Assise dans le grand canapé en cuir marron (le préféré de son géniteur), Léto contemplait l’immense séjour cathédrale du manoir de ses parents. L’or était partout : sur les moulures, le cadre des miroirs, les structures des lampes, même sur les stylos plumes parfaitement rangés et alignés sur la table basse ovale trônant au centre de la pièce. Elle n’était partie que depuis trois semaines, mais Léto avait déjà oublié les goûts insolents de sa mère pour tout ce qui brillait un tant soit peu. Cela devait être un allèle propre à la famille Samba. Elle ne serait même pas étonné si on lui annonçait un jour que leur ADN était tressé de fils d’or.

_ Tu tombes bien, ma fille ! cria Dennis Brown de la cuisine, il restait du gombo après la service d’hier soir.

Léto esquissa un sourire, et se sentit saliver à l’idée du ragoût qui arrivait. Elle put deviner à l’odeur de viande fumée émanant de la cuisine que son père était en train d’y ajouter son supplément magique. Elle avait toujours adoré le gombo de son père. Heureux et touché que sa cuisine soit aussi appréciée de sa fille unique, Dennis avait fait une légère entorse à la recette, et, en plus des gambas fraîches et des saucisses, il y ajoutait au dernier moment deux grosses tranches de lard fumé. Il avait beau servir des centaines d’habitués férus de cuisine cajun tous les jours, Dennis n’était vraiment heureux que quand son épouse et sa fille se régalaient autour de ses plats mijotés.

_ Sweetheart ! Tu peux aller dans la salle à manger, it’s ready !

Léto bondit du canapé, se débarrassa de son gros manteau en fausse fourrure et traversa la grande arche cernée de moulures recouvertes de feuilles d’or séparant les deux pièces. Le couvert était déjà mis, et deux assiettes creuses d’un diamètre conséquent, une carafe d’eau et deux verres vides étaient posés sur la table. Son père arriva chargé d’une immense marmite bouillante, et la posa sur une planche en bois au centre. Ses yeux rirent à la vue de sa grande fille se mordre la lèvre de gourmandise comme la petite fille qu’elle avait été.

_ Attention, souffla Dennis, c’est très chaud.

Il plongea la louche dans le ragoût et en versa deux grosses dans l’assiette de Léto, puis dans la sienne. Il servit ensuite le riz blanc sur le côté, et s’assit à son tour.

_ Bon appétit, dear ! déclara-t-il dans son accent piquant.

Léto émit un petit rire et s’attaqua à son assiette. La première bouchée fut comme un tsunami de saveurs et de nostalgie. Elle ferma les yeux et mâcha lentement les aliments. Une larme roula sur sa joue, mais elle ne prit pas la peine de l’essuyer. Rien au monde ne valait ces moments. Rien n’était aussi beau qu’un gombo partagé avec son père. Les yeux du géniteur s'attendrirent. Il ne dit rien, et ils continuèrent à manger en silence. Dans un silence chargé d’amour et d’épices.