Orange et Cannelle
Dennis passait un grand coup de torchon sur la table de la salle à manger, pendant que sa fille s’activait dans la cuisine pour terminer la vaisselle. Il savait très bien pourquoi elle était là. Léto était du genre indépendante, elle détestait demander de l’aide ou avouer ses faiblesses. Si elle était revenue dans un endroit qu’elle avait tout fait pour quitter, cela ne devait être en rapport qu’avec Lui. Son coeur de père se serra à cette pensée, et il espérait seulement qu’il n'avait pas tenté de reprendre contact avec elle.
Toujours en silence, il mit la bouilloire sifflante sur le feu et prépara son mélange d’épices pour le thé. Léto sut tout de suite quoi faire : elle saisit deux oranges bien juteuses dans le garde-manger, et les coupa en deux. Elle pressa les premières moitiés des deux oranges, puis coupa en fines tranches les deux autres moitiés et les plaça en serpentine dans deux tasses en céramique bleue. Dennis esquissa un sourire.
_ Tu sais qu’il serait plus simple de presser la première orange et de trancher la deuxième entièrement ?
_ Je sais, papa, répondit Léto tout en se dirigeant vers le garde-manger pour saisir une racine de gingembre, tu me le dis depuis que je suis petite, mais toute la cérémonie en serait gâchée. Une moitié pour chacun.
Dennis se contenta de sourire, et observa sa fille éplucher le gingembre, le couper, puis le piler. Il versa alors le jus d’orange et le jus de gingembre dans les deux tasses, leur pulpe, puis les épices. Un sourire au lèvres, Léto versa lentement l’eau bouillante dans les deux tasses, et une effluves de cannelle, d’orange, de girofle et de gingembre lui chatouilla le nez.
Il s’assirent tous les deux, et Léto lui tendit sa tasse.
_ Tiens.
Dennis la saisit et apprécia un instant les senteurs de la boisson. Léto en fit de même. Il attendit qu’elle boive une petite gorgée pour l’interroger.
_ Dear, je crois que toi et moi savons que tu n’es pas venue ici juste pour un gombo. Et si je devais commenter la scène de tout à l’heure…
Léto fronça le nez de mécontentement. Elle avait pensé pouvoir s’en tirer avec un gombo et une tasse de thé. Malheureusement, son père était perspicace, et il lisait en elle comme dans un livre ouvert.
_ Je n’ai pas envie d’en parler, se contenta-t-elle de répondre.
_ Pourtant, ça t'a amené jusqu’ici. Tu fuis ta mère depuis des semaines, et tu prendrais le risque de la croiser juste pour manger un gombo ?
_ Tous les risques sont bons à prendre pour ton gombo, papa, répliqua Léto en lui décochant un clin d'œil malicieux.
_ Les flatteries n’ont aucun effet sur moi, dear, et tu le sais bien.
Léto poussa un long soupir et fixa sa tasse de thé. Elle avait l’impression d’avoir échangé les rôles. Et elle détestait ça.
_ Je le sais. J’ai rêvé de lui, avoua-t-elle. Un cauchemar horrible, comme ceux que j’avais l’habitude de faire, au début.
_ Tu as rêvé de Caleb ?
Léto le fusilla du regard. Elle détestait entendre son nom à voix haute. Caleb. Une éternité qu’elle n’avait pas prononcé ces deux syllabes.
_ Oui, chuchota-t-elle. Il me poignardait avec ses ongles, cette fois-ci.
Dennis garda le silence. Il pensait qu’elle allait mieux, que son déménagement serait un nouveau départ. Mais il avait dû surestimer le pouvoir de cette action. Il s’en voulu de l’avoir laissé quitter la maison. Elle aurait dû rester chez eux encore un peu.
_ Listen, Sweetheart. Vous avez été mariés pendant sept ans. C’est très long sept ans. Sept années pendant lesquelles tu as subi son comportement ignoble. Une année loin de lui ne suffit pas à effacer sept années de traumatisme.
Léto ne répondit pas. Elle avait la gorge nouée de mots qu'elle n’arrivait pas à dire. Si seulement elle avait écouté ses parents.
_ Parfois, je me dis que j’abuse, que je ne devrais pas mettre autant de temps à m’en remettre. Il n’a jamais levé la main sur moi ! Et j’ai tout dans la vie, un boulot que j’aime, mon propre appartement, ma…
_ Arrête, coupa Dennis. Les mots sont parfois aussi violents qu’un crochet en pleine face, et tu le sais, ça, Dear, tu es la mieux placée pour le savoir. Il t’as coupé les ailes, éloigné de ta famille. Il a réduit ta si belle âme en cendre. Reconstruire un cœur brisé prend du temps. Tu le sais.
_ Oui, je le sais. Mais c’est si douloureux, et c’est si long…
Léto n’essaya plus de retenir ses larmes et les laissa couler. Un fin filet d’abord, puis un torrent inonda ses joues. Son père lui tendit son mouchoir en soie rose et elle l’accepta avec gratitude.
_ Je crois en toi, Dear, dit Dennis en caressant doucement la joue de sa fille avec son pouce. Tu es l’étoile la plus brillante que je connaisse, et crois-moi, la compétition est rude dans cette famille.
Léto lâcha un petit rire en pensant à Tante Esméralda et à sa garde robe fluo.
_ S’il-te-plaît, ne dis pas à maman que je suis venue. Je ne veux pas qu’elle me pose trop de questions, ou qu’elle devienne paranoïaque.
_ On parle de ta mère, répondit Dennis avec un sourire malicieux, tu sais bien que je ne peux rien lui cacher. Elle saura que tu étais là à la minute où elle entrera dans la pièce. Elle peut reconnaître l’odeur d’un gombo à des kilomètres à la ronde. Rappelles toi que tu tiens aussi d’elle.
Léto rit doucement et se leva pour prendre son père dans ses bras. Il sentait l’orange et la cannelle.
_ D’accord papa, tu peux lui dire.
Dennis resserra son étreinte, et ils restèrent comme cela un instant. Il finit par lâcher :
_ Ah, et j’espère que tu n’as pas oublié le poème que je me tue à t’enseigner depuis que tu es petite. Vu la manière dont tu t’es acharné sur ton volant, je crois que tu en as encore besoin.
Léto s’esclaffa et lui répondit, une nouvelle étincelle dans les yeux :
_ Je me le récite tous les jours.
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