Deux oranges sur le carrelage
Les bras chargés d’immense sacs de courses, Léto se dirigeait tant bien que mal vers l’entrée de son immeuble à la façade morose.
La première visite de son appartement avait été mouvementée. La jeune femme avait grimaçé devant la peinture rose défraîchie et craquelée de la (très) vieille façade de l’immeuble, et s’était faite violence pour lui donner sa chance. Mais sa volonté avait diminué de moitié quand elle eut compris qu’en plus d’être doté de la façade la plus laide du quartier, cet immeuble tenant miraculeusement encore debout n’était pas doté d’ascenseur. La perspective de monter ses courses à pied sur six étages avait fini de la décourager. Sa répulsion presque viscérale pour toute forme d’activité physique lui hurlait de fuir immédiatement cette visite. Ce ne fut qu’une trentaine de marches plus tard que la jeune femme fut reconnaissante d’avoir perdue toute cette eau dans l’ascension de cet Everest délabré. La lumière aveuglante provenant de l’appartement et illuminant le couloir sombre et étroit dans lequel elle était lui fit tout oublier. Cet écrin lumineux valait bien quelques marches à gravir. Sans oublier l’urgence de sa situation.
Léto s’apprêtait à faire une longue pause avant son activité physique hebdomadaire, quand un visage familier assis dans le hall de l’immeuble retint son attention.
_ Imany ? Qu’est-ce que tu fais là ?
La jeune fille leva brusquement la tête de l’écran de son portable. Elle n’avait plus ses longues tresses, et ses cheveux étaient coiffés en un afro aux reflets roux. Léto la contourna et déposa ses deux énormes cabas débordants sur les premières marches des escaliers. Deux oranges tombèrent d’un des sacs et glissèrent sur le sol carrelé.
_ Bonjour Mme Samba-Brown.
_ Bonjour, j’ai failli ne pas te reconnaître. Qu’est-ce que tu fais là ?
Imany semblait d’abord hésiter à répondre. Elle n’osa pas regarder Léto dans les yeux, et se contenta de murmurer rapidement :
_ J’ai besoin d’aide.
Surprise, Léto regarda un instant la jeune fille, puis saisit un sac de course.
_ Bon, monte avec moi. Mais rends-toi utile, tu veux ? On a six étages à monter.
Imany obtempéra immédiatement, soulagée de ne pas s’être faite jeter. Elle ramassa les deux oranges qui avaient glissé, les fourra dans le deuxième sac qu’elle saisit et se dépêcha de rejoindre sa thérapeute qui était presque déjà arrivée au premier étage.
Diverses questions brûlaient les lèvres de Léto, mais elle se pinça les lèvres pour les contenir jusqu’à ce qu’elles arrivent à l’appartement. Une chose l’inquiétait quand même. Qu’est-ce que Mme Duboy ferait si jamais elle apprenait que sa fille mineure était venue pour une consultation sans son autorisation ? Léto ne voulait pas avoir de soucis, et surtout pas avec cette femme.
Une fois qu’elle furent enfin arrivées à l’appartement, Léto rangea ses courses avec hâtes, et se mis à préparer le service à thé et l’eau bouillante. Imany déambulait dans la jungle parfumée de terre et d’encens, zigzagant et se baissant entre les plantes et leurs feuilles. Elle s’arrêta devant l’immense collection de vinyles rangés dans un meuble en bois dont les portes avaient été dévissées. On pouvait encore distinguer dans les coups et les égratignures marquant le bois tout l’acharnement et la force qui avaient été nécessaires. Lauryn Hill, Chaka Khan, James Brown, Erykah Badu, Bob Marley, Ray Charles… Sa collection semblait inépuisable.
_ Vous n’avez que des chanteurs noirs.
Léto jeta un coup d’oeil au-dessus de son épaule, et sourit quand elle distingua les doigts fin et peints en mauve effleurer et parcourir les vinyles.
_ Oui, c’est ma collection de chanteurs afro-américains. Elle m’est particulièrement chère.
_ Pourquoi seulement que des chanteurs noirs ? Et américains ?
Léto perçu un léger soupçon d’admiration dans la voix d’Imany. Où alors était-ce de l’émerveillement ? Elle ne sut trancher. La jeune femme disposa les deux tasses fumantes sur la grande table ronde en bois avant de répondre.
_ J’ai hérité cette collection de mon père. Il est originaire de l'État de Louisiane, aux Etats-Unis. Il adore la musique afro-américaine, et il m’a transmit cet amour.
_ Ah, d’accord, se contenta simplement de répondre Imany, satisfaite d’avoir sû tirer quelques informations suplémentaires sur cette étrange femme.
_ L’eau est prête, je te laisse choisir le thé.
Léto tendit la boîte en bois sculptée à Imany, qui fut surprise par l’odeur végétale qui s’en émanait. Elle observa les boîtes de thé plus longtemps qu’elle ne l’avait fait la première fois, et Léto ne put s’empêcher de sourire de plaisir face à cet intérêt nouveau. Imany ne pointa toutefois pas une boîte du doigt, et dit finalement :
_ Choisissez pour moi.
Surprise, Léto arqua un sourcil. C’était bien la dernière chose à laquelle elle s’attendait.
Elle étudia soigneusement la jeune fille. Ses sourcils épais étaient légèrement froncés. Sans doute en raison du fin rayon de soleil qui jouait avec ses yeux. Ses traits étaient empreints d’une certaine sérénité. Rien ne trahissait un quelconque malaise ou inquiétude. A quoi pouvait-elle bien penser ? Elle était venue de son plein gré, exprimant clairement son besoin d’être aidée. Pourtant, elle refusait de se plier aux règles du jeu. Elle les retournait même contre celle qui les avait étiquetées.
C’était cette sérénité falsifiée par le talent déconcertant d’Imany pour la dissimulation de ses véritables émotions qui avait induit Léto en erreur. Pour la première fois, Léto se rendit compte que la jeune fille devait être effrayée.
_ Très bien, attend-moi ici.
Et Léto disparut dans la cathédrale de feuilles.
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