Home, sweet home.
Il était presque six heures du soir quand Léto claqua la porte de son appartement. Elle poussa un soupir de lassitude à l'idée d'être une nouvelle fois plongée dans une solitude anxiogène. La jeune femme avait finalement dû quitter la demeure familiale pour ne pas risquer de croiser sa génitrice et subir un interrogatoire poussé. La dernière chose qu'elle voulait, c'était d'inquiéter sa mère. C'était pour cette raison d'ailleurs, qu'elle avait fait le choix de s'installer seule. Ses remarques incéssantes sur ses choix de vie et ses moindres faits et gestes trahissaient une profonde angoisse maternelle.
Non, il était hors de question qu'elle reste toute seule dans son appartement ce soir. Elle fut soudain prise par l'envie de sortir. Léto jeta rapidement un coup d'oeil à son téléphone : 19h16. Le Soul & Groove était ouvert.
Le Soul & Groove était un bar-restaurant qui passait de la musique jazz, soul et disco-funk de sept heure du soir à deux heures du matin. Son père l'y avait emmené pour la première fois fêter son dixième anniversaire. Léto avait eu le droit à une double ration de frites au cheddar en plus de son burger dégoulinant de sauce au poivre. Le serveur avait insisté pour prendre une photo de famille. Léto, son père, et sa mère souriant de toutes leurs dents avaient crié Cheese ! tellement fort que tout les clients s'étaient retourné dans un même geste surpris.
Il était presque vingt heure quand la jeune femme franchit la porte du restaurant. Elle entendit le tintement si familier du carillon lui souhaitant joyeusement la Bienvenue. Elle ne put s'empêcher d'esquisser un sourire quand l'odeur si familière de friture et de viande grillée chatouilla ses narines. Quinze années s'étaient écoulées depuis sa première visite en famille, mais ni la décoration, ni l'ambiance si chaleureuse n'avaient changé. Les murs étaient toujours peints d'un marron chocolat réconfortant, et recouverts de vinyles et de portraits d'artistes. Billie Holiday, coiffée de fleurs blanches illuminant sa couronne de tresses, le menton dans les mains, l'accueillit comme à son habitude de son sourire bienveillant. Les notes sourdes d'une basse engagée dans un solo suave résonnaient dans ce lieu que Léto considérait comme sacré.
La jeune femme posa un regard bref sur l'intégralité de la salle, puis choisit finalement de s'assoir au bar. Ses lèvres s'étirèrent en un large sourire quand elle reconnut son barman favori.
_ Jimmy ! Tu es de service ce soir !
Les lunettes rondes du barman se soulevèrent tandis qu'il fronçait du nez, dans une moue faussement indignée.
_ Qui êtes-vous, madame ? Il me semble ne jamais vous avoir vue ici.
Léto se retint de rire, joignit les mains en signe de pénitence, et prit une voix plaintive :
_ Mes plates excuses mon cher James. Je n'ai pas eu l'occasion de vous rendre visite ces trois dernières semaines. J'était follement occupée...
Léto maintint ses mains jointes encore quelques secondes de plus, dans l'espoir de rendre son jeu d'acteur un peu plus dramatique encore. Elle savait que Jimmy ne parvenait jamais à se retenir de rire très longtemps. Et enfet, un sourire se dessinait timidement sur la commisure de ses lèvres.
_ Bien, tu es pardonnées. Mais ne me fais plus jamais ça ! Tu ne sais pas combien de pauvres mecs complètement torchés j'ai dû raccompagner et foutre dans un taxi pendant ton absence. C'est presque mission impossible sans tes talent de manipulatrice...
_ Je suis psychotérapeute Jimmy, pas manipulatrice. Et je suis sûr que tu dramatises, répondu la jeune femme dans un rire.
_ Mais c'est notre truc, ça ! Tu les amadoue avec tes techniques de mentalisme et de psychologie inversée, et moi je referme la porte à clé derrière eux ! Ca me prenais une demi-heure de plus chaque soir. Et les fermetures... Qu'est-ce que je me suis ennuyé à MOURIR pendant les fermetures...
Jimmy se retourna, saisit un verre, un couteau et deux citrons verts, puis commença à les trancher tout en se lamentant sur son sort de serveur sous-payé juste parce qu'il est le fils du patron. Léto l'écoutait patiemment tout en riant doucement. La peau ambrée de son barman préféré reflétait subtilement la lumière mordorée des vieux néons encastrés dans le plafond. Ses gestes étaient assurés, mais doux, et témoignaient de sa longue expérience et de toute l'affection qu'il mettait dans la réalisation de son cocktail. Une fois terminé, Jimmy lui tendit son verre dans un sourire fier.
_ Tiens ! Ton caïpirihna avec double dose de sucre.
