Chapitre II

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« Jadis d’innombrables races peuplaient la Terre. Il serait naïf de les imaginer toujours en paix, il serait cynique de les imaginer toujours en guerre. Le grand malheur survint lors du premier assombrissement. Lorsque le Soleil perdit de sa vigueur et que les monstres se répandirent sur le monde, l’humanité elle-même fut menacée. Les trahisons et la duplicité régnaient en maître et, alors que la survie primait sur tout et que la morale avait déserté les cœurs, chacun s’en retourna à sa race pensant y trouver si ce n’est la sécurité au moins la plus élémentaires des solidarités. Trois d’entre elles s’allièrent et survécurent cachées dans la pauvreté et la peur. Trois autres trouvèrent leur salut dans la conquête et la rapine et devinrent le fléau des autres hommes. Si ce temps avait duré davantage il n’en serait resté qu’une d’entre elles. Enfin les trois dernières furent les survivantes de la grande coalition qui décida de lutter contre les démons qui peuplaient le monde et qui mit fin à ce fléau.

Oh vous qui lisez ceci ne jugez pas vos aïeux car vous leur devez la vie. Honorez-les qu’importe leurs actes et rendez leur grâce d’avoir été sages, forts ou dévoués. »

Chroniques des ancêtres.

Sur la pointe de la péninsule de Fornan, articulée autour d’un port naturel, l’un des plus grands du monde, se situe la cité d’Angefeu. Sur ses docks marchandises et navires s’amassent sans cesse surplombés par l’immense brasero dont jamais la flame ne doit se consumer. Il était en effet admis que cette dernière avait été donné par un ange, d’où le nom de la ville, et que les bénédictions du ciel cesseraient si jamais ce brasier venait à s’éteindre.

Ce feu avait également une autre utilité. Le fonctionnement de cette cité était en effet des plus atypiques selon les critères du monde qui l’entourait. Deux conseils régnaient sur la ville. La Demienne, élue par l’ensemble des citoyens, et la Penienne, formée de toute personne ayant participé au don annuel, chacun recevant un pouvoir proportionnel à son argent investi par rapport au total. Ce mélange de démocratie et de ploutocratie, propice à toutes les corruptions, tenait debout, du moins selon ses défenseurs, par le jugement céleste qui exigeait que chaque désastre, que ce soit une épidémie, une famine, une défaite militaire ou quoi que ce soit d’autre, soit payée de la vie du dirigeant de chacune des assemblées. Telle était l’unique solution pour retrouver les grâces divines. Ainsi, quand bien même le mensonge et la trahison pouvait les aider à se hisser aux plus hauts postes et à s’y maintenir, il était nécessaire que les puissants aient un tant soit peu à cœur l’intérêt générale sans quoi ils iraient nourrir le plus ardents des feux. Ce mélange de pragmatisme politique et de religion seyait parfaitement à cette ville, temple de la débauche et de la corruption pour certains, modèle suprême d’efficacité pour d’autres.

Toujours est-il que cette cité état était parvenu à survivre dans ce monde, non seulement grâce à ces murs mais également grâce à la place centrale qu’elle jouait dans le commerce maritime. Ses navires arpentaient le monde remplis de richesses et quiconque aurait songé à agresser la ville marchande, se serait aussitôt vu attaqué par les autres nations de façon peut-être même encore plus farouche que s’il s’en été pris directement à eux. Du moins tel était le discours des commerçants de la ville car la plupart des gens ignoraient le généreux tribu qu’Angefeu payait au royaume voisin pour continuer à exister. Ce dernier s’en trouvait enrichi et tant que les intérêts de leur vassale ne divergeaient pas trop des leurs son existence était tolérée. D’autant plus tolérée que le royaume d’Ingolia construit autour de l’éternelle alliance entre les Babikaras, race de petits hommes à la pilosité bien plus étendue que la moyenne et au dos fort large, et les Fitales, sans oreilles ni nez mais pourvus de griffes à la place des ongles, aurait difficilement supporté l’intégration de toutes les races représentées dans la cité état. Cet enclos à étranger n’avait donc pas grand-chose pour leur déplaire et depuis la malheureuse tentative du roi Morak II il y a plus d’un siècle nul n’avait jamais plus essayé de reconquérir ce généreux voisin.

Au sein des murs d’Angefeu il était en effet difficile de dire quelle race dominait ou était la plus représentée bien qu’il fût aisé de dire lesquelles ne l’étaient pas. Babikaras, Ganashs et Akshus étaient les plus nombreux et les plus puissants mais pas une ethnie ne manquait à l’appel dans ce qui était probablement la ville la plus cosmopolite de cette terre. Il se disait que si la foi effaçait le racisme dans l’Empire, c’était l’argent qui s’en chargeait au sein de ses murs de la cité éternelle. Il était vrai qu’un riche avait davantage de point commun et d’accointance avec un homme d’une autre race mais au train de vie comparable que pour un de ses semblables sans le sou. Les quartiers étaient ainsi davantage segmentés entre classes sociales qu’entre race et aux toits d’opales et de malachite des plus éminent membres de la Penienne répondait le délabrement des habitations de ceux qui n’étaient représentés nulle part.

