Une leçon
Léto grimpait comme une fusée l’escalier de son immeuble. Elle s’était réveillée trop tard, beaucoup trop tard. Dans les bras de Jimmy, et portant son t-shirt lapin crétin préféré de surcroît. Ils s’étaient tous les deux endormis en discutant, terrassés par la fatigue et les émotions. Le soleil levé, embarrassés, confus, et ne sachant pas trop quoi dire, ils s’étaient vite séparés en se souhaitant une bonne journée. Léto ne savait pas quelle conclusion en tirer pour leur relation. Elle ne dormait pas avec ses amis, et Jimmy non plus d’ailleurs. D’un autre côté… elle ne voulait pas savoir. Leur relation lui convenait parfaitement. Pour l’instant.
Dix heures moins le quart. Et elle avait rendez-vous avec Imany dans un quart d’heure. Elle avait intérêt à se magner si elle ne voulait pas l’accueillir avec une jungle de liane sur la tête et une odeur plus que douteuse émanant de son orifice buccal.
Quand le tintement féérique de la sonnette retentit, Léto recrachait encore de l’eau mentholée. Elle essuya ses lèvres du revers de sa manche et se dirigea rapidement vers la porte d’entrée. La jeune femme inspira profondément pour reprendre son souffle, et ouvrit la porte, son plus beau sourire aux lèvres.
_ Bonjour, Madame Samba-Brown.
Le sourire de Léto s'évapora quand elle reconnut la voix tranchante qui avait prononcé son nom.
_ Mme Duboy, répondit la jeune femme dans un souffle.
Léto ouvrit tout à fait la porte et aperçut Imany aux côtés de sa gardienne. La jeune fille avait dans son regard une sorte de compassion mêlée à du regret. Elle était désolée. La jeune thérapeute se retint de jeter un coup d'œil mordant à sa jeune patiente. Elle aurait pu la prévenir du guet-apens. D’un autre côté… Mme Duboy semblait bien du genre à se délecter de l’effet de surprise dégoûté qu’elle causait chez ses ennemis jurés en s’invitant chez eux. Si cette hypothèse se vérifiait, Imany n’aurait été au courant des plans machiavéliques de sa mère qu’au moment où elle avait posé un pied dans la rue. Elles étaient toutes les deux prises au piège. Prêtes à se faire dévorer par cette créature impatiente d'asseoir sa domination. Léto décida de ravaler son immaturité et rendit à Imany son regard compatissant. Elles allaient devoir faire équipe si elles voulaient sortir vivantes de ce cabinet.
_ J’assisterai à la séance d’aujourd’hui, dit Mme Duboy, un sourire satisfait peint sur ses lèvres. Je suppose que vous n’y voyez pas d'inconvénient ?
_ Vous supposez bien, répondit Léto avec le même sarcasme. Entrez, je vous prie.
Léto se retourna pour leur montrer le chemin, et Mme Duboy lui emboîta résolument le pas, tirant par le poignet une Imany plus que blasée. La maman ours regardait avec surprise les cascades de verdure qui semblaient envahir les pièces. Tout ce vert lui donnait l’impression de s’être perdue dans une jungle reculée. Étonnement, elle ne trouvait pas cela déplaisant. Cela lui procurait même une sensation agréable.
Léto surveillait du coin de l'œil la mère de sa patiente. Elle était dépitée : elle avait accueilli chez elle une source de mauvaises ondes dont elle aurait du mal à se débarrasser. ELa thérapeute allait devoir réunir toutes ses forces pour se rendre imperméable et ne pas absorber la mauvaise humeur chronique de cette bonne femme. Il était même étonnant que les plantes ne pourrissent pas sur son passage.
Ne juge pas les autres avant de les connaître réellement, dear.
Les paroles sages de son père résonnèrent en elle. Il avait raison, comme toujours. Elle ne pourrait pas faire correctement son travail si elle jugeait Mme Duboy. Il fallait qu’elle mette son orgueil et son ressentiment de côté. Pour Imany.
Léto fit asseoir la mère et la fille avant de leur présenter le coffre contenant les boîtes de thé.
_ Comme Imany le sait bien à présent, le déroulement de la séance est le suivant : vous choisissez la saveur de thé qui vous fait envie, et nous discuterons autour d’une tasse. Je vous laisse choisir, je vais faire bouillir de l'eau.
_ Auriez-vous du café ?
Léto regarda un instant Mme Duboy, perplexe. Evidemment qu’elle allait lui demander du café. Tout en cette femme était amer, jusqu’à la boisson qu’elle buvait. Du café ? Est-ce qu’elle avait vraiment l’air d’une personne qui aimait boire du café ? Cette requête irrita la jeune femme au plus haut point. Elle agrippa le coffre et inspira longuement. Il fallait qu’elle garde son calme. Il fallait qu’elle reste crédible.
_ Je regrette, mais je ne bois pas de café, répondit-elle. Je peux vous conseiller le thé Hojicha. Son goût ressemble à celui du café, et ne vous importunera pas avec des effets secondaires.
