forces le volant de la voiture. Cinq longues minutes s’écoulèrent, avant qu’un homme à la peau brune coiffé d’une casquette de baseball bleue tapota doucement contre la vitre. Léto tourna la tête et aperçut le visage alerte de son père la dévisager. Elle ouvrit la porte d’un geste brusque.

_ Tout va bien, dear ? lui demanda-t-il une pointe d’inquiétude dans la voix. J’ai entendu des bruits de klaxon, puis je t’ai vu en train de défoncer ton volant.

Léto regarda avec attention le visage de son père, et observa les rides de son front creusées par l’inquiétude. Elle s’en voulut immédiatement, et poussa un long soupir. La jeune femme sortit de son véhicule, lui prit le bras, et il se dirigèrent tous les deux vers la large porte d’entrée en bois massif.

_ Tout va bien, daddy. J’ai juste besoin d’un gumbo, et d’une bonne tasse de thé.

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