L’on pourrait continuer à parler des heures durant de toutes les subtilités de cette ville mais là encore il faut bien s’arrêter afin de se concentrer sur ce qu’il se passait d’intéressant en ce jour. Pour un œil habitué aux affaires d’ici cette scène était on ne plus commune : un Salpe à la fine barbe grisée et dotée d’une canne, plus d’apparat que réellement nécessaire, du nom de Fissa était en train d’acheter à l’un de ses fournisseurs Yntaï quantité de porcelaines. Fissa était à la fois excité et inquiet. Cette commande était pour le roi Armand V d’Amadre et il avait dû beaucoup s’endetter afin de pouvoir louer suffisamment de navires en vue d’effectuer le transport de tout ce qui était exigé. Six nefs des plus rapide en l’occurrence, la paye étant corrélée au délai de livraison, plus une septième par sécurité seraient du voyage, et quel voyage ! Sa guilde comptait sur lui car de son efficacité dépendait sa renommée. Jusqu’ici de taille moyenne, sa coterie n’avait jamais reçu pareil contrat et sa réussite dans la négociation avec les émissaires du roi avait surpris bien des gens. Aucun ne doutait que la corruption avait joué un grand rôle ; en même temps un contrat n’avait-il jamais été signé sans pot-de-vin ? Chacun se demandait donc comment cette modeste entreprise avait réussi à convaincre des notables, qui étaient également en discussion avec les plus grands marchands de la cité, donc du monde, de les choisir eux. Fissa lui savait qu’au contraire c’était parce qu’ils n’avaient pas les moyens de soudoyer qu’ils avaient été préférés. Leurs interlocuteurs avaient apprécié leur franchise et leur déontologie, bien que cette dernière soit davantage le fait d’une incapacité à soudoyer que d’une sincère honnêteté.

Toujours est-il que le contrat leur avait échu et que c’était lui qui était responsable de la livraison en temps et en heure de la marchandise. Il devait cela à son ancienneté au sein de la guilde plus qu’à ses compétences qui étaient correctes sans être exceptionnelles. Au moins en était-il conscient. Il prit donc un soin tout particulier à la planification de cette entreprise car il savait que ses facultés ne lui permettraient que difficilement de rattraper un imprévu. Pour cela il avait payé de sa poche, emprunté et même laissé sa demeure en caution. Si tout se passait bien, ni sa femme ni ses enfants ne l’apprendraient jamais. L’argent devait pallier son absence de génie et aucune précaution n’était trop grande. Navire supplémentaire, équipages de qualité, informations météorologiques grâce aux mages, rien n’avait été oublié. Pourtant, malgré le coût exorbitant de tout ceci, il savait que son armada rentrerait remplie d’or s’il accomplissait sa mission et que cela couvrirait largement ses frais. « La richesse ou la ruine » se disait-il en signant l’achat des trois-mille tonneaux de porcelaine. Il s’en alla ensuite, pour la première fois de sa vie, voir une diseuse de bonne aventure. Pour des raisons commerciales ce travail était généralement effectué par des femmes car, allez savoir pourquoi, les hommes avaient moins de succès dans ce domaine.

Il se rendit dans une petite maison tenue par une Ganashe ridée, aux cheveux noirs et passablement myope. Ce tableau conforme à tout ce qu’il s’imaginait le réconforta dans l’idée qu’il avait frappé à la bonne porte. Il lui tendit les derniers talents qu’il possédait afin de savoir avant l’heure ce que lui réserverait son entreprise. La dame écouta patiemment ses dires puis tendit ses mains vers la pierre de vie qui était face à elle. Cette dernière s’illumina légèrement et aussitôt la voyante révéla sa destinée au marchand :

« Je vois bien des difficultés, bien des épreuves sur votre trajet. Vous reviendrez couvert de richesses et pourtant ce sera là le moindre des trésors avec lequel vous rentrerez. La souffrance engendrera la joie et de la sueur de votre front et du sang de vos veines jaillira votre prospérité à venir qui ne sera pas faite que d’argent et d’or. »

A ces derniers mots la pierre cessa de luire et la voyante se tut sans rien laisser apparaître des émotions qu’elle avait pu ressentir à la suite de pareil discours. Les révélations avaient été brèves et Fissa ne savait pas trop comment réagir non plus. Il repartit néanmoins satisfait car du peu qu’il avait saisi son bonheur se situait au bout du chemin. S’il avait été un peu plus instruit sur le sujet il aurait su que ces roches ésotériques sont capables de bien des prouesses entre des mains aguerries mais jamais de prévoir l’avenir. Elles ne peuvent produire que le possible or, la révélation du futur ne pouvant manquer d’avoir un impact sur ce dernier, le prédire à coup sûr est impossible et donc hors de portée de toute magie. Peut-être que de la liberté des âmes naît l’incertitude de l’avenir. Au contraire, peut-être que le destin est écrit mais, dans ce cas, il ne peut en aucun cas être révélé sous peine de s’avérer faux. Quoi qu’il en soit cette dame avait gagné quelques talents sans trop d’effort et si elle avait usé de sa pierre de vie c’était uniquement pour la faire briller afin d’impressionner le profane.

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