Mme Duboy ne dissimula pas sa déception, mais acquiesça quand même. Il fallait qu’elle se prête au jeu si elle voulait que sa fille aille mieux. Et cela même si elle devait se forcer à avaler une tasse de liquide insipide.
La mère sentit une légère pression dans sa main. Elle se tourna vers Imany qui lui lançait un regard scandalisé. Mme Duboy fronça les sourcils. Quel adulte sain d’esprit n’avait pas de café chez soi ?. Il n’y avait pas de quoi en faire tout un plat. C’était juste du café. Pourquoi Imany était si inquiète à propos du déroulé de cette séance ?
La thérapeute interrompit cette discussion muette en revenant de la cuisine avec un plateau chargé du service à thé. Mme Duboy observa en silence la thérapeute verser l’eau bouillante dans leur tasse. Le liquide de la sienne prit une magnifique teinte de bronze, et des arômes boisé et grillé émanèrent en volutes de vapeur de sa tasse. L'invitée la saisit et la porta à ses lèvres. Léto s'apprêtait à l’avertir sur la température élevée de l’eau, mais elle en avait déjà avalé la moitié. La Hippie n’avait pas tort. Ce thé n’était pas si mal après tout.
Cette femme était donc réellement insensible, pensa Léto en elle-même. Son regard dévia sur Imany, et son cœur se serra quand elle vit la jeune fille les yeux plongés dans sa tasse. Son malaise était palpable, et elle ne pourrait rien entreprendre si sa jeune patiente ne se sentait pas en sécurité. La situation était délicate. Ce n’était pas comme si elle pouvait chasser Mme Duboy et ses mauvaises ondes loin de son cabinet.
Ne juge pas les autres avant de les connaître réellement, dear.
Léto se mordit la lèvre. Elle ne pouvait pas s’en empêcher. Elle détestait cette femme. Elle était bien consciente que son inimitié pour Mme Duboy l’empêcherait de comprendre les dynamiques qui animaient sa relation avec sa fille. Mais c’était plus fort qu’elle, cette femme faisait boullir de rage chaque cellule de son corps.
_ Imany m’a parlé de votre précédente séance, entama Mme Duboy en reposant sa tasse. Elle m’a dit qu’elle s’était bien passée, et elle a même insisté pour revenir. Au début j’étais en colère, car elle ne m’avait pas prévenu qu’elle allait vous rendre visite. Mais devant son insistance… J’ai voulu y assister moi-même, afin de l’aider au mieux.
Léto ne savait pas quoi répondre. Elle avait du mal à croire que Mme Duboy n’était venue que pour soutenir sa fille. Il y avait forcément quelque chose derrière. Sûrement le besoin désespéré de tout contrôler dans les moindres détails.
Ne juge pas les autres avant de les connaître réellement, dear.
_ Pour être honnête avec vous, poursuivi Mme Duboy, je reconnais que je vous ai mal jugée. Je tiens à m’excuser pour les propos inacceptables que j’ai tenus le jour où je vous ai appelée. J’étais très en colère, car j’ai cru que vous aviez négligé le cas de ma fille.
Léto n’en croyait pas ses oreilles. Un sentiment de honte soudain la saisit et elle baissa les yeux. Elle n’osait plus regarder cette femme. Elle venait de lui renvoyer son manque de professionnalisme et ses propres écueils de pensée en pleine figure.
Imany était tout autant surprise. Elle n’eut jamais cru possible que sa mère s’excuse un jour. Elle était toujours si sûr d’elle-même, croyant tout savoir et tout comprendre, même ce qu’elle ne connaissait pas.
Mme Duboy ne sut interpréter le silence de la thérapeute. Le temps semblait s’être arrêté. Sa fille, toujours silencieuse, l’encouragea d’un regard à poursuivre.
_ Imany m’a parlé de sa dernière séance avec vous. Enfin… J’ai insisté pour qu’elle m’en parle, se corrigea Mme Duboy en regardant sa fille du coin de l'œil. Je n’en connais pas les détails, mais je peux vous assurer que je ne l’avais jamais vu aussi apaisée depuis longtemps… Cela m'a poussé à réfléchir et… À vous demander en personne de poursuivre votre travail avec elle.
Imany leva brusquement les yeux vers sa mère. Il y avait dans son regard une expression étrange qu’elle ne sut pas déchiffrer. Était-ce de l’humilité ? Ou une confiance absolue ? Elle n’en était pas certaine, mais cela lui importait peu. Pour la première fois de sa vie, sa mère avait mis son orgueil de côté pour prendre son parti. Sa mère l’avait enfin vue. Elle ne l’avait pas ignorée, ni reléguée au plan de simple poupée de chiffon. Des perles de joie roulèrent discrètement sur ses joues rebondies. Elles furent pour la thérapeute le témoin que quelque chose de magique venait de se dérouler sous ses yeux. Imany reprenait espoir.
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