_ Tu as toute ma reconnaissance.
Son barman préféré lui lança un dernier sourire avant de s'éloigner pour servir les nouveaux arrivés. Léto sirota longuement le liquide acide et sucré et poussa un léger soupir de satisfaction. La voix de Gaidaa provenant des enceintes enveloppait la pièce d'une douceur et d'une langueur toute familière.
Feel like I stopped running away
Once I recognised my own face
In too deep
We're stuck in this maze
Still I don't know what to do oh
Léto laissa vagabonder ses pensées. Elles errèrent entre les souvenirs récents, et ceux plus anciens. Elles se voyait encore toute jeune, s'aggripant au jean délavé de sa mère pendant qu'elle révisait avec acharnement avant ses cours du soir. Elle pouvait se rappeler avec précision la forte odeur de beurre de karité qui se dégageait d'elle, et la longue cicatrice barrant sa cheville. Ces souvenirs flânaient pour ne former qu'un tourbillon d'odeur et de couleur.
Elle fut tirée de ses pensées par le tintement du carillon. Son sang se glaça quand elle reconnut la silhouette massive et athléltique qui tentaient de se frayer un chemin entre les tables et les serveurs. Lui. Léto jeta un coup d'oeil effrayé à Jimmy. Il suivit son regard et se figea à son tour quand il l'aperçut. Il lui fit signe nerveusement de le rejoindre derrière le bar. Léto se leva bruquement et courut le rejoindre.
_ Baisse-toi, vite ! Il se dirige vers nous.
Léto obéit et s'accroupit. Son coeur résonnait dans ses tempes. Qu'est-ce qu'il faisait là ? Est-ce qu'il l'avait retrouvée ? Non, impossible, il n'avait pas le droit de l'approcher. Il ne se serait jamais mis en danger. Pourquoi était-il venu alors ? Il n'était pas un habitué. Elle ne l'avait jamais croisé ici depuis leur séparation. Alors qu'est-ce qu'il pouvait bien foutre ici ? Chez elle.
_ Merde, merde, merde. Il va s'assoir au bar. Ne bouge surtout pas ! chuchota Jimmy.
Quelques secondes plus tard, elle l'entendi s'assoir lourdement sur une chaise.
_ Hey Jimmy, ça fait un bail ! Qu'est-ce que tu racontes de beau ?
Le timbre légèrement rauque de sa voix provoqua en Léto une série de frissons qu'elle eu une grande peine à réprimer. Cette même voix qui l'avait réduite au silence. Cette même voix qui l'avait réduite à l'esclavage. A l'annihilation. Elle tenta une nouvelle fois de se retenir de frissonner quand la sensation des dix lames plantées dans ses côtes lui revint de plein fouet.
_ Qu'est-ce que tu fais là Caleb ? T'es pas censé venir ici. Tu le sais très bien.
Léto perçut dans la voix de son ami une colère sourde qu'il tentait tant bien que mal de contrôler.
_ Je ne vois pas ce que je fais de mal, répondit la voix avec une douceur effrayante. Je suis simplement venu pour tes cocktails. Tu fais les meilleurs de la ville.
_ T'as pas le droit de venir ici. Dégage.
_ Doucement, doucement. Ce n'est pas son bar. J'ai le droit de venir, je ne suis pas venu avec de mauvaises intentions. J'attends quelqu'un d'ailleurs. Je me suis dis qu'on pouvait discuter le temps qu'elle arrive ?
Il s'amuse. Il est venu pour s'amuser. La terreur tordant les entrailles de la jeune femme se transforma alors en rage. Il n'avait pas changé. Trois ans s'étaient écoulés, et il n'avait pas du tout changé. Il était toujours empreint d'un sadisme et d'une perversité effrayante.
_ Je te laisse le choix, connard, cracha Jimmy entre ses dents. Soit tu lèves toi même ton petit cul crasseux et tu dégages, soit j'apelle mon père et il se fera un plaisir de te fouttre dehors lui-même. Je te conseil la première option, elle est moins douloureuse.
Un bref silence flotta, et Léto devinait qu'Il passait en revu toutes les options. Il choisit finalement la moins risquée.
_ Très bien, très bien. Je vois que tu n'es pas de bonne humeur ce soir, je repasserai à un autre moment.
Ce n'était pas surprenant. Il était un lâche. Il savait quand mettre de côté ses désirs pervers et manipulateur pour ne pas risquer sa peau. C'était ce défaut qui le rendait encore plus détéstable. Encore plus dangereux. Non, il n'avait pas du tout changé.
_ Passe le bonjour à Léty de ma part !
Léto frissonna à l'entente de son surnom, et réprima le réflexe nauséeux que provoquait sa voix en elle.
Un beau connard, voilà ce qu'il était.
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